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Full text of "Journal des jeunes personnes"

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DES 


JEUNES  PERSONNES. 

TOMK    XI. 


ANNEK  1843. 


parts, 


IMPRIMERIE  DE  F.  DUVERGER, 

niK  I>K  VEIlNKJ'If,,   ^  '    i. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.arcliive.org/details/journaldesjeunes111pari 


(2) 
R 


JOURNAL 

DES  JEUNES  PERSONNES. 


ÉGLISES  ET  CHATEAUX. 


I.  SAINT-GERMAIN. 


Ce  titre  est  bien  vaste  pour  le  recueil  où 
nous  le  plaçons^  mais  que  l'on  se  rassure; 
le  tableau  ser.i  proportionné  au  cadre.  Lais- 
sant aux  érudits  le  soin  de  tracer  avec  aus- 
térité l'histoire  des  innombrables  monu- 
ments consacrés  à  la  grandeur  divine  ou 
aux  grandeurs  humaines,  nous  n'avons  d'au- 
tre proji-t  qne  de  faire,  par  la  pensée,  quel- 
ques légères  et  rapides  excursions,  tantôt 
dans  les  rues  de  la  vieille  cité,  à  la  recher- 
che d'une  vénérable  église  ou  d'un  antique 
nionaslère,  tantôt  dans  la  campagne,  autour 
des  murailles  de  ce  qui  fut  jadis  un  redou- 
table château- fort,  ou  sous  les  ombrages  sé- 
culaires qui  entourent  un  palais  oii  les  rois 
eurent  jadis  leur  éblouissante  cour  Châteaux, 
églises,  combien  de  ces  édifices,  frappés  par 
le  contre-coup  des  modifications  fondamen- 
tales que  reçoit  la  sociéié  depuis  un  demi- 
siècle,  ont  disparu  sous  le  marteau,  ou  bien 
sous  le  masque  d'une  destination  nouvelle 
souvent  bien  opposée  à  leur  primitive  des- 
tination! C'est  celte  métempsycose,  néces- 
sairement étrange,  subie  par  de  saintes  ou 
nobles  demeures,  qui  sera  notre  pensée  do- 
minante dans  le  cours  des  promenades  aux- 
quelles nous  invitons  nos  lectrices.  Pendant 
ces  brumeuses  soirées,  devant  un  foyer  pé- 
tillant, ne  leur  sera-t-il  pas  doux  de  nous 
suivre  par  l'imaginalion ,  de  passer  avec 
nous  du  présent  au  passé,  du  passé  au  pré- 
sent, recueillant  tous  les  souvenirs,  éveil- 
lant les  échos  de  toutes  les  ruines,  les  in- 

N.   t,—  t"  JANVIER   1843. —  Xr   AN>KB:. 


terrogeant  sur  les  faits,  sur  les  traditions 
historiques,  et  de  peindre  ainsi,  en  jfiuant, 
non  un  sévère  tableau  d'histoire,  mais  une 
esquisse  souple  et  variée,  un  simple  paysHge 
historique  ;  et  par  quel  plus  magnifique 
paysage  pourrions-nous  commencer  que  par 
Saint-Germain? 

Il  est  peu  de  noms  que  la  France  ait  vé- 
nérés aussi  profondément.  Cent  trente  villes, 
bourgs  ou  hameaux  qui  le  portent  sont  la 
preuve  incontestable  de  ce  fait,  et,  à  Paris, 
dès  les  premiers  siècles  de  la  chrétieulé,  le 
cours  de  la  Seine  était  mis  sous  la  protec- 
tiotî  de  deux  basiliques  qui  s'élevaient  sur 
l'une  et  l'autre  de  ses  rives  comme  deux 
pieuses  sentinelles,  toujours  prêles  à  rece- 
voir les  premiers  coups  des  Normands,  tou- 
jours prêtes  à  prier  pour  la  ville  :  ici,  la  re- 
ligieuse forteresse  de  Suint-Germain-de^- 
l'rés,  ce  Saint-Denis  des  premiers  Mérovin- 
giens; là,  Saint-Germain-l'Auxerrois,  tnice 
auguste  des  pas  qu'y  laissa  saint  Gerniaii:, 
évêque  d'Âuxerre,se  rendant  en  Angleterre 
pour  prêcher  contre  l'hérésie  de  Péiage.  Là, 
il  quittait  Paris,  entouré  de  l'escorle  d'une 
population  respectueuse  et  entreprenai:  , 
à  pas  lents  et  graves,  le  trajet  que  nous  al- 
lons franchir  avec  la  vitesse  de  l'éclair. 

Nous  voici  rue  Saint -Lazare,  peut-être 
sur  une  partie  de  l'immense  enclos  que  pos- 
sédait, loin  de  Paris,  le  couvent  de  ce  nom, 
devenu  prison,  comme  bien  d'autres  uio- 

1 


it 


nastères.  La  cavale  aidenie,  la  locouiolivp, 
fait  entendre  ses  hennissements  étouffr-. 
son  suuffl.-  pressé  se  précipite.  Elle  attend, 
elle  s'impatiente.  Livrons-nous  àsaconrse 
rapide.  Une  minute,  deux  minutes,  sous 
les  lambris  des  voûtes;  deux  ou  t:oi>  au 
plein  soleil,  nous  glissons  sur  la  Seitu-,  puis 
au  milieu  des  thamps.  Les  pièces  <!e  !■  rn* 
fuient  derrière  nous  comme  les  jantes  d'une 
roue  énorme.  A  peine,  en  passant  près  de 
Nanterre,  avous-n'-us  le  temps  d'entrevoir 
la  douce  et  pieuse  figure  de  la  bergère  Ge- 
iiev:èvê,  consacrée  an  culte  de  Dieu  par 
saint  Germ;an  d'Anxerre.  Le  mont  Vale'rien, 
dont  l'antique  Calvaire  devenu  une  f -rte- 
resse  a  bieiitôi  di-paru.  Encnre  la  Seinf  ! 
elle  passe  sous  nous  comme  un  nuage  lu- 
mineux, et  déji  nous  sommes  au  bout  du 
bois  du  Vezinet,  qu'une  tradition  poétique 
nomma  le  Bois  de  la  trahison.  La  Seine 
une  troisième  fois,  nous  sommes  au  Pec,  ou 
à  Alpec,  suivant  l'ancien  nom,  le  véritable 
nom  autochtone,  à  la  racine  celtique,  alp, 
qui  signifie  montagne,  et  nous  nous  aper- 
cevons quelle  n'est  pas  menteuse,  lorsque 
nous  gravissons  péniblement  les  ranpes  et 
les  leffdsses  qui  mènent  à  Saint  Gfrm..iu. 
Ces  terrasses,  ces  rampes,  aujourd'hui  pa- 
vées et  deveni  es  des  chemins  pondrenx, 
furent  jadis  de  frais  et  somptueux  jardins 
dont  bientôt  nous  vous  entretiendrons. 

Arrivés  enlin  à  celte  esplanade  magni- 
fique que  Le  Nôtre  a  déproyée  sur  la  croupe 
de  la  montagne,  arrêtons-nous  pour  re- 
prendre haleine  et  aussi  pour  contempler 
l'immense  horizon.  Autrefois  la  colline  était 
revêtue  de  hautes  futaies  pareilles  a  celles 
de  la  forêt.  Là,  en  souvenir  du  passage  de 
saint  Germuin  poursuivant  sa  route  vers  les 
côtes  de  Normandie, s'éleva  une  chapelle  au 
milieu  de  ces  solennels  ombrages,  puis  le  roi 
Robert  fit  d>'  l'humble  oratoire  un  mt.nis- 
tère,  ^ii^f  église;  puis,  un  peu  plus  avant 
ddus  la  forêt,  Louis  VI  construisit  un  châ- 
teau. Dès  lors  ,  les  paysans  et  les  hommes 
pieux  se  réunissant  autour  de  l'eglise,  les 


grands  seigneurs  et  les  courtisans  autour 
du  palais,  une  société  complète  commença 
à  se  former  entre  ces  deux  édifices,  dont  la 
fraternelle  Union  aconstituf*,  pendant  treize 
cents  ans,  tout  notre  éiat  social. 

Ou  cherche  vainement  où  fut  le  m^>ras- 
tère,  et  quant  au  château  de  Louis-le  Gros, 
les  Anglais  le  démolirent  à  la  suite  de  1 1  dé- 
sastreuse bataille  de  Crécy.  Les  cal.imités 
qui  signalèrent  le  règne  du  roi  Jean  mirent 
obstacle  à  ce  qu'il  fût  reconstruit.  Mais,  en 
1370,  Charies-le-Sage  le  fit,  comme  dit 
Christine  de  Pisan,mou?(fio/a6ieme«treédi- 
fier  C'est  là  que,  vingt  ans  après, Charles  VI 
étant  a  prier  dans  la  chapelle,  près  de  sa 
jeune  et  prodigue  épouse  Isabeau  de  Baviè- 
re, le  tonnerre  vint  tomber  à  côté  de  la 
reine,  par  le  temps  le  plus  calme,  le  pins 
serein.  Qna^re  seigneurs  frafipés  par  ce  coup 
de  foudre  furent  brû  es  os  et  eh  lir,  à  Tex- 
ceplion  de  leurs  ])'aux.  qui  restèrent  com- 
plétp'nent  noircies  En  ce  moment  même, 
dans  ii;:e  autre  partie  du  château,  on  déli- 
bér.iit  sur  la  création  d'un  impôt  qui  devait 
pressurer  le  pays  pour  procurer  de  Tor  à 
Isibeiiu  de  Bavière  ;  mais  elle  recula  devant 
cet  avertissement  flu  ciel ,  et  l'impôt  que 
l'on  song'ail  à  éialthr  fut  abandonné. 

Cet  orage  et  rang'  fut  comme  le  précur- 
seur de  toutes  les  cruelles  tempêtes  popu- 
laires (j'ii  battirent  la  France  sous  le  mal- 
heureux Charles  VI ,  et  aboutirent  à  une 
nouvelle  invasion  du  pays  par  l'étranger,  à 
la  faveur  de  la  guerre  civile.  De  nouve.fU, 
les  Anglais,  après  avoir  pillé  et  ravagé  la 
ville  de  Siint-Germain,  dévastèrent  le  châ- 
teau ,  en  I4t9.  Toutefois,  il  ne  tarda  pas  à 
rentrer  au  pouvoir  du  roi  de  France  Char- 
les VII,  puis  il  passa  avec  le  trône  à  Louis  XI, 
et  celui-ci,  dans  les  accès  d'extrême  libéra- 
lité que  luiinspiraient, envers  son  médecin, 
les  terreurs  de  la  mort  rendues  insuppor- 
tables par  une  uiauvais-  vie.  fit  présent  à 
maître  Coictier  de  la  noble  deme-ire  ;  mais 
elle  n'avait  dérogé  à  ce  point  que  pour  peu 
de  temps.  Dès  que  Louis  XI  eut  rendu  le 


3 


dernier  soupir,  le  parlement  cassa  la  dona- 
tion, et  Saint-Germain,  redevenu  résidence 
royale,  fut  agrandi  et  embelli  parFiallçuisl'^ 
qui  s'y  maria ,  et  y  fit  de  longs  et  brillants 
séjours,  car  il  aimait  les  longues  allées  de 
la  foret,  où  l'on  pouvait  courir  ,  comme  le 
dit  Duchesne,  «  It'S  daims,  les  chevreuils  et 
les  cerfs  à  force.  » 

C'est  dans  ce  magnifique  parc  qu'eut  lieu, 
en  présence  de  Henri  II.  le  combat  en  champ 
clos  entre  la  Chataigneriiye  et  Jariiac,  dont 
lecoup,  fatal  à  son  adversaire  parsonétran- 
geté  et  sa  nouveauté  dans  l'art  de  l'escrime, 
donna  naissance  à  un  des  dictons  les  plus 
usités  de  la  langue.  Il  semble  que  H  un  II, 
qui  avait  autorisé  ce  duel ,  ait  été  puni 
par  le  talion  ,  puisqu'un  combat  singulier 
fut  la  cause  de  sa  mort. 

Le  premier,  entre  tous  les  possesseurs  de 
Saint-Germain  ,  Henri  IV,  se  demanda  par 
quelle  bizarrerie  le  château  avait  été  con- 
struit si  loin  du  bord  de  la  montagne  et  de 
l'admirable  vue  qu'elle  découvre.  Celte  ré- 
fli  xion  fut  féconde,  et  bientôt  le  cliâieau  neuf 
s'éleva  dans  cette  situation  magnilique,  sans 
toutefois  se  séparer  de  l'ancien  chàleau,  au- 
quel il  se  rattai  hait  par  un  vaste  manège. 
L'historien  Duchesne  nous  a  raconté  les 
merveilks  de  la  nature  et  de  Tari  que  dé- 
veloppaient alors  sous  les  yeux  de  Marie  de 
Médicis,  de  Gabrielle  et  de  Henri  IV,  ces 
terrasses  et  ces  rampes  aujourd'hui  deve- 
nues des  rues.  Devant  le  château,  et  son  ma- 
jestueux escalier  flanqué  des  deux  types  de 
la  lorce  dans  rhomme,  dans  la  brute ,  ici , 
un  lion,  là,  Hercule,  l'eau  jaillissait  à  gros 
bouillons  d'une  abondante  fontaine,  et,  de 
là,  descendait  en  frais  ruisseaux,  en  limpides 
cascades,  de  terrasses  enterrasses,  pour  al- 
ler arroser  les  arbustes  et  les  fleurs  du  par- 
terre qui  s'élevaient  en  amphithéâtre,  de  la 
Seine  k  la  crête  de  la  montagne.  Quel  ta- 
bleau pour  les  marinit^rs  qui  glissaient  sur  le 
fl-'uve!  Ces  filets  d'argent,  en  serptntant 
dans  des  petits  vallons  ombreux  ,  mêlaient 
leurs  mélodieux  murmuresà d'autres  bruits 


non  moins  doux,  de  merveilleux  concerts 
d'oiseaux,  le  chant  solitaire  du  coucou,  le 
son  lointain  de  la  trompette  et  les  ravis- 
sants accords  des  orgues.  Toutes  ces  har- 
monies sortaient  des  grottes  éparses  çà  et 
là  aux  divers  étages  de  la  colline.  Ici  une 
belle  nymphe  dont  l'eau  faisait  mouvoir 
les  doigts,  tirait  de  magiques  accents  de  l'or- 
gue sur  le  clavier  duquel  flottait  sa  main, 
et  dans  la  grotte  voisine,  autour  d'un  dra- 
gon, «  lequel  battait  des  ailes  avec  gran- 
de véhémence ,  et  vomissait  violemment 
de  grands  bouillons  d'eau  par  la  gueule, 
étaient  divers  petits  ois  Huns  qui  faisaient 
retentir  l'air  de  mille  sortes  de  ramages,  et 
surtout  les  rossignols  y  musiquaient  à  l'envi 
et  à  plusieurs  chœurs.  »  Plus  bas,  du  fond 
d'une  autre  grotte,  s'élevaient  de  retentis- 
sants bruits  de  marteaux  frappant  l'en- 
clume en  cadence  :  c'étaient  des  maréchaux- 
ferrants  qui  battaient  le  fer  ;  l'eau  jaillissait 
en  torrent  au  lieu  d'étincelles  «  et  à  si  gros 
bouillons  contre  ceux  qui  se  tenaient  aux 
fenêtres,  qu'en  un  moment  ils  étaient  tout 
mouillés.» 

Ces  merveilles  hydrauliques  de  Claude  de 
Moucoiiys,  président  des  finances  à  la  géné- 
raliié  de  Lyon,  furent,  un  siècle  plus  tard, 
dépassées  de  beaucoup  par  la  célèbre  ma- 
chine du  chevalier  Deville,  laquelle  lançait 
la  Seine  sur  le  pont  d'un  immense  aque- 
duc, l'une  des  beautés  du  paysage,  et  la 
Seine,  ainsi  portée  à  Versailles,  alla  pro- 
duire, dans  les  pièces  d'eau  du  parc  de  Le 
Nôtre,  des  effets  moins  puérils  que  ceux  des 
grottes  du  château  neuf  de  Saint-Germain. 
Ces  grottes  ont  toutes  disparu  ,  ainsi  que 
leurs  tritons  et  leurs  naïades,  et  la  machine 
de  Marly  est  aujour^l'iiui  à  peu  près  oisive 
près  de  la  simple  poiupe  à  feu  qui  la  rem- 
place à  moins  de  frais,  avec  moins  de  bruit 
et  aussi  pl^s  utilement,  car  ce  qui  est  sim- 
ple est  toujours  le  mieux. 

Ce  qui  perdit  le  château  neuf  de  Saint- 
Germain,  ce  fut  précisément  sa  beauté,  l'é- 
tendue de  sa  perspective.  Du  moment  où 


f 


Louis  XIII  mourant,  s'etant  fait  transporter 
à  une  fenêtre  pour  contempler  encore  l'im- 
niense  Innizori,  eut  di',  «'ti  nionirHnl  le  clo- 
cher df  Saint  Denis  :  «iJ/cs  amis,  voilà  ma 
dernière  demeure^  »  l'arrêt  du  clià'eau  était 
porté ^  el  aujouid'iiui.uprès  avoir  été  long- 
temps al>andonné,  le  seul  pavillon  qui  en 
reste  est  un  hôtel  garni  el  un  restaurant, 
qui  n"a  plus  de  royal  que  son  nom  de  Pa- 
villon Henri  IV.  Peut-être  fût-ce  dans  ce 
pavillon  que  Louis  Xlll  prononça  les  nie- 
lancoliqut's  paroles  que  fious  venons  de  rap- 
porter; peut-être  est-ce  là  même  que  sou 
fils  bieu-aimé,  après  avoir  reçu  le  bafilcme, 
en  16i3,  à  l'âge  de  quatre  ans  el  deiui  seu- 
lement, accourait  tout  ému  j)ar  l'imposante 
cérémonie:  «Eh  bien!  lui  dit  Louis  XIII 
d'une  voix  éteinte,  comment  vous  nommez- 
vous,  à  présent,  mon  fils?— Louis  XIV!  » 
répondit  avec  une  fermeté  naïve  le  futur 
grand  roi.  Celle  réponse  était  sans  doute  la 
répétition  d'une  flatteriequequelquecourti- 
san  ,  doué  d'une  bien  longue  prévoyance, 
murmura  à  l'oreille  de  l'enfant  ;  mais  elle 
frappa  au  cœur  le  royal  malade.  «LouisXIV? 
répliqua-l-il,  pas  encore,  mon  fils,  pas  en- 
core ;  mais  ce  sera  peut-être  bientôt,  si  c'est 
la  volonté  de  Dieu.»  Et  quelques  jours  après 
il  expira. 

Les  paroles  touchantes,  les  actes  mén.o- 
rables  donnent,  ce  nous  semble,  une  àme 
aux  lieux  ou  ces  actes  s'accomplirent,  où 
ces  paroles  furent  prononcées;  voilà  pour- 
quoi nous  voyons  avec  douleur  tomber  toute 
ruine,  et  que,  d'un  œil  pensif,  nous  contem- 
plons ce  pavillon  Henri  IV,  aujourd'hui 
consacré  aux  rires  et  aux  diverlissenients 
des  citadins.  Au  lieu  de  les  écouter,  enfon- 
çons-nousdans  la  forêt,  par  cette  allée  verie 
et  solitaire  •  couverte  d'une  feuiliée  si  épais- 
se et  touffue  que  le  soleil  en  sa  plus  grande 
chaleur  ne  saurait  lrans(iercer.  »•  Que  de 
souvenirs  se  pressent  autour  de  ces  arbres 
magniliques!  Que  de  nobles  daim  s.  que  de 
de  vaillanls  chevaliers  de  tous  les  âges  se 
pronjcnèieiit  sous  cette  ombre   verdoyan- 


te !  Combien  la  pensée  n'entend-elle  point, 
dans  ces  solitudes,  retentir  de  sons  de  cor 
elilevictorieux  hallalis,  carnousapprochons 
d"unanti(jue  rendez-vous  de  cliassi  !  Le  châ- 
teau des  Loges  fut,  dit-on,  construit  par 
Louis  IX  pour  cet  us.ge  5  mais  le  saint  roi 
ne  pouvait  créer  un  lieu  de  plaisir  sans  pla- 
cer à  côté  un  lieu  de  prière,  et  une  petite 
chapelle  s'éleva  près  du  manoir.  Celui-ci 
tomba  sous  le  poids  des  siècles,  mais  l'hum- 
ble chapelle  de  Saint-Fiacre  survécut  comme 
toute  pensée  religieuse,  el  des  ermites  s'y 
succédèrent  jusqu'en  1G26  ;  |»uis  Anne  d'Au- 
triche, un  an  après  la  u.ort  de  Louis  XIII  et 
le  b.iptèuie  île  Louis  XI V,  y  fonda  un  niutias- 
lère  de  moines  Augustius.  Ce  monasièro  re- 
çut d'elle,  en  signede gratitude  pour  les  pre- 
miers succès  qu'obtint  sa  régence,  le  titre 
plein  decharine  et  de  piéié  deNolre-Dame- 
des-Gràces,  nomque  ne  dément  pas  du  moins 
ladeslinationactuelledu couvent  des  Loges: 
il  est  aujourd'hui  une  succursale  de  l'école 
des  orphelines  de  la  Légion-d'Honneur. 

N'y  u-t-il  pas  un  intérêt  infini  à  recueillir 
ces  lointains  et  calmes  souvenirs  au  milieu 
des  bruits  du  présent?  ces  réminiscences 
sont  rendues  plus  piquantes  par  le  contraste 
que  forme,  avec  ces  solennelles  et  dévoles 
solitudes  d'autrefois,  le  tumulte  joyeux  de 
la  fête  des  Liges.  Là,  tout  Paris  accourt  5  le 
boulevard  du  Temple  et  les  Champs-Elysées 
avec  leurs  saltimbanques  épouvantent ,  par 
leurs  concerts  de  grosses  caisses  et  de  cym- 
bales, les  ramiers  cachés  à  la  cime  des  hau- 
tes futaies,  les  chevreuils  au  fond  de  leurs 
lointaines  retraites,  et  des  tourbillons  de 
fumée  se  de'rouleiit  dans  les  feuillages  des 
arbresseculaiies.au  dessus  de  ces  immenses 
broches  qui  rappellent  les  noces  de  Gama- 
che,  ou,  |)liitôt,les  rôliss»  riesquifurenl  dans 
les  rues  aux  Ours  ou  de  la  Huchette,  et  dont 
un  ambassadeur  italien  disait  avec  admira- 
tion :  Questc  rôtisserie  sono  cusa  slupendal 
(ces  rôtisseries  sont  une  chose  merveil- 
leuse !  ) 

Mieux  valeut  cent  fois  les  b'is  solitaires 


et  ces  allées  à  perte  de  vue,  termine'es  par 
un  point  lumineux  ou  riiiipnsmte  façade  du 
vieux  château  dans  lequel  François  I"  se  ma- 
ria, qui  vit  les  magnificences  de  la  cour  dos 
Valois,  qui  entendit  les  spirituels  et  joyeux 
propos  de  Heuri  IV,  où  brillèrent  les  lèt<'S  de 
la  régence  d'Anne  d'Autriche  et  les  plus  flo- 
rissantes anne'es  de  Louis  XIV.  Le  vaste  ta- 
pis de  verdure  que  l'on  trouve  en  sortant 
de  l'avenue  des  Loges,  là,  même,  où  fut  un 
magnifique  jeu  de  mail,  ce  boulingrin  était 
alors  le  parterre  du  roi,  et  parmi  les  cinq 
pavillons  que  Louis-le  Grand  ajouta  au  châ- 
teau, celui-ci  fut  habité  par  mademoiselle 
de  La  Vallière  ;  car  lorsque  la  cnur  eut  cessé 
d'y  resplendir,  la  future  Canuélite  y  éiahlit 
sa  retraite  jusqu'à  sa  prise  de  voile,  et  à 
cette  grandeur  terrestre  déchue,  succc'di 
une  autre  grandeur  déchue  aussi  :  le  roi 
Jacques  d'Angleterre. 

Le  roi  Jacques  est  un  des  souvenirs  les  plus 
ineffaçables  du  château  de  Saint-Germain, 
ou  Louis  XIV  l'installa,  après  avoir  éié  au- 
devant  de  lui  avec  un  cortège  de  la  plus 
royale  magnificence.  Plus  le  roi  d'Angle- 
terre était  abattu,  plus  le  roi  de  France, 
tout-puissant  et  glorieux,  voulait  relever  en 
lui  la  royauté  et  honorer  le  malheur.  Ces 
escaliers,  dont  la  simplicité  révolterait  un 
parvenu  de  nos  jours,  on  ne  peut  les  monter 
sans  se  rappeler  que  Louis  XIV  L  s  monta 
pour  aller  voir  J.icques  11.  Cette  chambre, 
ce  fut  peut  être  celle  où  Louis  XIV,  dans 
un  mouvement  tout  chevuleresque,  donna 
ses  armes  au  roi  expatrié  qui  allait  tenter 
de  rentrer  dans  son  pays  ;  et  quand,  pour  la 
seconde  fois,  Jacques  revint  dans  son  royal 
exil,  quelles  larmes  il  dut  répandre  sur  ce 
prie-Dieu  doré  que  l'on  ne  peut  contempler 
sans  émotion  ! 

Et  c'est  à  Saint-Germain  qu'il  mourut  au 
bout  de  quatorze  ans  de  séjour  loin  de  sa  pa- 
trie. Là,  huit  ans  après,  sa  femme  et  sa  fille, 
rendirent  aussi  le  dernier  soupir;  puis,  à 
celte  famille  qui  semble  n'avoir  laissé  au 
château  que  gravité  et  tristesse,  là,  où  jadis 


éiaient  la  joie  et  les  splendeurs,  siicc^'da  un 
long  oubli;  puis  nous  y  avons  vu  une  ca- 
serne, et  aujourd'hui  le  royal  manoir  est 
devenu  une  prison  militaire,  établi  d'après 
le  système  pénitentiaire  qui  partage  la  vie 
du  prisonnier  entre  l'isolement  absolu  et  la 
vie  en  commun.  Quelle  inscription  frap- 
pante on  lit  sur  la  porte  du  pénitencier! 
Quiconque  enfreint  la  loi  n'est  pas  digne 
d'être  libre!  Le  coupable,  dès  le  moment  où 
il  met  le  pied  sur  le  seuil,  est  saisi  par  cette 
pensée  qui  s'empare  de  lui,  et  l'arrêt  qu'il  a 
lu  en  entrant  dans  le  lien  de  son  expiation,  il 
le  lit  encore,  salutaire  avertissement,  lors- 
qu'il sort  de  sa  prison  pour  rentrer  dans  la 
Société. 

Et  ce  n'est  point  là  l'unique  sentence  qui 
frappe  les  détenus  ;  ils  ne  peuvent  faire  un 
pas  dans  le  pénitencier  sans  que,  de  toutes 
parts,  leurs  yeux  ne  s'arrêtent  sur  de  salu- 
taires paroles;  chacune  des  murailles  qui 
les  tient  renfermés  est  la  page  d'un  livre  de 
la  morale  la  plus  pure.  Si,  dans  leurs  ate- 
liers, ils  laissent  éch.ipper  de  leurs  mains 
les  instruments  de  leur  travail,  et  que,  re- 
grettant le  monde  et  une  liberté  oisive,  ils 
promènent  autour  d'eux  des  regards  inoccu- 
pés :  Le  travail  est  une  meilleure  ressourcs 
contre  l'ennui  que  le  plaisir.  —  Le  tra- 
vail conduit  à  vaincre  la  douleur  du  corps 
et  augmente  les  forces  de  l'âme;  ces  maxi- 
mes répondent  à  leurs  voix  intérieures,  et 
ils  reprennent  leur  travail  avec  courage.  Si, 
aux  heures  de  leur  récréation  dans  le  préau 
enclos  des  hautes  murailles  des  fossés,  il 
leur  survient  la  mauvaise  pensée  de  se  li- 
vrer à  des  jeux  de  hasard  :  Pas  de  probité 
possible  avec  la  passion  du  jeu.—  Il  n'c5f 
point  d'exemple  d'un  joueur  de  profession 
qui  n'ait  fini  misérablement  ;  à  l'aspect  de 
ces  avis  solennels,  les  cartes,  les  dés  leur 
tomberont  des  mains,  et,  s'ils  ont  quelque 
pensée  impie  dans  rame:  L'insensé  seul  a 
pu  dire  dans  son  cœur  :  Il  n'y  a  point  de 
Dieu.  Telle  est  l'imposante  parole  qu'ils 
lisent  dans  la  chapelle. 


Cette  chapelle  où  ont  retenti  tant  de 
chants,  d'actions  de  grâces  et  d'hyaines 
de  victoire,  où  des  cœurs  repentants  et 
brises  ont  soupiré  tant  de  douloureuses 
invocations,  où  ont  été  baptisés,  mariés, 
conduits  au  tombeau,  tant  de  grands,  au- 
jourd'hui ,  chaque  dimanche ,  cinq  cents 
hommes  s'y  pressent.  Ce  n'est  plus  la  res- 
plendissante cour  de  Louis  XIV,  ni  même 
la  cour  de  Jacques  H;  plus  de  broderies, 
^tlus  de  brillants  uniformes  ,  mais  une 
foule  de  costumes  gris,  couleur  de  deuil. 
Qu'il  est  imposant  de  voir,  au  sourd  rou- 
lement du  tambour,  ces  captifs  tomber  à 
genoux  devant  l'autel-,  et  de  quel  saisisse- 
ment religieux  le  cœur  est  pénétré,  lorsque 
tous,  d'une  seule  voix,  rompent  leur  silence 
hal)ituel  pour  prier  ou  adresser  des  hymnes 
touchantes  au  Dieu  qui  répondra  par  la  grâce 
au  repentir  ! 

Ce  que  nous  avons  rapporté  du  régime 


de  cette  prison  militaire  révèle  la  présence 
d'un  officier  habile,  qui  a  compris  que  sa 
belle  mission  était  de  purifier,  au  nom  de  la 
morale,  ceux  (ju'il  punissait  au  nom  de  la 
loi.  Ses  nobles  soins  obtiennent  une  douce 
récompense.  Chaque  année  le  commandant 
a  le  bonheur  de  pouvoir  signaler  à  la  clé- 
mence royale  des  hommes  que  leur  con- 
duite en  rend  dignes,  et  cette  clémence 
descend  avec  joie  sur  eux.  Puis  les  tristes 
cellules  reçoivent  un  doux  reflet  d'un  salou 
où  la  grâce  et  la  bonté  le  disputent  à  l'es- 
prit. Ce  n'est  plus  l'élincelant  salon  de 
Louis  XIV,  ni  l'austère  salon  du-  roi  Jacques, 
c'est  un  salon  plein  de  charme  et  d'exquise 
simplicité,  dans  lequel  ou  aime  à  se  presser 
autour  d'une  belle  illustration,  d'un  poêle, 
d'un  homme  excellent,  l'auteur  de  Sylla, 
l'enuile  de  la  Chaussée-d'Antiu. 

Ernest  Fouinet. 


MADAME  DE  MAINTENON  A  SAINT-CYR. 


4C89. 


i. 


Une  agitation  inaccoutumée  régnait  le 
mardi,  25  janvier  1689,  dans  la  commu- 
nauté des  dames  de  Saint-Louis,  fondée 
quelques  années  auparavant  à  Saint -Cyr 
par  madame  de  Maintenon. 

Depuis  six  heures  du  malin  ,  les  deux  cent 
cinquante  demoiselles  de  la  maison  manifes- 
taient une  impatience  dont  les  trente-six da- 
mes-professeset  les  vingt-quatre  converses 
avaient  peine  à  modérer  les  élans;  si  bien,  que 
l'intervention  de  madame  de  Loubert,  qui 
gouvernait  la  maisoa  avec  le  titre  de  sous- 
prieure,  sdus  la  direction  immédiate  de 
ma'lanic  di'  M.iutenon,  avait  été  nécessaire 
pour  oldruir  de  ses  ricvfs  le  calme  conve- 


j    nable  pendant  la  messe  qu'elles  entendaient 
I    tous  les  jours  à  huit  heures  du  matin. 
j       Après  la  messe,  la  juie  et  la  préoccupa- 
j    tion  (les  pensionnaires  de  Suint-Cyr  ne  fi- 
I    rent  qu'augmenter,  et  durant  le  dîner,  qui 
I    avait  lieu  à  onze  heures,  un  long  bourdon- 
nement, qui  s'élevait  à  la  fois  de  toutes  les 
tables,  nécessita  de  nouveau  l'intervention 
de  madame  de  L'.ubert,  saus  laquelle  toutes 
les  recommandations  des  dames-professes 
et  drs  converses  restaient  ce  jour- là  sans 
résultats. 

«Mesdemoiselles,  dit  la  sous-prieun:  d'un 
ton  sévère  après  avoir  agité  une  soui.elte 
qui  rétablit  sur-Ie  champ  un  proFon  1  si- 
lence, vous  oubliez  qu'il  est  expressément 
défendu  par  les  règlements  de  parler  pen- 


dant  les  repas;  si  la  classe  jaune  et  la  classe 
verte,  qui  se  sont  fait  remarquer  par  le 
bruit  de  ieurscoiivcrsaîlons,  donnent  encore 
lieu  à  la  moindre  plainte,  elles  n'assisteront 
pas  à  la  solennjié.  » 

A  ces  mots,  madame  de  Loubert  se  ras- 
sit, et  non-seulement  les  classes  particuliè- 
rement rappelées  à  l'ordre,  mais  les  deux 
autres  achevèrent  de  dîner  dans  un  calme 
complet.  On  connaissait  la  rigidité  de  la 
suus-prieure,  son  inflexibilité  quand  elle 
avait  prononcé  une  punition,  et  ces  mots  : 
Elles  n'assisteront  pas  à  la  soLnnilé  ré- 
sonnaient à  toutes  les  oreilles.  Heureuse- 
ment le  repas  touchait  alors  à  sa  fin. 

D'après  les  règles  de  la  communauté,  une 
assez  longue  récréation  succédait  au  dîner, 
et  les  demoiselles  travaillai'  nt  ensuite  de- 
puis une  heurt^ustju'à  six  heures  uu  soir. 
Mais  le  jour  dont  nous  parlons,  elles  se 
rendirent  immédiatemetit  dans  les  dortoirs 
pour  mettre  le  costume  des  fêtes,  avec  oi- 
die  d'avoir  achevé  leur  toiletie  à  midi  et 
demi. 

Le  costume  des  pensionnaires  de  Saint- 
Cyr  était  d'une  simplicité  sévère;  et  pour- 
tant, il  avait  un  air  grandiose,  une  ampleur 
qui  en  faisaieul  presque  un  custume  decour. 
H  se  composait  d'un  manteau  en  étamine 
brune  du  Mans,  et  d'une  jupe  de  même  cou- 
leur. Les  Démo  selles  recevaient  en  outre 
un  jupon  de  toile  écrue,  remplace  en  hiver 
par  un  jupon  de  ratine  rouge.  Quant  à  la 
coiffure,  elle  était  pour  le  moins  aussi  aus- 
tère que  le  reste  du  vêtement  ;  c'était,  en 
effet,  un  bonnet  blanc  piqué  avec  plusieurs 
rangs  de  réseau  plissés  par-devant  et  main- 
tenus par  quelques  nœuds  en  ruban  ,  de 
la  couleur  de  la  classe  dont  chaque  Demoi- 
selle faisait  partie. 

Les  Dames  portaient  la  croix  d'or,  et  un 
grand  manteau  traînant;  ce  dernier,  les 
jours  de  cérémonie  seulement.  Le  ruban  de 
leurs  bonnets  différait  aussi  de  celui  îles  De- 
moiselles par  la  couleur  qui  était  noire  ou 
rduge  de  feu.  Outre  la  croix  et  le  manteau 


I rainant  qui  faisait  partie  de  son  costume 
de  tous  les  jours,  la  sous-prieure  se  distin- 
guait des  Dames  par  les  nœuds  blancs  de 
sou  bonnet.  Enlin,  les  armes  de  la  maison 
étaient  brodées  en  or  sur  un  des  coins  de 
son  manteau.  Ces  armes,  composées  par 
Louis  XIV  lui-même,  représentaient  une 
croix  abaissée  que  surmontaient  une  cou- 
ronne royale  et  des  fleurs  de  lis. 

Une  fois  dans  leur  dortoir  respectif,  les 
quatre  classes,  délivrées  de  la  .su.'-veillance 
si  redoutée  de  madame  de  Loubert,  s'aban- 
donnèrent à  leur  penchant  nalurel,  et  les 
conversations  devinrent  en  un  instant  très 
animées. 

«  Mademoiselle  de  Viiienne  est-elle  heu- 
reuse! disait  mademoiselle  de  Perlhes  à  ses 
camarades  de  la  première  classe;  avoir  été 
choisie  pour  jouer  le  rôle  d'Est  h;  r!  c'est 
maintenant  qu'elle  va  être  lière  de  sa 
beauté. 

—  Allons,  reprit  mademoiselle  de  Lan- 
geais, voilà  de  Perthes  qui  va  être  jalouse 
de  iiidilemoiselle  de  Viiienne.  Faut-il  donc 
lui  savoir  mauvais  gré  d'être  plus  belle  que 
nous  ? 

—  Langeais  a  raison,  ajoutèrent  un  grand 
nombre  de  demoiselles. 

—  Oui,  reprit  celle-ci  forte  de  l'assenti- 
ment di^  ses  camarades,  mademoiselle  de 
Viiienne  est  tout  à-fait  digne  decitle  fa- 
veur. J'étais  à  la  dernière  répétition  de  Ver- 
sailles, où  madame  de  Mainlenon  avait  eu 
la  bonté  de  me  conduire,  et  j'ai  entendu 
dire  au  roi  que  ni  la  Raisin  ni  la  Champ- 
mêlé  ne  joueraient  aussi  bien  le  rôle  d'Es- 
Iher. 

— 11  est  vrai,  observa  ironiquement  ma- 
demoiselle de  Larohe,  que  Viiienne  n'a  fait 
preuve  que  de  quatre  quartiers  de  noblesse, 
taillis  que  m.ulemoiselle  de  Perthes  en  a 
prouvé  dix-huit.  • 

Au  lieu  de  s'irriter  de  cette  observation, 
mademoiselle  de  Perthes  répondit  en  levant 
la  tête  avec  orgueil  : 

«Ajoutez,  de  Larche,  que^e  m'en  fais 


8 


gloire.  An  surplus ,  je  comprends  pourquoi  ■ 
vous  prenez  la  cause  d'Esther;  cette  cause 
est  un  peu  la  vôtre,  et  chacun  sait  que  les 
recoinrnanilations  les  plus  puissantes  ont  dû 
balancer  l'insurfisance  de  vos  titres  de  no- 
blesse pour  vous  idire  admettre  a  Saint- 
Cyr. 

—  De  Perthes,  dit  niademoisplle  de  Lan- 
geais, vous  allez  trop  loin.  Il  y  a  ici  des  de- 
moiselles qui  seront  riches  un  jour,  et  qui 
usurpent  une  place  qu'on  a  dû  refuser  à 
d'autres  moins  heureuses,  au  grand  regret 
de  madame  de  Miiiiilenon.  Tn  uvez-vous 
que  celles-là  aient  fdil  un  noble  usage  de 
leurs  recommandations? 

—  A  bas  les  quartiers  !  s'écria  mademoi- 
selle de  Joncy,  charmante  personne  de  seize 
ans,  à  la  physionomie  spirituelle,  à  l'air  dé- 
cidé ;  ma  famille  en  a  prouvé  quinze,  et  je 
n'en  ai  jamais  parlé. 

—  C'est  vrai,  c'est  vrai,  répondit  toute  la 
classe,  où  mademoiselle  de  Joncy  n'avait 
que  des  amies  à  cause  de  son  caractère  ou- 
vert et  gai. 

—  Quant  à  la  fortune,  poursuivit- elle, 
heureuses  celles  qu'elle  a  favorisées!  plus 
heureuses  encore  celles  que  de  braves  capi- 
taines du  roi  épouseront  malgré  leur  pau- 
vreté. Ainsi,  de  Perthes,  ne  nous  parlez  plus 
tant  désormais  ni  de  votre  noblesse,  ni  de 
vos  richesses.  Ma  chère  Langeais,  dites- 
nous  plutôt  si  madame  de  Caylus  était  bien 
sous  le  costume  et  dans  le  rôle  d'Assuérus. 

—  Admirablement  belle,  répondit  made- 
moiselle de  Langeais. 

—  Et  mademoiselle  de  Giapion? 

—  Charmante.  Elle  s'enveloppe  dans  la 
tunique  de  Mardochée  de  l'air  le  plus  vé- 
nérable, et  sa  voix  prend  un  ton  grave  et 
solennel  qui  rend  l'illusion  presque  com- 
plète. 

—  Et  mademoiselle  d'Abancourt?  rem- 
plira-t-elle  bien  le  rôle  d'Aman,  de  l'impie 
Aman? 

—  Parfaitement;  comme  mademoiselle 
de  Mdrsillv  celui  de  Zirès.  Enfin,    madame 


la  chanuiaesse  de  Maison  fort  est  charmante 
dans  celui  d'Elise,  et  toute  la  cour  lui  a 
fait  mille  compliments  '. 

—  Que  vous  êtes  heureuse  d'avoir  assisté 
aux  répétitions  de  V.rs;iiiles  ! 

—  Vous  verrez  !a  représentation  dans 
deux  heures. 

—  Langeais,  dit  alors  mademoiselle  de 
Ledignan,  grande  et  blinde  personne  de 
dix-huit  ans,  dont  le  calme  contrastait  avec 
la  vivacité  de  la  plupart  de  ses  camarades, 
et  qui,  jusqu'alors,  n'avait  pas  pris  part  à  la 
conversation,  est-ce  aussi  bien  joué  qu'/ln- 
dromaque? 

—  C'est  l'avis  de  madame  de  Mainlenon. 

—  Oui;  mais  madame  de  Mainlenon  est 
peut-être  suspecte  à  son  insu,  répondit  ma- 
demoiselle de  Ledignan.  Savez  -  vous  ce 
qu'elle  a  écrit  à  M.  Racine'après  la  repré- 
sentation à'Atidromaque? 

—  Qu'est-ce  donc?  demandèrent  vingt 
voix  à  la  fois. 

—  Je  l'ai  appris  d'une  parente  même  de 
M.  Racine  qui  a  vu  la  lettre. 

«  Nos  petites  Ulles  ont  si  bien  joué  voire 
Andromaque  qu'elles  ne  la  joueront  de  leur 
vie,  ni  aucune  autre  de  vos  pièces.  • 

•  Ce  sont  ses  propres  expressions.  Depuis 
ce  temps,  madame  de  IVlainteoon  ne  veut 
plus  qu'on  joue  ni  Marianne  ni  Polyeucle^ 
et  voilà  pourquoi  elle  a  demandé  à  M.  Ra- 
cine une  tragédie  religieuse  pour  Saint- 
Cyr. 

—  Petites  tilles  !  dit  mademoiselle  de 
Joncy  avec  feu  ;  voyez-vous  cela  !  Nous  ne 
sommes  plus  des  petites  filles...  » 

En  ce  moment  les  cloches  de  la  maison 
sonnèrent  à  grande  volée.  Les  demoiselles 
s'empressèrent  de  descendre  dans  la  cour 
d'honneur  où  on  les  Gt  mettre  sur  deux 
rangs  et  quelques  instants  après  plusieurs 
carrosses,  aux  livrées  du  roi,  entrèrent  dans 

{{)  Madame  de  Caylus  ei  madame  la  cliano'oesie 
de  Maisoiifort  étaient  les  seules  personnes éiraugères 
à  la  maison  de  Saint-Cyr,  qui  eussent  des  rôles  dans 
la  piëi-e  (VK^lher. 


9 


la  première  cour.  11  était  alors  mie  heure 
(le  Taprès  midi.  Bientôt  madame  de  Rlainle- 
non  parut  ayant  à  sa  droite  le  père  de  La 
Chaise,  confesseur  du  roi',  et  à  sa  gauche 
mad.imede  Loubert.  Venaient  ensuile  plu- 
sieurs dignitaires  de  l'ordre  des  Jésuites, 
douze  e\('{|iiPs,  madame  de  Miramion,  que 
sa  gnmde  di'votiou  jointe  k  sa  haute  nais- 
sance ava;ei;t  niise  en  faveur  à  la  cour,  et 
quelques-unes  de  ses  pieuses  amies.  Le  cor- 
tège était  fermé  par  les  trente-six  Dames 
et  les  vingl-qnatre  converses  de  la  maison. 
Malgré  le  calme  apparent  du  visage  de 
madame  de  iMaintemm.on  y  pouvait  lire,  ce 
que,  du  reste,  elle  répétait  souvent,  qu'elle 
avait  un  caractère  à  n'être  jamais  parfaite- 
ment heureuse.  Son  costume,  habituellement 
très  sévère,se  composait  cp  jour-là  d'une  robe 
de  soie  noire  etd'un  camail  de  pareille  étoffe, 
au-dessus  duquel  brillait  une  croix  d'or, 
semée  de  fleurs  de  lis ,  que  les  dames  de 
Saint-Louis  lui  avaient  donnée,  et  sur  la- 
quelle étaient  gravés  ces  deux  vers  où  l'on 
reconnaissait  bien  l'esprit  et  la  délicatesse 
de  Racine,  qui  eu  était  l'auteur  : 

Elle  esl  notre  guide  fidèle; 
Noire  fulicilé  vlenl  d'elle. 

Louange  ingénieuse  à  laquelle  madame 
de  Maintenon  s'était  montrée  fort  sensible, 
et  qui  n'avait  fait  qu'accroître  sa  prédilec- 
tion pour  la  maison  de  Saint-Cyr  et  pour 
son  poëte  favori  ! 

•  Oui,  mon  père,  disait  elle  au  père  de 
La  Chaise  en  marchant  plus  lentement 
quand  elle  fut  arrivée  au  milieu  de  la  haie 
que  formaient  les  demoiselles,  voilà  ma  fa- 
mille chérie  :  que  ne  puis-je  me  voir  cha- 
que jour  à  cette  grande  table  où,  environnée 
de  toutes  mes  lille.s,  je  me  trouve  plus  à 
mon  aise  qu'au  banquet  royal* ?  » 

En  ce  moment,  madame  de  Maintenon 

(i)On  disait  à  cette  époque  le  père  de  La  Cfiaise. 
Voir  tes  Mémoires  du  temps,  les  lettres  de  Racine,  etc. 
(S)  Ces  paroles  sont  historiques. 


aperçut  dans  les  rangs  mademoiselle  de 
Langeais,  qu'elle  salua  d'un  signe  de  tête 
particulier  et  avec  une  bienveillance  mar- 
quée. A  cette  nouvelle  preuve  d'afftction, 
mademoiselle  de  Langeais,  sur  qui  tous  les 
regards  s'étaient  portés  à  la  fois,  baissa  les 
yeux  en  rougissant. 

«  Je  devrais  les  aimer  toutes  également, 
dit  alors  madame  de  Maintenon  au  père  de 
La  Chitise,  mais  je  vous  l'avoue,  mon  père, 
il  en  esl  quelques-unes,  mademoiselle  de 
Langeais  entre  autres,  pour  qui  j'ai  une 
amitié  plus  vive  et  presque  maternelle... 

—  Que  mademoiselle  de  Langeais  justifie, 
j'en  suis  sûr,  continua  le  père  de  La  Chaise. 

—  Oui,  mon  père;  car  Dieu  lui  a  donné 
la  modestie  et  la  résignation,  les  deux  pre- 
mières vertus  d'une  femme;  et  puis  elle 
appartient  à  une  des  plus  honorables  fa- 
milles de  France,  à  une  famille  ruinée  par 
les  guerres.  Eh  bien!  malgré  tant  de  titres 
à  la  faveur  du  roi,  ses  deux  frères,  au  lieu 
de  chercher  à  se  pousser  à  la  cour,  comme 
font  tant  d'autres  mpiiis  illustres  et  moins 
capables,  ont  préféré  prendre  du  service 
dans  les  armées;  aussi,  j'aime,  je  protège 
celte  enfant,  et,  ce  malin  encore,  j'ai  prié 
le  roi  de  donner  à  la  comtesse  de  Langeais, 
sa  mère,  une  haute  preuve  de  son  intérêt; 
mais  je  ne  veux  pas  que  mademoiselle  de 
Langeais  l'apprenne  |)ar  moi.  » 

En  parlant  ainsi,  madame  de  Maintenon 
était  arrivée  devant  le  péristyle  du  bâti- 
ment principal.  En  levant  les  yeux,  elle 
aperçut  une  inscription  ainsi  conçue  devant 
laquelle  elle  s'arrêta  : 

A  Madame  de  Maintenon. 

Elle  voit  les  honneurs  avec  indifférence  ; 

Son  coeur  de  vains  désirs  n'est  jamais  combattu;' 

Sa  maison  même  de  plaisance 

Est  une  école  de  vertu. 

«  Madame  de  Loubert,  dit  madame  de 
Maintenon  en  se  tournant  vers  la  sous- 
prieure,  je  n'accepte  que  la  dernière  partie 
de  l'éloge;  encore  vous  en  revient-il  une 


H) 


bonne  part.  Mais,  ne  pourrais-je  savoir  à 
qni  je  dois  un  compliment  si  ll.itfeur? 

—  La  jeune  Musc  qui  m'a  remis  ces  vers 
a  demandé,  il  est  vrai,  de  n'être  pas  nom- 
me'e,  répondit  la  sous-prieure  k  voix  basse; 
mais  en  ne  la  faisant  connaître  qu'à  vous,  je 
n'aurai  [as  trahi  son  secret. 

—  C'est  d(inc  une  de  nos  demoiselles  ? 

—  Oui,  madame. 

—  Et  vous  l'appelez? 

—  Mademoiselle  de  Laiif^eais. 

—  Cette  clière  enfant!  pensa  madame  de 
Muintenon  ;  son  instinct  l'a  portée  à  me  re- 
mercier avant  deconnaître  le  bienfait  qu'elle 
me  doit.  » 

Elle  se  retourna  pour  chercher  des  yeux 
mademoiselle  de  Langeais,  et  leurs  regdrds 
se  rencontrèrent.  Celle-ci  avait  compris  à 
l'émotion  de  son  cœur,  que  madame  de  Lou- 
bert  venait  de  manquer  à  sa  promesse,  et 
malgré  le  désir  sincère  qu'elle  lui  avait  ex- 
primé, elle  fut,  il  faut  bien  le  dire,  inté- 
rieurement enchantée  de  celte  petite  in- 
discrétion. 

«  Vous  le  voyez,  mon  père,  dit  madame 
de  Maintenon  au  père  de  La  Chaise,  elles 
me  traitent  en  reine. 

—  Ne  l'êtes- vous  pas  devant  Dieu?»  ré- 
pondit tout  bas  le  confesseur  du  roi. 

A  ces  mots,  un  éclair  d'orgueil  passa  sur 
le  visage  de  madame  de  Maintemm  et  anima 
sa  physionomie  ;  mais  un  instant  de  ré- 
flexion suffit  pour  lui  rendre  son  calme,  son 
humilité  ordinaires. 

En  entrant  dans  un  des  salons  du  rez- 
de-chaussée,  elle  trouva  l'architecte  de 
Saint-Cyr, le  célèbre  Mansard,  quelle  avait 
mandé  et  qui  l'attendait. 

«  M.  Mansard,  lui  dit  elle,  les  eaux  nous 
tourmentent  de  plus  en  plus  et  les  caves  en 
sont  pleines.  Si  Majesté  a  dépensé,  pour 
faire  construire  cette  maison  sur  vos  devis, 
quinze  cent  mille  livres,  une  somme  énor- 
me; il  est  bien  regrettable,  vraiment ,  que 
vous  n'ayez  pas  prévu  cet  inconvénient  au- 
quel il  faut  remédier  à  tout  prix;  car  la 


sauté  de  nos  demoiselles  en  pourrait  souf- 
frir. » 

Mailaïue  de  Maintenon  avait  dans  ses  re- 
montrances un  ton  sec  et  froid  qui  la  ren- 
dait terrible  pour  tous  ceux  qui  s'y  étaient 
exposés.  .Mansard  lui  développa,  non  sans 
quelque  émotion,  les  moyens  qu'il  comptait 
employer  pour  assainir  la  maison. 

«  C'est  bien,  dit  elle,  quand  elle  eut  dis- 
cuté un  instant  avec  lui  sur  les  réparations 
nécessaires,  avec  une  sagacité  qui  surprit 
tous  les  assistants.  Je  connais  les  ressour- 
ces de  votre  habileté,  et  j'espère  qu avant 
trois  uiois  vous  vous  serez  rendu  maître  de 
voire  ennemi  souterrain.  •> 

Mansard  s'inclina  et  sortit. 

«  Messeigneurs ,  dit  alors  madame  de 
Maintenon  en  se  tournant  vers  les  Jésuites 
et  les  évêques.  Sa  Majesté  n'arrivera  qu'à 
deux  heures  précises.  Je  suis  sûre  de  préve- 
nir vos  désirs  en  vous  offrant  d'attendre  cet 
instant  à  la  chapelle,  où  nous  demanderons 
à  Dieu  les  indulgences  dont  nous  avons 
peut-être  besoin  au  moment  d'assister  à 
une  solennité  bien  innocente,  je  le  sais, 
mais  pour  laquelle  M.  le  curé  de  Versailles 
est  cependant  sans  pitié.  • 

Ils  se  dirigèrent  tous  vers  la  cliapeiie, 
précédés  de  madame  de  Maintenon.  Che- 
min faisant,  le  père  de  La  Chaise  combattit 
l'opinion  du  curé  de  Versailles,  prétendant 
que  rien,  ni  dans  les  délibérations  des  con- 
ciles, ni  dans  les  canons  de  l'Eglise,  n'au- 
torisait une  pareille  rigueur  à  l'égard  des 
spectacles  honnêtes  et  surtout  religieux, 
comme  celui  qu'où  allait  donner  à  Saint- 
Cyr. 

11. 

A  peine  madame  de  Maintenon  eut-elle 
traversé  leurs  rangs,  que  les  demoiselles  de 
S.iitit-Cyr,  rendues  à  la  liberté,  entièrent 
en  recré.ition.  En  ce  moment,  une  converse 
passa  au  milieu  d'elles  tenant  à  la  main 
qiiclcpies  IfUres  que  le  courrier  venait  d'ap- 
porter, et  appelant  les  demoiselles  pour  qui 
files  étaient  destinées  : 


H 


—  Mademoisplle  de  Lanpoais  !  dil-plle. 

—  Langeais!  Langeais  !  cru'ioul  à  la  {<>\s 
vingt  demoiselles;  elle  était  là  tout  à  Plienre, 
Langeais!  Ah!  la  voici  !  venez  donc!  une 
lettre  pour  vous. 

—  Une  lettre!  dit  mademoiselle  de  Lan- 
geais accourant. 

—  Oui,  mademoiselle,  une  lettre  de  Beau- 
vais. 

—  De  ma  mère  !  Oh  !  donnez,  donnez.  » 
Elle  prit  la  lettre  avec  joie  et  demanda  la 

permission,  qui  lui  fut  accordt'e,  d'aller  la 
lire  dans  le  dortoir  où  elle  lourr.iit  être 
seule.  Une  lettre,  en  ed'rt,  est  une  conver- 
sation intime,  et  mademoiselle  de  Langeais 
ne  comprenait  pas  que  l'on  pût,  cwmiîie  le 
faisaient  quelques  unes  de  ses  camarades, 
la  lire  au  milieu  de  deux  cents  personnes. 
Il  lui  aurait  semblé  qne  tout  le  monde  , 
à  l'expression  de  sa  physionomie,  en  devi- 
nait le  contenu. 

Elle  alla  donc  au  dortoir  qui  était  désert 
en  ce  moment,  et  s'assit  près  de  son  lit  en 
murmurant  :  «  Ma  mère  !  ma  bonne  mère!  » 

Avant  d'ouvrir  la  lettre  elle  en  examina 
l'adresse  qui  lui  parut  écrite  d'une  main 
moins  ferme  que  d'habitude.  Alors,  elle  se 
rappela  qu'elle  en  avait  déjà  reçu  une,  il  y 
avait  très  peu  de  jours,  et  elle  redouta  quel- 
que malheur.  Enfin  ,  elle  rompit  le  cachet 
en  tremblant. 

Elle  la  parcourut  d'abord  d'un  regard  in- 
quiet, et  presque  aussitôt  ses  yeux  s'étant 
remplis  de  larmes,  elle  fut  obligée  de  s'ar- 
rêter. 

«  Hélas!  pensa-t-elle,  mes  pressentiments 
ne  me  trompaient  pas.  Pauvre  mère!  tou- 
jours de  ncuv.^aux  malheurs  !  » 

Cependant,  au  bout  de  quelques  instants, 
elle  put  lire  la  lettre  de  sa  mère  qui  était 
conçue  en  ces  termes  : 

«Ma  chère  fille, 

•  Je  vous  écrivis,  il  y  a  huit  jours,  par 
madame  de  Nyons,  qui  devait  vous  faire  de- 
mander au  parloir  et  vom  donner  des  nou- 


velles de  ma  santé.  Mad-ime  de  Nyons  a  dû 
viius  iliie  aussi  couibit'u  l'incertitnde  où  j'é- 
tais sur  le  sort  de  vos  deux  frères  me  cau- 
sait de  chagrin.  Les  nouvelles  que  j'ai  re- 
çues depuis  son  départ  ont  changé  ce  cha- 
grin en  une  in()uiétufle  mortelle.  Votre  frère 
aîné  a  été  grièvement  blessé  au  siège  d'Ath, 
et  on  l'a  transporté  dans  un  hôpital  où  la 
multitude  des  malades  fait  qu'on  ne  peut 
leur  donner  tous  les  soins  dont  ils  auraient 
besoin.  C'est  M.  de  Pierrefonds,  un  de  ses 
amis,  qui  me  l'a  écrit,  en  me  mandant  que 
s'il  avait  en  deux  ou  trois  cents  livres  à  sa  dis- 
position, il  aurait  fiit  porter  votre  frère 
dans  une  maison  particulière  où  il  pense' 
que  sa  santé  se  remettrait  bien  plus  promp- 
tement.  Vous  devinez  les  transes  où  celte 
lettre  m'ajetée.  J'ai  aussitôt  fait  vendre  chez 
un  orfèvre  de  la  ville  quelques  bijoux,  et  je 
me  suis  empressée  d'envoyer  six  cents  li- 
vres à  M.  de  Pierrefonds.  Piiisse-t  il  m'ap- 
prendre  bientôt  que  mon  cher  fils  est  hors 
de  danger!  Quant  à  votre  frère  Georges,  je 
n'ose  vous  dire  tous  les  torts  qu'on  lui  re- 
proche, tellement  ils  sont  graves.  M.  de 
Laissac,  son  capitaine,  qui  est  un  ancien 
ami  de  votre  père,  m'annonce  qu'il  est  dis- 
sipé et  joueur,  qu'il  est  inquiété  pour  des 
dettes  qui  le  feront  renvoyer  du  service, 
s'il  ne  s'acquitte  bientôt.  Et,  cependant, 
l'insouciance  de  votre  frère  est  si  grande 
que  dans  sa  dernière  lettre  il  ne  me  dit  rien 
de  ses  embarras,  et  ne  me  parle  au  con- 
traire que  de  son  affection,  de  son  dévoue- 
ment en  termes  qui  m'ont  fait  verser  des 
larmes  ;  car  vous  savez,  ma  chère  Loui- 
se, combien  il  est  bon  et  comme  il  nous 
aime  tous,  vous  surtout,  pour  qui  il  me 
charge  d'un  million  d'amitiés.  Ce  cher  en- 
fant! je  comprends  son  silence;  il  aura 
craint  de  me  tonrmenter  en  m'insiruisant 
de  sa  position.  J'ai  aussitôt  écrit  à  M.  de 
Laissac  pour  le  prier  de  me  faire  savoir 
quelle  est  la  somme  que  votre  frère  doit. 
Pourvu  qu'elle  ne  soit  pas  trop  considéra- 
ble! Pourvu  que  le  restant  de  mes  bijoux 


12 


et  de  mes  pierreries  puisse  y  suffire!  Vous 
voyez  parla,  ma  chère  fille,  si  j'ai  tort  d'être 
trisie.  Je  sais  l)ien  que  mes  mallieurs  ne 
sont  pas  votre  ouvrage  et  que  vous  ne  de- 
vriez pas  en  souffrir  ;  mais  à  qui  ouvrirai-je 
mon  cœur,  si  ce  n'est  à  vous?  Ah!  si  ma- 
dame de  Miiiilenon,  qui  vous  aime  tant, 
connaissait  notre  détresse,  elle  appellerait 
sur  nous,  j'en  suis  sûre,  les  faveurs  de  Sa 
Majesté',  car  la  vraie  noblesse  n'a  pas  de  meil- 
leur avocat  au|)rès  du  roi  !  Mais  ces  faveurs 
ne  dussent-elles  jamais  venir,  il  faut  les  at- 
tendre avec  re'signation  et  non  les  solliciter, 
sous  peine  de  s'en  montrer  indigne.  Vous 
connaissez,  à  ce  sujet,  mes  sentiments  qui 
étaient  ceux  de  votre  père;  je  sais  qu'ils 
sont  aussi  les  vôtres,  et  je  vous  en  félicite. 
Adieu,  ma  fille,  priez  Dieu  pour  vos  frères 
et  pour  moi,  qui  suis  quelquefois  injuste  en- 
vers lui  ;  mais  il  me  pardonnera,  car  je  suis 
bien  malheureuse,  et  le  malheur  aigrit. 
Pauvre  Georges!  Avec  quelle  impatience 
j'attends  la  réponse  de  M.  de  Laissée!  si 
trois  mille  livres  suffirent,  je  pourrai  peut- 
êlre,  en  veuilanl  tout  le  superflu  que  j'ai 
conservé  jusqu'à  ce  jour,  payer  ses  dettes 
et  le  maintenir  dans  son  emploi  ;  mais  si  la 
somme  qu'il  doit  est  plus  considérable... 
que  faire  alors?  ..  Vous  vous  apercevrez  en 
lisant  celte  lettre,  ma  chère  Louise,  qu'elle 
a  été  souvent  arrosée  de  mes  larmes  el  (pie 
ma  main  a  bien  tremblé  en  l'écrivant.  Quel- 
quefois ma  lêie  se  perd,  mes  idées  devien- 
nent confuses ,  il  me  semble  que  je  suis  ri- 
che, que  j'ai  des  chevaux,  des  carrosses, 
des  laquais  à  mes  ordres...  comme  autre- 
fois., puis,  mon  rêve  fini,  je  me  retrouve 
aux  prises  avec  la  plus  terrdîle  des  réalités, 
loin  de  trois  enfants  pour  qui  j'ai  la  plus 
vive  tendresse,  et  ne  pouvant  rien  pour  eux, 
pour  leur  bonheur.  Voilà,  ma  fille,  le  dé- 
nouement d'une  vie  qui  a  été  éblouissante 
et  enviée  à  son  début  ..  mais  vous  allez 
dire,  peut-être,  vous  qui  êtes  jeune  et  qui 
avez  encore  toutes  vos  illusions,  que  ma 
douleur  m'égare  et  m'entraîne  trop  loin. 


Vou.s  avez  raison,  et  c'est  là  le  tort  ordi- 
naire des  vieux  parents.  Ne  croyez  pas,  au 
moins,  que  ma  santé  soit  altérée  de  ce  qui 
m'arrive  ;  je  ne  sais  comment  il  se  fait,  mais 
elle  résiste  à  toutes  ces  secousses,  et  Dieu 
veut  que  je  me  porte  à  merveille,  malgré 
mon  âge.  Soyez  donc  sans  inquiétude  sur 
moi,  et  surtout  ne  vous  affligez  pas  trop. 
Je  vous  donnerai  des  nouvelles  de  noire 
cher  Georges  et  de  voire  frère  aîné  aussilôt 
que  j'<'n  aurai.  En  attendant,  priez  Dieu 
pour  eux  avec  ferveur.  Je  vous  embrasse 
bien  tendrement , 

«Blanche  de  Langeais  de  Saint-Chamond.» 

Mademoiselle  de  Langeais  mit  longtemps 
à  lire  cette  lettre;  à  chaque  phrase  elle 
s'arrêtait,  des  larmes  obscurcissaient  ses 
yeux,  et  elle  était  impuissante  à  étouffer  les 
sanglots  qui  la  suffoquaient.  .Malgré  si>n  dé- 
vouement à  sa  mère  et  l'uffection  qu'elle 
avait  pour  son  fière  aîné,  c'est  surtout  la 
triste  situation  de  Georges  qui  l'attristait  le 
plus.  Georges  était  presque  de  son  âge; 
leur  jeunesse  s'était  écoulée  sous  le  même 
toit,  dans  les  mêmes  jeux,  et  une  intimité 
touchante  n'avait  jamais  cessé  de  régner 
entre  eux. 

•  Il  se  tuera  !  s'écria-t-elle  en  cachant  sa 
tête  dans  ses  mains,  quand  elle  eut  achevé 
la  lettre;  et  ma  mère!  que  deviendra-t-elle 
alors?  ô  mon  Dieu  i  mon  Dieu  !  » 

Eu  ce  moment  les  cloches  de  la  commu- 
nauté sonnèrent  de  nouveau.  C'était  le  si- 
gnal de  l'arrivée  du  roi  et  de  la  cour. 

«  Hélas  !  dit  en  soupirant  mademoiselle 
de  Langeais,  il  ne  m'est  pas  même  permis 
de  pleurer  en  liberté  ;  il  faut  aller  assister 
à  cette  fête,  paraître  heureuse  et  gaie,  afin 
de  n'en  pas  troubler  l'harmonie  par  mes 
larmes.  » 

Elle  essuya  donc  ses  yeux  et  descendit 
dans  la  cour  d'honneur  où  foutes  ses  cama- 
rades étaient  déjà  réunies  sur  deux  rangs. 
Madame  de  Mainteuon,  suivie  de  madame 
de  Loubert,  du  père  de  La  Chaise,  desévê- 


^3 


ques,  des  jésuites  et  de  madame  de  Mira- 
mion,  e'Iait  alle'e  recevoir  le  roi  à  !a  des- 
cente de  Son  carrosse. 

La  coar  d'honneur  de  Saint-Cyr  pi  ésentait, 
au  moment  de  l'entrée  du  roi  et  de  sa  suite, 
ii!i  spectacle  aussi  curieux  qu'imposant. 
Cette  h.ie  de  deux  cent  cinquante  jeunes 
personnes,  dont  le  costume  était  si  con- 
venablement ordonné  pour  produire  de 
l'firet  sans  chercher  l'effet,  la  richesse  des 
autres  cosiuiiies  au  milieu  desquels  se  déta- 
chaient les  soutanes  des  douze  évêques  et 
celles  des  jésuites,  le  bruit  des  cloches  qui 
sonnaient  toujours  à  grande  volée,  lnut 
cela  lût  frqipé  l'imaginalion  la  muiiis  ini- 
pressionuiible,  quand  bien  même  le  roi 
de  France  n'eût  pas  été  présent.  Après  avoir 
sa' né  madame  de  Mnintenon  et  les  personnes 
qui  i'iiccompagnaient,  Louis  XIV  se  mit  en 
marche,  ayant  à  sa  droite  la  reine  d'Angle- 
terre, qui,  forcée  de  fuir  devant  les  armées 
victorieuses  du  parti  prolestant,  s'étiiit  re- 
tirée, comme  on  sait,  à  la  cour  de  France 
avec  le  roi  Jacques  II,  son  époux.  La  reine 
portiiit  une  robe  de  velours  noir,  dont  un 
chapelet  de  magnifiques  diamants,  placés  à 
une  distance  assez  rapprochée,  bordait  le 
corsage. 

«  Qu'elle  est  belle  !  »  pensèrent  les  demoi  • 
sellesde Saint-Cyr  ;  et  presque  aussitôt  leurs 
regards  furent  attirés  par  les  diamants  de  la 
reine  d'Angleterre  qui  les  saluait  majes- 
tueusement en  |)assant  devant  elles. 

«  Mon  pauvre  frère  !  murmurait  en  même 
temps  mademoiselle  rie  Langeais  toute  pré- 
occupée de  sa  douloureuse  lecture,  com- 
ment le  sauver?  » 

En  ce  moment  l'horloge  de  la  pension 
sonna  deux  fois  ;  c'était  l'heure  fixée  pour 
la  première  représentation  dEsther. 

IH. 

Louis  XIV  avait  alors  cinquante-un  ans, 
et  il  était  dans  la  splendeur  de  cette  ma- 
jt  sié  naturelle  que  Dieu  avait  ajduiée  à  celle 
du  rang  îuprême.  Dans  toute  la  cour  on  ne 


citait  que  Racine  qui  pût  lui  être  comparé 
pour  la  dignité  du  port,  de  la  démarche, 
pour  cette  beauté  qui  frappe  les  regards. 
Ainsi,  par  un  éi range  caprice  du  hasard,  le 
roi  de  France  et  celui  des  hommes  illustres 
de  son  époque  dont  l'intelligen  e  a  jeté  l'é- 
clat le  plus  vif,  avaient  reçu  de  la  nature  les 
mêmes  avantages  extérieurs.  Ce  jour-là,  Ra- 
cine marchait  immédiatement  après  le  roi 
qui,  tout  en  se  rendant  à  la  salle  préparée 
pour  le  spectacle,  expliquait  à  la  reine  d'An- 
gleterre l'idée  qui  avait  présidé  à  la  fonda- 
tion de  Saint-Cyr. 

«  Oiii.  m.id.ime,  disait  le  roi,  toutes  ces 
demoiselles  sont  issues  du  plus  pur  sang  de 
ma  noblesse;  et  |)resque  toutes  sont  pau- 
vres, parce  (pie  leurs  pères  se  sont  ruinés  au 
service  de  la  France.  Mais  madame  de  Main- 
tenon,  dont  la  charité  est  inépuisable,  les  a 
adoptées  pour  ses  filles,  et  le  roi  de  Fr.ince 
ne  les  abinuionnera  pas  D'abord,  j'ai  donné 
d  la  communauté,  en  rentes  et  bénéfices, 
une  somme  de  deux  cent  mille  livres  par 
an,  dont  une  partift  servira  à  doter  les 
moins  fortunées  ;  mais  devant  entrer  dans 
la  maison  de  sept  à  douze  ans,  l'édu'atioQ 
qu'elles  auront  reçue  les  fera  rechtircher  par 
mes  meilleurs  geniilhommes;  et  ceux-là  qui 
me  seconderont  dans  mes  vues  n'auront  pas 
à  s'en  repentir!  Votre  Majesté  approuve- 
t-elle  ce  plan? 

—  Sire,  je  l'admire,  et  je  suis  sûre  que 
toutes  ces  demoiselles  et  leurs  familles  vous 
bénissent  du  fond  de  leurcœur. Cependant... 
ajouta  la  reine  d'Angleterre  en  hésitant. 

—  Une  objection?  dit  le  roi  en  souriant; 
parlez,  madame,  parlez. 

—  Votre  Majesté  le  permet? 

—  Je  vous  en  prie. 

—  Les  demoiselles  ne  pouvant  rester  à 
Saint-Cyr  au-delà  de  vingt  ans,  que  devien- 
dront celles  qui  ne  voudraient  ni  se  marier, 
ni  entrer  dans  le  monde?  Votre  Majesté 
n'aurait- elle  pu  les  autoriser  à  demeurer 
(];:ns  une  maison  où  elles  ont  été  ('levées, 
qu'elles  aiment  \,,. 


u 


—  Et  à  faire  des  vœux,  continua  le  roi. 
Cettequestion  a  été  longtemps  débattue;  mais 
je  vais  vous  faire  entendre  à  ce  sujet  Topi- 
nion  li'une  dt*s  personnes  les  plus  compé- 
tentes du  royaume.  » 

En  ce  moment  le  père  de  La  Chaise  se 
trouvait  près  du  roi  qui  lit  quelques  pas  vers 
lui. 

«  Mon  père,  dit  Louis  XIV  à  son  confes- 
seur, la  reine  d'Angleterre  vient  de  m'ex- 
poser  un  doute.  Elle  s'est  demandée,  comme 
nous,  s'il  n'eût  pas  été  convenable  de  per- 
mettre aux  demoiselles  qui  désireraient  ne 
pas  quitter  Saint  Cyr  d'y  faire  des  vœux. 

—  Je  prendrai  la  liberté  de  faire  observer 
à  Votre  Majesté  ,  répondit  le  père  de  La 
Chaise  en  s'inclinant  devant  la  reine  d'An- 
gleterre ,  que  l'objet  de  la  fondation  de 
Saint-Cyr  n'est  pas  de  multiplier  les  cou- 
vents, mais  de  donner  à  l'Etat  des  femmes 
bien  élevées.  Il  y  a  assez  de  bonnes  religieu- 
ses et  pas  assez  de  bonnes  mères  de  famille. 
L'éducation  perfectionnée  îi  Saint-Cyr  pro- 
duira de  grandes  vertus,  et  les  grandes  ver- 
tus, au  lieu  d'être  enfermées  dans  le  cloî- 
tre, doivent  servir  àsaticlilier  le  monde'. 

—  Vous  venez  d'entendre  le  plus  élo- 
quent défenseur  du  parti  qui  a  piévalu  jus- 
qu'à ce  jour,  poursuivit  le  roi;  et  ponrt  mt, 
nous  attendrons  les  leçons  du  teuips  pour 
nous  prononcer  délinilivement  à  ce  sujet.  » 

.  Le  père  de  La  Chaise  s'inclina  sans  ré- 
pondre, prévoyant  peut-éire  que  son  ojà- 
nioii  ne  prévaudrait  pas  longteiii[)s.  Eu  t  l'Iet, 
quelques  années  après,  l'organisation  de  la 
maison  de  Saint-Cyr  fut  modiliée,  et  les  de- 
moiselles eurent  la  liberté  d'y  faire  des 
vœux. 

On  était  arrivé  ddus  la  salle  disposée  pour 
la  repréiCtitation.  Outre  les  deux  ceni  cin- 
quante places  réservées  aux  demoiselles  de 
la  maison,  il  en  restait  encore  environ  deux 
cents  qui  étaient  sollicitées  comme  une  fa- 

(1)  Ces  pai-oh's  du  père  do  La  Cliuiscsont  liislmi- 
ques.  Il  en  est  de  même  de  lous  les  détails  coiiceniant 
la  maison  de  Saint-Cyr  et  la  représentation  d'Ksthfr. 


veur  signalée  par  plus  de  deux  raille  per- 
sonnes, et  dont  le  roi  disposait  lui-même. 
A  Saint-Cyr,  les  jours  de  représentation, 
Louis  XIV  se  plaçiit  devant  une  barrière 
mobile  par  laquelle  on  entrait  dans  la  salle; 
à  côté  de  luise  tenait  un  gentilhomme  ayant 
à  la  main  la  liste  des  personnes  invitées,  et 
le  roi  levait  lui-niême  la  barrière  après  s'ê- 
tre assuré  des  droits  de  ceux  qui  se  pré- 
sentaient pour  entrer. 

Ce  jour-là,  trois  fauteuils  avaient  été  dis- 
posés en  face  de  la  scène  et  un  peu  en  avant 
des  autres  places.  La  reine  d'Angleterre 
occupait  celui  du  milieu,  le  roi  son  époux, 
était  à  droite  et  Louis  XIV  à  gauche*.  Les 
princes,  les  princesses.  Monsieur,  frère  du 
roi,  Madame,  mademoiselle  de  Conti,  ma- 
demoiselle de  Blois,  madame  de  Mainlenon 
venaient  immédiatement  après  les  fauteuils 
de  Leurs  Majestés. 

La  salle,  ornée  par  Berin,  décorateur  de 
la  cour,  qui  avait  fait  aussi  les  costumes , 
était  au  complet  lorsque  le  rideau  se  leva. 
Mademoiselle  de  Samt-Osmane  s'avança 
lentement ,  le  visage  à  demi  caché  par  les 
voiles  blancs  qui  flottaient  autour  d'elle,  et 
dit  avec  beaucoup  d'ex|)ression  ,  au  milieu 
d'un  religieux  silence,  ce  majestueux  prolo- 
gue de  la  Piété  qui  précède  la  pièce  : 

«  Du  séjour  bi  n'.icureux  de  la  Divinité, 

n  Je  descende  dans  ce  lieu  par  la  giâce  habile...  » 

Quant  à  la  pièce. ellefut  jouée  avec  un  mer- 
veil.eux  ensen.bie.  Tout  en  rendant  justice 
au  talent  des  habiles  interprètes  que  s'était 
choisis  Racine,  les  courtisans  se  préoccupè- 
rent surtout,  aux  représentations  suivantes, 
des  allusions  que  renfermait  sa  tragédie  ;  ce 
jour-là,  grâce  à  la  composition  particulière 
de  i'audiioire,  rien  ne  vint,  ou  du  moins 
ne  parut  le  dislraire  de  la  pièce  elle  mèuic, 
dont  le  sujet  était  tn  pai  faite  harmonie 
avec  les  croyances  ei  les  idées  de  tous.  Mais 
ce  q>ii  e.\cilu  siiitou;  l'aduiiration,  ce  fut  la 

(\)  Mémoires  de  Dangeau. 


15 


Cffleste  poésie  des  chœurs,  IfS  plus  beaux 
qui  existent  en  aucune  langue,  rt  auxquels 
Moreaii,  premier  compositeur  de  la  c'a- 
pelle  (lu  roi,  avait  ad.ipté  une  musique  di- 
gne d'eux.  Transporté,  ravi  pirie  cliarme 
vérit.iblement  divin  de  cette  poésie,  de  ces 
voix  si  fraîches  et  si  ppres,  de  ces  ravis- 
sants accords,  le  roi  donnait  lui  niêiue , 
mais  à  la  fin  de  chaque  acte  seulement,  pour 
ne  pas  troubler  la  pièce,  le  signal  des  ap- 
plaiulisseinenfs. 

La  représentation  fut  terminée  à  cinq 
heures.  Aussitôt  après,  Louis  XIV,  le  roi  et 
la  reine  d'Angleterre  passèrent  dans  une 
autre  salle  où  devaient  se  rendre  toutes  les 
dames  et  demoiselles  qui  avaient  joué  ou 
chanté  dans  Esther,  pour  recevoir,  en  pré- 
sence de  leurs  camarades,  les  félicitations 
de  Leurs  Majestés. 

Madeiiu)iselle  de  Langeais  n'avait  pas 
pris,  comme  on  pense  bien,  un  vif  intérêt  h 
la  représentation  iVEsther,  et  ni  la  beauté 
du  spectacle,  ni  la  présence  de  la  cour  n'a- 
vaient pu  lui  faire  oublier  un  moment  les 
tristes  nouvelles  qu'elle  avait  reçues  de 
sa  mère.  Aussi  son  accabieuient  n'avait  pas 
échappé  à  celles  de  ses  amies  qui  étaient  le 
plus  rapprochées  de  sa  place,  et,  après  la 
pièce,  mademoiselle  de  Chàlus,  l'une  d'el- 
les, lui  ayant  pris  affectueusement  les 
mains,  essayait  de  faire  diversion  à  sa  dou- 
leur. 

«  Louise,  lui  disait-elle,  en  arrivant  dans 
la  salle  où  la  reine  d'Angleterre  se  trouvait 
déjà,  et  causait  avec  madame  de  Mainte  non, 
avez -vous  remarqué  les  diamants  que  la 
reine  d'Angleterre  porte  à  sou  corsage  ? 
voyez  coKiuie  ils  sont  beaux,  celui  du  milieu 
surtout  ! 

—  Très  beaux,  répondit  avec  indifférence 
mademoiselle  de  Langeais,  en  jetant  un  re- 
gard distrait  sur  les  diamants  de  la  reine. 

—  Alais,  ma  chère  Louise,  qu'avez-vous 
donc  aujourd'hui?  reprit  mademoiselle  de 
Châlus;  en  vérité,  vous  m'effrayez... 

—  Merci,  Hélène,  merci.  Hélas!  je  suis 


bien  malheureuse...  cette  lettre  de  ma  mère 
que  j'ai  reçue  ce  matin... 

—  Et  nous  n'y  pouvons  rien? 

—  Rien,'  dit  mademoiselle  de  Langeais 
en  serr.iut  avec  elfusion  les  mains  de  sa 
meilleure  amie. 

Le  roi  adressa  ses  complimenls  à  tous 
ceux  qui  avaient  concouru  à  la  représenta- 
tion ^VEalher,  en  coumiençant  par  l'auteur 
de  la  tragéilie. 

«  Monsieur  Racine,  lui  dit-il  de  sa  voix  la 
plus  bienveillante,  douterez-vous  encore  de 
votre  talent?  mais,  je  vous  en  préviens,  ceci 
est  un  engagement  pour  l'avenir,  et  j'espère, 
avec  madame  de  Maiutenon,  que  vous  trou- 
verez dans  les  livres  saints  les  éléments 
d'un  nouveau  succès  aussi  pur  et  aussi  beau 
que  celui  iVEsther. 

—Sire,  j'essaierai,  »  dit  Racine  en  s'incli- 
nant.  Cet  e^sai  valut  Athalie  à  la  France. 

Les  daines  et  les  demoiselles  qui  avaient 
contribué  à  la  solennité  du  jour  eurent 
aussi  leur  part  d'éloges,  ainsi  que  le  com- 
positeur Moreau,  que  h  roi  loua  fort  sur  la 
mélolieuse  simplicité  des  chœurs.  Berin, 
lui-même,  ne  fut  pas  oublié  pour  ses  drco 
rations. 

Il  et  lit  six  heures  du  soir,  et  la  cour  se 
disposait  à  partir  pour  Versailles.  Au  mo- 
ment de  passer  le  seuil  de  la  salle,  et  après 
avoir  parlé  à  plusieurs  demoiselles  dont 
madame  de  î\Iainienon  lui  désignait  la  fa- 
mille, la  reine  d'Angleterre  jeta  par  hasird 
les  yetix  sur  sa  toilette  et  s'aperçut  que  le 
plus  gros  des  diamants  qu'elle  portait  s'était 
détaché  de  snn  corsage.  Elle  en  prévint  ma- 
dame de  Alaiutenon,  et  elles  revinrent  sur 
leurs  pas  p')ur  le  chercher. 

En  un  instant  tout  le  monde  sut  que  la 
reine  d'Angleterre  avait  perdu  un  de  ses 
diamants,  et  qu'on  ne  le  retrouvait  pas  dans 
la  salle. 

«  Cela  est  d'autant  plus  étrange,  dit  ma- 
demoiselle de  Cliâlus  à  madame  de  Mainte- 
non,  que  je  l'ai  aperçu  tout  à  l'heure  au  cor- 
sage de  Sa  Majesté. 


6 


—  Depuis  que  Sa  Majesté  est  entrée  dans 
cette  salle?  demanda  mad.iine  de.Maintenon. 

—  Oui,  madame,  et  mademoiselle  de  Lan- 
geais l'a  vu  coffime  uioi.  N'est-il  pas  vriii , 
Louise?» 

Mademoiselle  de  Langeais  répondit  parun 
signe  de  lête  aflirniatif,  et  l'on  chercha  de 
nouveau  le  diamant,  mais  sans  plus  de  suc- 
cès qu'auparavant.  Cependant,  le  roi  qui 
était  sorti  depuis  quelques  instants  fit  de- 
mander si  la  reine  d'Angleterre  et  madame 
de  Maiutenon,  qui  devaient  être  de  suii  car- 
rosse, étaient  prêtes  à  partir. 

En  ce  moment  madame  de  Maintenon 
s'appniclia  de  la  reine  d'Angleterre,  à  qui 
elle  dit  quelques  mots  à  voix  basse.  Aussilôt 
la  reine  s'éloigna,  et  madame  de  Maintenon 
resta  seule  avec  les  demoiselles  de  la  maison 
et  la  sous-prieure. 

«Madame  de  Loubert ,  dit -elle  alors, 
veuillez  faire  fermer  les  portes.  Le  diamant 
de  la  reine  a  été  perdu  ici,  je  ne  quitterai 
pas  Saint-Cyr  qu'il  ne  soit  retrouvé.  » 

A  ces  mots  prononcés  de  ce  ton  sévère 
et  dur  que  le  moindre  mécontentement 
donnait  à  madame  de  Maiutenon,  les  de- 
moiselles se  regardèrent  eu  tremblant, 
comme  si  elles  avaient  prévu  que  quelque 
chose  d'extraordinaire  allait  se  passer.  Ma- 
dame de  Loubert  obéit. 

«  A  présent,  reprit  madame  de  Mainte- 
non, toutes  ces  demoiselles  vont  passer  de- 
vant moi,  une  k  une,  en  commençant  par  la 
classe  verte.  » 

La  classe  verte  était  la  plus  avancée  en 
âge;  les  demoiselles  qui  en  faisaient  partie 
ayant  de  quinze  à  vingt  ans. 

L'onlre  donné  par  madame  de  Maintenon 
reçut  aussitôt  son  éxecution,  et  les  soixante- 
dix  demoiselles  qui  composaient  la  classe 
verte  commencèrent  à  défiler  sous  ses  yeux, 
lentement  et  l'une  après  l'autre.  Madame 
de  Maintenon  ne  leur  adressait  pas  une  pa- 
role, mais  elle  les  enveloppait  d'un  regard 
peiçant,  inquiSildir,  dont  elle  avait  plu- 
sienrs  ïo\<=  l'pn  uvé  la  pisissi^nce.  bim  per- 


suadée que  s'il  y  avait  une  coupable,  son 
trouble  seul  la  trahirait. 

Cependant  presque  toute  la  classe  verte 
avait  défi'é,  et  cette  interrogation  muette 
n'avait  eu  aucun  résultat  apparent. 

Mais  quand  ce  fut  le  tour  de  mademoiselle 
de  Langeais,  il  se  passa  une  scène  inatten- 
due, étrange.  On  a  vu  rufléction  presque 
maternelle  que  madame  de  Maintenon  lui 
témoignait.   Ce  sentiment   était   tel,  quk 
l'approche  de  Louise,  le  visage  de  madame 
I    de  Maintenon  s'était  tout  à  coup  radouci  et 
!    qu'elle  semblait  dire  à  son  élève  favorite: 
:    «  Passez,  mon  enfant,  ce  n'est  pas  sur  vous 
que  se  portent  mes  soupçons.  » 

El  pourtant,  lorsque  Louise  de  Langeais 
fut  arrivée  devant  sa  bienfaitrice,  elle  la  re- 
garda douloureusement  en  portant  la  m  lin 
à  son  cœur,  chaucela  un  instant  et  tomba 
évanouie  sur  le  parquet. 

IV. 

Madame  de  Maintenon  ne  retourna  pas  à 
Versailles  ce  jour-là.  Elle  fit  transporter 
mademoiselle  de  Langeais  dans  une  chain- 
bre  voisine  de  l'appartement  qu'elle  avait  à 
Saint-Cyr  et  s'y  rendit  dans  la  soirée.  Elle 
trouva  Louise  couchée,  la  tête  tournée  con- 
tre la  muraille,  le  visage  caché  dans  ses 
mains.  Elle  s'approcha  du  lit  et  l'appela  : 

•  Louise,  lui  dit-elle,  vous  êtes  malade, 
vous  souflVez  ?  » 

A  cette  voix,  mademoiselle  de  Langeais 
tressaillit*,  mais  elle  garda  le  silence  et  ne 
se  retourna  pas. 

«  Nous  sommes  seules,  reprit  madame  de 
Maintenon  à  voix  basse,  vous  savez  l'amitié 
que  j'ai  pour  vous  ;  parle/.-moi  avec  fran- 
chise et  ma  bienveillance  vous  restera. 

—  Oh  !  madame,  murmura  Louise  en  san- 
glotant, je  n'en  suis  plus  digne. 

—  Ouvrez-moi  votre  cœur  et  nous  ver- 
rons, répondit  madame  de  Maintenon  avec 
bonté. 

—  Ce  diamant,  dit  mademoiselle  de  Lan- 


17 


geais  en  se  tournant  à  denji,  c'est  moi  qui 
l'avais  trouvé  sous  mes  pas,  et  au  lieu  de  le 
rendre...  • 

En  parlant  ainsi,  elle  passa  la  main  sous 
le  chevet  de  son  lit  et  en  retira  le  diamant 
qu'elle  présenta  à  madame  de  Maintenon, 
en  disant  :  «  Le  voilà,  madame.  •  Puis,  se 
retournant  de  nouveau  du  côté  opposé,  elle 
s'écria  avec  désespoir  :  «  Oh  !  ma  mère  !  ma 
mère  !  » 

Madame  de  Maintenon  essaya  d'obtenir 
d'autres  explications  ;  mais  toutes  ses  priè- 
res furent  inutiles.  Elle  sortit. 

«  La  pauvre  enfant!  dit-elle  en  rejoignant 
madame  de  Loubert  qui  l'attendait,  elle  re- 
fuse de  parler.  11  y  a  là -dessous  un  mys- 
tère que  nous  découvrirons  plus  tard  ;  mais 
je  suis  bien  sûre  d' avance  qu'elle  n'a  pas 
cédé  à  un  mauvais  instinct.  • 

A  peine  madame  de  Maintenon  était-elle 
sortie,  que  mademoiselle  de  Langeais  restée 
seule,  se  leva  précipitamment  et  se  dirigea 
vers  une  fenêtre  de  sa  chambre;  on  devine 
dans  quel  but.  Heureusement  une  dame- 
professe  entra  à  l'instant  même  et  s'élança 
vers  elle  assez  à  temps  pour  la  retenir.  En 
regagnant  son  lit,  Louise  passa  devant  une 
image  du  Christ,  et  se  laissant  tomber  à 
genoux  : 

«  0  mon  Dieu  !  dit-elle  en  pleurant,  vous 
n'avez  pas  voulu  que  je  commisse  un  nou- 
veau crime;  grâces  vous  soient  rendues! 
mais  achevez  votre  œuvre  et  donnez-moi  la 
force  de  vivre  pour  expier  ma  faute  !  » 

Vers  le  milieu  de  la  nuit  la  fièvre  se  dé- 
clara, et  sa  violence  augmentant  d'heure  en 
heure ,  occasionna  bientôt  le  délire.  Ma- 
dame de  Maintenon  soupçonna  alors  toute 
la  vérité.  Aux  mots  entrecoupés  et  vides  de 
sens  en  apparence  que  prononçait  par  in- 
tervalles mademoiselle  de  Langeais,  elle 
comprit  qu'un  grand  malheur  menaçait  un 
de  ses  frères,  et  que,  séduite,  entraînée  par 
un  funeste  hasard,  elle  s'était  perdue  pour 
lui. 

Cependant  madame  de  Langeais  avait 
foMi:  \l. 


reçu  la  veille  une  lettre  par  laquelle  M.  de 
Pontchartrain  lui  annonçait  que  le  roi,  en 
considération  des  services  de  sa  famille  et 
à  la  requête  de  madame  de  Maintenon,  lui 
accordait  une  pension  de  trois  mille  livres. 
M.  de  Pontchartrain  informait  en  outre  ma- 
dame de  Langeais  que  ses  ordonnances  pour 
l'année  courante  avaient  été  immédiatement 
signées  et  qu'elle  en  pourrait  toucher  le 
montant  par  avance  quand  il  lui  plairait. 

Dans  son  impatience  de  remercier  sa 
bienfaitrice,  madame  de  Langeais  partit  de 
Beauvais  le  soir  même  pour  se  rendre  à  Ver- 
sailles. Elle  y  arriva  dans  la  matinée  d'assez 
bonne  heure,  et  apprit  que  madame  de 
Maintenon  était  à  Saint-Cyr.  Satisfaite  de 
cette  nouvelle,  elle  se  remit  en  route  à 
l'instant. 

«  Pauvre  mère  !  pensa  madame  de  Main- 
tenon quand  on  lui  annonça  madame  de 
Langeais.  Elle  arrive  le  cœur  plein  de  joie, 
et  le  malheur  qui  doit  empoisonner  sa  vie 
entière  est  consommé.  « 

Elle  aurait  voulu  lui  cacher  ce  malheur, 
mais  cela  était  impossible,  et  quand  ma- 
dame de  Langeais  lui  demanda  la  faveur 
d'embrasser  sa  fille,  elle  fut  forcée  de  lui 
dire,  avec  tout  le  ménagement  que  son  ex- 
quise délicatesse  lui  suggéra,  la  cruelle  scène 
de  la  veille  et  la  secousse  que  la  santé  de 
Louise  en  avait  éprouvé. 

Un  moment  après,  madame  de  Langeais 
éplorée,  éperdue,  était  devant  le  lit  de  sa 
fille. 

Louise  fut  longtemps  à  la  reconnaître. 
Elle  la  regardait  fixement,  d'un  air  étonné, 
passait  ensuite  la  main  sur  ses  yeux  comme 
si  un  nuage  les  eût  voilés  et  faisait  de  vains 
efforts  pour  se  rappeler. 

—  Ma  fille  !  s'écriait  madame  de  Langeais 
d'une  voix  déchirante,  tu  ne  me  reconnais 
donc  plus?  c'est  ta  mère  qui  te  parle  et  qui 
t'aime  toujours. 

—  Ma  mère?  disait  Louise  en  la  repous- 
sant, et  en  secouant  la  tête,  elle  est  à  Beau- 
vais. ■» 

2 


18 


Entin,  uiadam-^  de  Langeais  prononça  le 
nom  de  Georges,  du  frère  de  Louise. 

«Georges!  s'e'cria  celle-ci  avec  force  en 
recouvrant  tout  à  coup  sa  raison  ;  ma  mère  ! 
ma  bonne  mère  !  » 

Et  elle  se  précipita  dans  ses  bras  où  elle 
pleura  amèrement.  Puis,  en  se  relevant, 
ayant  aperçu  madame  de  Mairitenon  qui  la 
regardait  avec  attendrissement,  elle  poussa 
un  cri  d'effroi  et  se  cacha  de  nouveau  dans 
le  sein  de  sa  mère  en  murmurant  ces  mots  : 
«i  Grâce  !  pardon  !  » 

V. 

A  la  suite  de  ces  émotions,  le  délire  revint 
et  la  vie  de  mademoiselle  de  Langeais  fut 
en  péril  pendant  plusieurs  jours  i  mais  sa 
jeunesse,  et  les  soins  de  sa  mère  triomphè- 
rent du  mal.-Uu  mois  après,  M.Fagon,  mé- 
decin du  roi,  que  madame  de  Maintenon 
avait  plusieurs  fois  amené  à  Saint-Cyr  pour 
voir  Louise,  déclara  que  tout  danger  était 
désormais  passé,  et  que  mademoiselle  de 
Langeais  pouvait  même  commencer  à  sor 
tir. 

«Ah  !  partons  ;  éloignons-nous  au  plus  tôt 
de  cette  maison,  dit  Louise  quand  elle  fut 
seule  avec  sa  mère;  tout  m'y  rappt-lle  ma 
honte,  et  je  ne  suis  plus  digne  d'y  rester. 

—  C'est  votre  affection  pour  votre  frère 
qui  vous  a  égarée,  dit  tristement  madame  de 
Langeais. 

—  Oui,  ma  mère;  car  ce  diamant  qui  s'est 
fatalement  trouvé  à  mes  pieds,  j'espérais  le 
lui  faire  parvenir  afin  qu'il  piàt,  en  le  ven- 
dant, acquitter  ses  dettes  et  vous  épargner 
ainsi  de  nouveaux  sacrifices,  de  nouveaux 
chagrins. 

—  Ma  tille,  répondit  gravement  madame 
de  Langeais,  le  plus  grand  chagrin  que  Dieu 
pût  m'envoyer,..» 

Mais  à  ces  mots,  voyant  de  grosses  lar- 
mes 1  emplir  les  yeux  de  Louise,  elle  s'ar- 
rêta tout  à  coup  et  reprit  avec  bouté  : 
«  Eh  bien  !  oui,  nous  partirons  demain  de 


Saiiiî-Cyr  el  vous  viendrez  avec  moi  à  Beau 
vais. 

—  A  Beauvais!  dit  Louise.  Non,  ma  mère, 
je  ne  dois  pas,  je  ne  veux  pas  rentrer  dans 
le  monde. 

—  Mais,  alors,  où  désirez-vous  aller? 

—  Dans  un  couvent,  pour  y  finir  mes 
jours.  » 

Madamede  Langeais  aimaittendrement  sa 
fille.  Elle  eombaîtitce  projet  avec  chaleur; 
mais  celle-ci  fut  inébranlable  ;  les  instances 
de  madame  de  Maintenon  elle-même  ne  pu- 
rent changer  sa  détermination. 

«  Et  dans  quelle  maison  voulez-vous  en- 
trer, ma  pauvre  enfant?  dit-elle  affectueuse- 
ment à  Louise,  après  que  toutes  ses  prières 
et  celles  de  madame  de  Langeais  eurent 
échoué. 

—  Chez  les  dames  Ursulines  de  Melun,  si 
l'on  daigne  m'y  recevoir,  dit  Louise  en  bais- 
sant les  yeux. 

—  Y  peusez-vuus?  répondit  madame  de 
Maintenu!!  ;  une  des  filles  de  M.  Racine  y  a 
fait  ses  vœux,  et  son  père  m'assure  que 
c'est  la  maison  la  plus  austère  du  diocèse. 

—  C'est  celle  qui  me  convient  le  mieux.  » 
Mademoiselle  de  Langeais  obtint  par  sa 

piété,  par  sa  ferveur  que  la  durée  de  son 
noviciat  ne  lût  que  d'uiiti  année.  Dans  cet 
intervalle,  sa  mère  éiant  morte,  madame  de 
Maintenon  la  remplaça  le  jour  de  la  cérémo- 
nie, et  voulut  payer  pour  sa  protégée  le  prix 
de  l'entrée  en  maison,  qui  avait  été  fixé  à 
cinq  mille  livres.  Ce  jour-là,  sœur  Louise 
écrivit  à  son  frère  Georges  pour  lui  donner 
les  plus  ten'hes  conseils.  Quant  à  son  frère 
aîné,  il  était  mort  depuis  plusieurs  mois  de 
la  blessure  (|u'il  avait  reçue  au  siège  d'Ath. 

—  Adieu,  ma  sœur,  dit  madame  de  Main- 
tenon en  l'embrassant  pour  la  dernière  fois; 
daignerez-vous  le  prier  pour  moi...  pour  le 
roi?  » 

Pour  toute  réponse,  sœur  Louise  porta  la 
main  à  son  cœur  en  s'inclinant  humble- 
ment. 

Environ  trois  ans  après,  madame  de  Main- 


19 

tenon  reçut  de  la  superit^ure  dns  Ursulines  i  mois  auparavant,  avec  prière  de  ne  Ten- 
de Meliin  une  lettre  des  plus  touchantes,  voyer  à  son  adresse  que  le  jour  de  sa  mort. 
que  sœur  Louise  avait  écrite  deux  ou  trois   I  P.  Clément. 

L'HOMME  ET  SON  CHIEN. 

FABLE. 

«  Toi  que  j'admis  souvent  à  partager  ma  soupe, 

Au  temps  de  ma  prospérité, 
Toi  qui  sus,  comme  moi,  boire  à  la  double  coupe 

De  la  richesse  et  de  la  pauvreté  ; 
Compagnon  de  ma  bonne  et  mauvaise  fortune, 
Qui  de  mes  seuls  foyers  fis  tout  ton  univers, 
Qui  m'as  suivi  partout  et  qui,  dans  mes  revers, 
N'as  jamais  fait  entendre  une  plainte  importune, 

S'il  ne  m'a  pas  été  donné 
De  garder  des  amis  quand  je  n'étais  plus  riche, 

Toi,  du  moins,  mon  pauvre  caniche, 

Tu  ne  m'as  pas  abandonné. 

Dans  mes  destins  divers,  heureux  ou  misérables, 
Je  t'ai  trouvé  toujours  à  toi-même  semblable;       ; 
Tu  fus  l'ange  gardien  qui  veilla  sur  mes  jours; 
J'aurais  moins  obtenu  des  tendresses  d'un  frère: 
Aussi  je  suis  à  toi  pour  jamais,  à  toujours.  » 
Où  croyez-vous,  pourtant,  qu'aboutit  ce  discours? 
Vous  en  êtes  ému;  vous  le  croyez  sincère. 
Détrompez-vous,  car  l'homme  est  inconstant. 

Ingrat,  oublieux  des  services, 

Même  capable  de  sévices 
Envers  des  bienfaiteurs,  s'il  en  est  mécontent  ; 
Dès  qu'il  a  mis  le  pied  sur  l'échelle  des  vices 
Il  la  parcourt  en  un  instant. 

Cet  homme,  donc,  par  un  de  ces  caprices 
Propres  à  notre  espèce,  a  bientôt  oublié 
Ce  vain  luxe  de  gratitude. 

Son  chien  vieillit;  il  se  croit  délié. 

S'il  le  soignait,  c'était  par  habitude. 
S'il  fut  son  compagnon,  c'est  qu'il  en  prit  pitié; 
11  l'aime  par  caprice  et  non  par  amitié; 
Il  ne  lui  devait  pas  un  sentiment  plus  tendre. 
On  peut  bien,  après  tout,  se  défaire  d'un  chien 


20 

Qui  commence  ii  vieillir  et  n'est  plus  bon  à  rien. 
Mais,  l'arrêt  prononcé,  comment  va-t-il  s'y  prendre  ? 

Que  va-t-il  dire  à  ses  entants  ? 
Son  chien  couchait  près  d'eux  depuis  tantôt  douze  ans. 
Et  par  quel  accident,  et  par  quelle  aventure  ?... 
Le  plus  jeune,  surtout,  va  courir  éperdu; 
Caniche  lui  servait  de  cheval  de  monture... 

Il  leur  dira  qu'il  l'a  perdu. 

Sur  ce  penser,  le  voilà  qui  chemine 
Caressant  le  pauvret,  lui  faisant  bonne  mine; 
Le  chien  chemine  aussi,  s'éloignant  du  foyer, 

Sans  songer,  lui,  qu'on  songe  à  le  noyer. 

On  marche  une  heure  ;  on  se  hâte,  on  arrive 
Derrière  un  mont,  au  détour  d'une  rive, 
Près  d'un  torrent  qui  bouillonne  à  l'écart, 
D'où  l'on  n'est  vu  de  nulle  part; 
Lieu  propice  au  méchant,  lieu  favorable  au  crime, 

C'est  là  qu'il  conduit  sa  victime, 
Là  qu'il  va  dérober  la  trace  de  ses  pas. 
Là  qu'il  va  mettre  à  nu  son  cœur  d'homme  et  de  boue. 

Il  appelle  son  chien  qui  folâtre  et  se  joue  ; 
Court,  s'éloigne,  revient  et  saute,  et  ne  voit  pas 

Si  près  de  lui  les  portes  du  trépas. 
Il  sait  lui  prodiguer  tous  ses  noms  de  tendresse, 
Le  flatte  de  la  main,  le  fait  venir  à  lui. 

Le  malheureux  qui  croit  qu'on  le  caresse 
Recommence  à  courir,  revient  dès  qu'il  a  fui. 

S'éloigne  encore  et  bondit  d'allégresse. 

Le  maître  aura  bientôt  fait  cesser  cette  ivresse. 
Il  gronde  alors,  menace,  et,  prenant  son  moment, 

Il  le  saisit  avec  adresse. 
Le  serre  en  ses  genoux,  le  retient  fortement, 
Puis  à  son  cou  lie  une  lourde  pierre. 
L'emporte  enfin,  le  jette  à  la  rivière 

Et  s'en  revient  tranquillement; 
Tranquillement,  c'est  peut-être  trop  dire, 

Le  mal,  quel  que  soit  son  empire, 

Porte  avec  lui  son  châtiment. 

Celte  noire  action  qu'il  venait  de  commettre 
Le  bourrelnif,  et,  malgré  lui, 


Sa  mdin  Vile,  sa  main  de  trailiP 
liivolonlairement  se  cherchait  un  appui. 
Un  malaise  inconnu  circulait  dans  son  être  ; 
Il  suait  de  fatigue  et  de  remords,  peut-être. 

Pour  s'essuyer  le  front  il  cherche  son  mouchoir, 

Il  ne  l'a  plus...  il  l'aura  laissé  choir 
Sur  sa  route,  et  voilà  qu'il  retourne  en  arrière  ; 
Et  comme  il  revenait  auprès  de  la  rivière, 
Ramenant  ses  regards  sur  l'onde  qui  coulait, 
Il  aperçoit  son  chien  qui  marchait  avec  peine, 

Traînant  son  caillou  sur  l'arène, 
Ainsi  qu'un  criminel  qui  traîne  le  boulet, 
De  son  museau  labourant  la  poussière, 
Les  yeux  meurtris,  le  corps  tout  éreinté, 

Couvert  de  boue,  ensanglanté, 
S'affaissant  de  douleur  au  creux  de  chaque  ornière, 

Trébuchant  contre  chaque  pierre 

Sur  ses  membres  estropiés  ; 
Et,  vertu  qu'un  chien  seul  pouvait  faire  paraître! 
Tenant  entre  ses  dents  le  mouchoir  de  son  maître; 
Heureux  et  fier  encor  s'il  peut  le  lui  remettre 

Avant  d'expirer  à  ses  pieds. 

Noble  ou  plutôt  sublime  caractère  ! 
Homme,  viens  nous  vanter  ton  cœur  et  ta  raison  ; 
Après  une  telle  leçon, 
Tu  n'as  qu'à  rougir  et  te  taire. 

11  n'y  faut  point  de  commentaire. 

Derbigny. 


CORRESPONDANCE  D'OUTRE-MER. 


PREMIERE   LETTRE. 


Mesdemoiselles, 

Un  grand  génie,  Biaise  Pascal,  a  dit  quel- 
que part  : 

•  La  curiosité  n'est  que  vanité.  Le  plus 

•  souvent  on  ne  veut  savoir  que  pour  en  par- 

•  1er;  on  ne  voyagerait  pas  sur  la  mer  pour 
'  ne  jamais  eu  rien  dire,  et  pour  le  seul  plai- 


•  sir  de  voir,  sans  espérance  de  s'en  entrf.te- 
«  nir  jamais  avec  personne.  » 

Donc,  moi  qui  ai  fait  deux  fois  le  tour 
du  monde  ;  moi  qui  reviens  de  je  ne  sais  où, 
des  Antipodes,  je  crois,  je  serais  aujour- 
d'iiui  très  malheureux  et  très  humilie,  si  je 
ne  pouvais  raconter  ce  que  j'ai  vu,  pendant 
mes  courses  vagabondes. 


22 


Un  obligeant  facteur  veut  bien  se  char- 
ger de  vous  remettre  ma  correspondance  -, 
accueillez-la,  lisez-la,  et  ne  vous  fâchez  pas 
si  je  vous  écris  sans  vous  en  avoir  demandé 
d'abord  la  permission.  Les  marins  passent 
pour  gens  sans  façons,  et  je  suis  marin... 
ainsi,  lisez-moi  ;  je  vous  ennuierai  souvent, 
mais  je  vous  amuserai  quelquefois. 

Je  vais  vous  parler  du  Chili.  Pourquoi 
du  Chili  plutôt  que  de  tout  autre  pays?  du 
Brésil,  de  l'Afrique,  de  la  Nouvelle-Zélande, 
de  la  Chine  ou  du  Japon?  Pourquoi?  c'est 
que  le  Chili  est  le  seul  pays  de  l'univers  où 
j'aie  le  moins  regretté  la  France;  c'est  qu'au 
Chili  les  jeunes  filles  sont  les  Françaises  des 
deuxAmériqueslVenezdoncavec  moi  visiter 
cette  belle  contrée  ;  mais  ne  doublez  pas  le 
cap  de  Horn  :  il  y  fait  trop  froid;  suivez 
une  route  plus  agréable;  prenez  un  globe; 
placez  la  France  devant  vous,  faites  tourner 
ce  globe  sur  son  axe  de  l'est  à  l'ouest,  et 
suspendez  sa  rotation  quand  vous  serez  ar- 
rivées aux  Etats-Unis.  Là,  cherchez  parmi  ces 
grandes  lignes  qui  vont  d'un  pôle  à  l'adtre, 
celle  qui  porte  le  n°  75  ;  suivez-  la  eu  des- 
cendint  vers  le  sud;  coupez  l'équateur; 
passez  le  bout  d'un  de  vos  jolis  doigts  sur  le 
Pérou,  et  arrêtez-vous  à  l'endroit  où  deus: 
autres  lignes  parallèles,  rencontrent  la  pre- 
mière à  angle  droit.  Ces  deux  lignes  sont 
la  vingt-cinquième  et  laquarante-quatrième, 
alors  vous  vous  trouverez  au  Chili,  et  si  vos 
yeux  sont  doués  d'une  puissance  surnatu- 
relle et  tétrospective,  vous  découvrirez  au 
mouillage,  dans  la  baie  de  la  Conception  de 
Mocha^  le  beau  navire  de  votre  très  humble 
serviteur. 

Je  vous  donne  ainsi  ma  longitude  et  ma 
latitude^  et  je  suis  seulement  à  quatre  mille 
bonnes  lieues  de  la  rue  Cassette.  C'est 
beaucoup  pour  la  distance,  mais  c'est  peu 
pour  le  souvenir. 

Le  25  décembre,  nous  jetâmes  l'ancre 
dans  la  baie  de  la  Conception,  en  face  de  la 
petite  vill»  tic  Tiilcahuana.  Cette  baie  est  la 
plus  vaste  -t  la  plus  sûre  de  toutes  les  baies 


de  la  côte  ouest  de  l'Amérique  méridionale. 
Vue  du  mouillage  ,  elle  apparaît  immense; 
une  brume  faible,  mais  coutinuelle,  enve- 
loppe ses  rivages  d'une  teinte  mystérieuse 
et  ne  laisse  apercevoir  que  dans  un  lointain 
fantastique  la  vigoureuse  végétation  de  la 
Terre-Ferme,  le  damier  des  champs  cultivés 
et  les  blanches  maisonnettes  éparpillées  sur 
les  collines.  Du  côté  de  la  pleine  mer  s'é- 
lève l'île  de  la  Quiriguina^  placée  com- 
me un  factionnaire  à  l'enlrée  de  la  baie  pour 
défendre  l'ancrage  contre  les  violentes  bri- 
ses de  l'ouest.  Deux  passes  conduisent  au 
mouillage  :  les  gros  navires  ne  fréquen- 
tent que  celle  du  nord  ;  celle  du  sud,  la  Bo- 
cha  Chiquita^  est  trop  dangereuse;  elle 
est  parseuiée  d'écueils  à  Heur  d'eau,  et, 
lorsque  par  un  temps  calme,  le  soleil  cou- 
chaut  r.iugit  la  mer,  ces  mille  pointes  noires 
de  rochers  ressemblent  de  loin  a  autant  de 
petites  barques  de  pécheurs,  ayant  chacune 
pour  patron  le  phoque  qui  s'est  accroupi 
sur  elles.  Rien  de  plus  animé,  de  plus  vivant 
que  le  cap  extérieur  de  la  Quiriguina  et 
les  îlots  qui  l'entoureut.  Des  myriades  d'oi- 
seaux de  terre  et  de  mer  y  ont  élu  leur  domi- 
cile,el  y  exécutent  un  infernal  charivari  qu'on 
peut  entendreà  plus  d'une  lieue  au  large- 
Une  longue  série  de  cases  en  bois  et  en 
torchis,  décorées  du  nom  de  maisons,  éta- 
gées  sur  une  colline  de  terre  rougeâtre,  et 
contenant  environ  trois  mille  habitants , 
voilà  ce  que  l'on  nomme  la  ville  de  Talca- 
huana,  la  seconde  capitale  de  la  baie  après 
la  cité  de  la  Conception  de  Mocha,  bâtie 
quatre  lieues  plus  loin,  dans  le  fond  d'une 
plaine,  jadis  couverte  par  l'Océan. 

Les  tremblements  de  terre  qui,  dans  ce 
pays,  sont  aussi  fréquents  que  les  tempêtes 
le  sont  sur  nos  côtes,  ont  secoué  rudement 
ces  deux  villes.  En  1834,  elles  ont  été  dé- 
truites de  fond  en  comble;  la  mer  s'est  avan- 
cée jusque  sur  Talcahuana,  et  aujouni  hui 
on  rencontre  encore  à  chaque  pas  de  nou- 
velles et  mesqumes  constructions  qui  nais- 
sent entre  des  ruines. 


23 


Talcahuaiia,  fondée  en  1754,  après  la 
destruction  de  Penco-viego,  a  été  neuf  fois 
bouleversée  par  des  tremblements  de  terre. 
Les  simples  secousses,  qui  se  contentent  de 
fendre  une  colline  en  deux  et  de  mettre  un 
ravin  à  la  place  d'un  monticule,  se  renou- 
vellent si  fréquemment  chaque  année,  qu'on 
n'y  fait  plus  attention.  Nous  arrivâmes  au 
Chili  un  mois  après  une  de  ces  convulsions 
qui  détruisit  la  ville  de  Valdivia ,  mais  ne 
lit  presque  aucuns  ravages  dans  la  province 
de  Conception. 

En   relisant    mon    journal   de  bord   je 
trouve  que   nous  aussi,  quoiqu'à  plus  de 
soixante  lieues  en  pleine  mer,  nous  avons 
ressenti,  sur  le  tillac  du  navire,  ce  tremble- 
ment de  terre.  C'était  le  22  novembre,  à 
sept  heures  trente-cinq  minutes  du  matin. 
La  mer  était  houleuse,  la  brise  forte  et  le 
temps  nuageux.  Notre  navire,  la  Pallas^ 
qui  filait  alors  huit  nœuds  ,  s'arrêta  tout  à 
coup,  et  tressaillit  pendant  quelques  secon- 
des, comme  s'il  venait  de  toucher  sur  un 
écueil,  puis  il  reprit  sa  course.  Tout  l'équi- 
page ressentit  cette  secousse;  mais  on  lui 
assigna  diverses  causes:  lesunsprétendirent 
que  nous  venions  de  draguer  la  cime  d'une 
roche  non  encore  signalée  sur  les  cartes; 
on  courut  aux  pompes,  pas  uue  piute  d'eau 
ïi'en  sortit;  cependant  le  choc  avait  été 
assez  violent  pour  défoncer  quelques  bor- 
dages.  D'autres  assurèrent  que  nous  avions 
glissé  sur  un  banc  de  sable;  c'était  encore 
impossible,  car  la  mer  n'avait  pas  changé  de 
couleur,  et  partout,  elle  conservait  une  belle 
teinte  azurée ,  indice  irrécusable  des  gran- 
des profondeurs  de  l'Océan.  Notre  capitaine, 
qui  ne  voulut  pas  compromettre  sa  répu- 
tation de  sagacité,  se  contenta  de  sourire 
d'un  air  capable,  quand  il  eut  compris  qu'il 
n'y  avait  plus  aucun  danger,  et  usa  envers 
nous  de  la  formule  ordinaire  aux  pilotes  de 
la  Manche,  afin  de  se  réserver  plus  tard  le 
droit  de  nous  assurer  qu'il  avait  à  l'nistant 
même  expliqué  la  cause  de  ce  tressaillement 
du  navire.  Or,  il  faut  vous  apprendre  que 


les  pilotes  de  la  Manche  ne  se  trompent  ja- 
mais quand  ils  prédisent  vent  d'amont  ou 
vent  d'aval ,  beau  temps  ou  mauvais  temps 
d'après  l'assiette  des  nuages. . .  Ils  ne  se 
trompent  jamais;  mais  voilà  comment  ils 
s'y  prennent  pour  ne  pas  se  tromper ,  ils 
vous  montrent  du  doigt  un  nuage  et  vous 
disent  : 

»  Voyez  ce  nuage-là. 

—  Oui. 

—  Eh  bien  Ije  ne  vous  en  dis  pas  davan- 
tage... » 

Puis  ils  tournent  les  talons  ;  et  quel- 
ques heures  après,  qu'il  vente  du  nord,  du 
sud,  de  l'est  ou  de  l'ouest,  qu'il  y  ait  tem- 
pête ou  beau  temps,  n'importe  !  ils  revien- 
nent vers  vous  et  s'écrient  avec  un  air  de 
triomphe  : 

•  Je  vous  V avais  bien  dit ,  c'est  ce  co- 
quin de  nuage  qui  en  est  cause  !  !  !  » 

Notre  capitaine,  imitant  ces  Mathieu 
LaensDerg  de  la  Manche ,  assaisonna  son 
mystérieux  sourire  du  proverbial  je  ne 
vous  en  dis  pas  davantage,  et  un  mois 
après,  au  mouillage  de  Talcahuana,  il  s'écria 
devant  sou  état-major  : 

Je  vous  l'avais  bien  dit,  messieurs!!! 
c'est  un  tremblement  de  terre  que  nous 
avons  ressenti  en  mer,  à  soixante  lieues  de 
la  côte,  le  22  novembre,  à  sept  heures  tren- 
te-cinq minutes  du  matin  ;  la  chose  est 
prouvée  clairement,  car  la  Gazette  du  pays 
annonce  que  ce  même  22  novembre,  à  sept 
heures  trente-cinq  minutes  du  matin,  la 
ville  de  Valdivia  à  été  détruite  de  fond  en 
comble.  » 

Talcahuana,  par  sa  position,  son  com- 
merce et  sa  rade,  est,  après  Valparaiso,  la 
bourgade  maritime  la  plus  importante  du 
Chili  ;  aussi  le  gouvernement  de  la  républi- 
que encournge-f-il  sans  cesse  les  habitants 
de  l'intérieur  à  venir  s'y  établir.  Le  peuple, 
épouvanté  par  la  catastrophe  de  1834,  re- 
fusa un  instant  de  rebâtir  les  maisons  dé- 
truites et  se  prépara  à  émigrer  vers  une  au- 
tre plage.  Il  s'écriait,  dans  sa  superstition, 


24 


que  Dieu  ne  voulait  plus  qu'il  existât  de 
ville  sur  cette  grève,  et  il  fallut  qu'une  loi 
sévère  intervînt  pour  l'obliger  k  recons- 
truire au  même  lieu  cette  noble  cité  deTal- 
caluiaua. 

Avant  de  vous  parler  des  mœurs  et  du 
caractère  des  habitants ,  et  de  vous  racon- 
ter quelques  anecdotes  indigènes,  permet- 
tez-moi de  dire  deux  mots  sur  la  géographie 
du  Chili.  Vous  connaissez  déjà  sa  longitude 
et  sa  latitude  ;  au  nord  il  est  borné  par  la 
république  de  Bolivia,  au  sud  par  la  Pata- 
gouie,  à  l'est  par  les  Andes,  à  l'ouest  par 
■  l'Océan.  Les  neiges  des  Cordillères  {chil), 
les  grives  de  ses  bois  (tchil)  et  les  Ilots  de 
sa  principale  rivière  (  thilé)^  voilà  les  trois 
choses  qui,  selon  les  historiens  espagnols, 
ont  donné,  l'une  ou  l'autre,  leur  nom  à  ce 
pays.  Vingt   volcans  qui   flamboient  sans 
cesse,  éclairent  pendant  la  nuit  sa  fron- 
tière orientale  ;  son  climat  est  plus  doux  en- 
core que  le  climai  d'Espagne.  Les  pluies 
n'appartiennent  qu'à  la  région  des  monta- 
gnes, et  pendant  six  mois  de  l'année,  pas  un 
nuage  ne  traverse  le  bleu  du  ciel  depuis  C'o- 
quimbo  jusqu'à  la  Conception.  Le  sol  ren- 
ferme de  précieuses  mines  que  l'industrie 
exploite,  et,   entre  le  sol  et  le  ciel   foi- 
sonne une  brillante  végétation ,  pullulent 
d'innombrables  et  curieuses  familles  d'ani- 
maux, et  existe  l'homme...  l'homme  qui  s'y 
présente  sous  trois  faces  bien  distinctes.. . 
Dans  les  forêts  Araucanien  {autochthone)-^  sar 
les  côtes,  dans  les  villes  et  dans  les  bour- 
gades, créole  à  sang  mêlé  et  Espagnol  pur 
sang. 

Le  Chili,  longtemps  colonie  espagnole, 
depuis  Pizarre  le  gardeur  de  pourceaux, 
jusqu'au  dernier  vice-roi  ^6a«cai,  s'est  ré- 
volté en  18U  comme  toute  l'Amérique  du 
Sud;  maintenant  c'est  une  république  avec 
un  directeur  suprême.  Les  guerres  de  con- 
quêtes et  d'indépendance  l'ont  épuisé  sans 
cesse,  et  si  Dieu  n'avait  pas  fait  de  cette 
contrée  une  contrée  privilégiée  et  prodi- 
gieusement féconde;  s'il  n'avait  pas  permis 


que  la  nature  y  réparât  d'elle-même  les 
maux  et  les  blessures  que  les  hommes  s'y 
fout  depuis  trois  siècles,  le  Chili  ne  serait 
aujourd'hui  qu'un  immense  désert  ! 

.Mais  il  est  temps  que  je  descende  à 
terre;  je  suis  las  de  considérer  à  l'aide 
d'une  longue  vue,  et  monté  sur  les  bastin- 
gages du  navire,  ce  peuple  que  je  ne  con- 
nais pas  encore.  Promenade  !  promenade 
dans  les  rues  deTalcahuana  !  c'est,  par  ma 
foi  !  une  bien  belle  métropole  maritime;  des 
ruines  à  chaque  pas,  des  maisonnettes  blan- 
ches qui  s'élèvent  ;  d'autres  maisonnettes 
assises  sur  des  essieux  a  roues  et  portatives 
par  excellence;  de  sorte  que  quand  un  pro- 
priétaire le  désire,  il  y  attelle  quelques  pai- 
res de  bœufs  et  les  transporte  dans  une 
nouvelle  rue. 

Tout  le  monde  ici  fait  du  commerce; 
les  riches  ont  de  vastes  magasins  en  plan- 
ches, entrepôts  pour  les  marchandises  in- 
digènes, et  exotiques,  et  les  pauvres  établis- 
sent dans  la  première  pièce  de  leurs  loges 
une  poulperia,  espèce  de  bazar  où  mille 
échantillons  de  marchandises  incohé- 
rentes sont  étalées  aux  yeux  des  ache- 
teurs. 

Le  peuple  est  basané,  petit  de  taille,  et 
beau,  mais  moins  grave  dans  ses  allures  que 
le  véritable  Espagnol  d'Espagne.  Les  hom- 
mes se  vêtissent  généralement  à  l'euro- 
péenne; et  ils  portent  le  puncho  national , 
tapis  en  laine  de  guanaco  ,  au  milieu  du- 
quel est  percée  une  grande  boutonnière  ; 
vous  passez  votre  tête  par  là,  vous  faites 
glisser  l'étoffe  jusque  sur  vos  épaules;  les 
quatre  angles  retombent  sur  votre  dos,  sur 
vos  bras,  sur  votre  poitrine,  et  fussiez-vous 
arrivé  au  Chili  depuis  une  heure,  vous  avez 
immédiatement  l'air  d'un  Chilien  de  nais- 
sance. 

Les  femmes  n'ont  conservé  du  costume 
national  que  la  coiffure  et  le  rebos.  Elles 
sont  belles  k  voir,  toujours  la  tête  nue  et  un 
peu  penchée  en  arrière,  comme  si  le  poids 
des  deux  longues  tresses  de  cheveux  qui  des- 


25 


cendent  sur  leurs  épaules  les  etnpèchait 
de  courber  le  front  en  marchant.  En  mar- 
chant aussi,  elles  croisent  toujours  les  bras 
et  les  cachent  sous  les  plis  d'un  rebos 
de  soie,  gracieuse  parure  empruntée  à  la 
vieille  Espague,  et  que  nous  ne  pouvons 
nommer  ni  capuchon,  ni  camail,  ni  e'charpe, 
ni  mantille. 

La  mode  a  proscrit  les  vertugadins  et 
les  basquina-i/manton,  qui  y  étaient  en  fa- 
veur voilà  dix  ans  ;  cependant  quelques 
dames  récalcitrantes  placent  encore  un 
vaste  cerceau  sous  leur  robe,  et  se  coiffent 
d'un  chapeau  de  castor  noir  empanaché  : 
chapeau  semblable  pour  la  forme  à  celui  que 
nous  portons,  nous  autres  hommes.  De  plus, 
elles  ne  font  pas  une  promenade  sans  avoir 
à  la  main  un  grand  jonc  à,  pomme  d'or,  et 
elles  se  posent  des  mouches  aussi  bien  que 
nos  arrières  -  arrières  -  grand'mamans.  J'ai 
bien  ri  en  retrouvant  dans  un  pays  nouveau 
pour  moi,  à  quatre  mille  lieues  de  la  France, 
ces  tournures  antiques  que  je  n'avais  jamais 
vues  que  dans  nos  vieux  tableaux  de  fa- 
mille. Les  jeunes  femmes  ont  aussi  l'habi- 
tude de  se  farder  ;  je  n'ose  pas  dire  qu'elles 
ont  tort,  car  leur  peau,  légèrement  bistrée, 
en  acquiert  un  peu  plus  de  blancheur.  Mais 
ce  qui  va  vous  étonner,  c'estqu'elles  fument; 
oui,  elles  fument  sans  cesse,  elles  fument  à 
toute  heure  de  la  journée;  elles  fument  à  la 
promenade,  au  salon,  partout.  Une  dame  qui 
a  voyagé  au  Chili,  et  qui  a  écrit  ses  voyages, 
dit  à  ce  sujet  :  C'est  bien  laid,  pour  une 
femme  de  fumer  ;  mais  si  quelque  chose  peut 
ennoblir  la  cigarette,  c'est  de  la  voir  pres- 
sée entre  deux  jolies  lèvres  roses. 

A  propos  de  cette  manie  de  fumer  par- 
tout, j'ajouterai  que  la  majesté  du  saint  lieu 
n'en  suspend  pas  l'action.  On  fume  à  l'é- 
glise, chez  ce  peuple  qui,  peut-être,  est 
le  plus  religieux  de  tous  les  peuples!  on 
y  fume,  je  l'ai  vu.  Les  femmes  se  placent 
adroite  dans  le  temple,  les  hommes  à  gau- 
che ;  on  y  entre  la  cigarette  à  la  bouche,  et 
«luand  le  saint  oflicc  commence,    les  ci- 


garettes ne  s'éteignent  pas...  Mais  vient 
l'instant  suprême  de  l'élévation  ;  Ips  fu- 
meurs alors  jettent  bas  cigarettes  et  ciga- 
res ;  ils  les  foulent  aux  pieds,  ils  s'agenouil- 
lent, ils  courbent  la  tête  avec  ferveur,  et 
quand  le  prêtre  a  replacé  la  précieuse  hostie 
sur  l'autel,  soudain  le  cliquetis  des  briquets 
frappant  les  silex  retentit  par  tout  le  tem- 
ple; les  mecheros  flamboient  et  les  vapeurs 
du  tabac  de  Guaijaquil  se  mêlent  de  nou- 
veau à  celles  de  l'encens  ! 

Chez  nous  ce  serait  une  profanation 
que  de  brûler  du  tabac  dans  un  temple,  car 
le  tabac  ne  nous  sert  qu'à  satisfaire  un  ap- 
pétit futile  et  factice  ;  mais  chez  ce  peuple, 
son  emploi  peut  être  considéré  comme  or- 
donné par  l'hygiène.  Les  morts,  là-bas, 
sont  ensevelis  dans  les  églises;  des  trappes 
en  bois  recouvrent  le  sol  des  nefs.  Des 
miasmes  putrides  s'échappent  sans  cesse 
par  les  châssis  mal  joints;  les  offices  reli- 
gieux durent  très  longtemps,  or  la  fumée  du 
tabac  se  mêlant  à  ces  miasmes  en  neutralise 
l'effet  délétère. 

Ce  peuple,  éminemment  chrétien  et  ca- 
tholique, envisage  autrement  que  nous  la 
mort  des  enfants;  il  dit  comme  nous  que 
l'enfant  qui  meurt  est  un  ange  qui  monte 
au  ciel  et  va  prier  aux  pieds  du  trône  de 
l'Eternel,  pour  ceux  qui  restent  sur  la  terre; 
mais  il  ne  pleure  pas  comme  nous  lors- 
que l'enfant  a  rendu  le  dernier  soupir,  il 
chante,  il  se  réjouit... 

Un  soir  que  j'errais  dans  la  ville  ,  je 
passai  devant  une  maison  dont  la  porte 
entr'ouverte  laissait  rejaillir  sur  la  rue  un 
vaste  rayon  de  lumière;  il  y  avait  fête  dans 
cette  maison  ;  les  guitares  y  résonnaient  ;  le 
bruit  des  pas  des  danseurs  et  les  voix  des 
chanteurs  se  mêlaient  à  leurs  accords.  Moi, 
curieux  de  ma  nature  et  désirant  jeter  une 
coup  d'œil  sur  ce  festival  d'outre-mer,  je 
m'approchai  et  m'arrêtai  devant  le  seuil  du 
logis,  n'osant  y  pénétrer,  inconnu  que  j'étais. 
Un  créole  m'aperçut,  et  me  dit  d'entrer. 
Je  fus  le  bienvenu  ;  la  société  était  nom- 


26 


breuse  :  des  jeunes  filles,  vêtues  de  blanc, 
exécutaient  la  danse  des  échappes,  puis  la 
corriente,  puis  le  zapatlara,  tandis  que 
les  mères,  accroupies  sur  le  tapis  de  l'es- 
tradero,  battaient  des  mains  en  cadence, 
et  que  trois  musiciens,  vêtus  en  Castillan, 
grattaient  de  la  mandoline. 

Les  hommes,  en  puncho,  fumaient  gra- 
vement la  cigarette;  le  vin  ^de  Mosto  cir- 
culait dans  les  groupes;  on  se  passait  de 
main  en  main  le  calice  d'argent  où  bouil- 
lonne le  mathé. . .  délicieuse  boisson  que 
l'on  aspire  lentement  à  l'aide  d'un  léger 
tube  en  or.  On  riait  partout,  partout  la  joie 
était  à  son  comble,  et  en  voyant  sur  Vestra- 
dero  une  jeune  femme  accoudée  près  d'une 
corbeille,  je  crus  assister  à  des  fiançailles; 
je  crus  que  cette  jeune  femme  était  l'é- 
pouse, et  qu'elle  contemplait  avec  un  déli- 
cieux plaisir  les  présents  que  venait  de  lui 
offrir  son  fiancé. 

Bientôt  les  trois  joueurs  de  mandolines  se 
turent,  et  les  danses  cessèrent.  Le  créole  qui 
m'avait  introduit  me  conduisit  devant  cette 
jeune  femme;  elle  me  rendit  mon  salut 
avec  un  ineffable  sourire,  puis  retomba  dans 
sa  contemplation.  Moi  aussi,  je  contemplai 
alors  la  corbeille;  j'y  cherchai  du  regard  ces 
vains  colifichets  qu'aiment  tant  les  jeunes 
épousées,  mais  je  n'y  trouvai  que  la  figure 
angélique  d'un  enfant  aux  joues  rosées,  j 
aux  paupières  closes.  Ce  n'est  pas  une  noce, 
pensais-je,  c'est  le  soir  d'un  baptême,  et  i 
tandis  qu'ils  s'amusent  follement,  eux  tous, 
la  bonne  mère  attentive  veille  sur  le  som- 


meil de  son  fils!...  Pourquoi  ces  chansons 
et  ces  danses?  dis-je  à  la  mère;  ne  crai- 
gnez-vous pas  qu'ils  ne  réveillent  votre  en- 
fant ? 

—  fis  ne  le  réveilleront  pas,  répondit  la 
mère  ;  le  bruit  des  hommes  ne  peut  réveiller 
les  anges!.,.  » 

A  ces  mots  je  compris  tout  et  je  vis  ce 
que  je  n'avais  pas  encore  vu  :  un  crucifix 
posé  sur  la  poitrine  de  l'enfant,  et  à  ses 
pieds  une  branche  de  mvrte  imprégnée 
d'eau  bénite.  Cette  corbeille  était  un  cer- 
cueil! Les  danses  recommencèrent;  mais  sou- 
dain un  chant  grave  et  lent  reieniit  au  de- 
hors, et  deux  torches  apparurent  au  seuil  de 
la  porte.  Ces  deux  torches  fumeuses  et  pâles 
firent  pâlir  les  bougies  de  la  fête,  et  un 
vieillard,  un  prêtre  entra...  La  fête  était  fi- 
nie, les  funérailles  commençaient.  La  mère 
donna  un  dernier  baiser  à  son  enfant.  Le 
prêtre  bénit  l'enfant  ;  les  chantres  en- 
tonnèrent le  psaume  sublime  ;  chaque 
danseuse  vint  secouer  la  branche  de  myrte 
sur  le  cercueil  qui  fut  placé  sur  un  palan- 
quin orné  de  fleurs,  et  les  joyeux  con- 
vives de  tout  à  l'heure,  ceux  (jue  je  prenais 
pour  les  festoyeurs  d'un  baptême  ou  d'une 
noce,  suivirent  en  silence,  vers  sa  nouvelle 
demeure,  l'enfant  qui  ne  leur  avait  souri 
que  quelques  jours,  et  leur  servait  déjà 
d'intercesseur  auprès  du  Tout-Puissant. 

Félix  Maynabd. 

(  La  suite  à  un  prochain  numéro.  ) 


QUELLE  HEURE  EST-IL? 


Si  le  premier  qui  lit  cette  question  était  !    perdi!e<  sans  les  apercevoir,  même  depuis; 

un  oisif,  on  peut  croire  qu'il  habitait  [un       qu'on  les  compte!  Le  temps  les  jette  dans! 

pays  où  l'on  avait  cessé  de  l'être.  On  con-  j    un  crible,  et  souvent  toutes  y  passent  ;  heu- 

uaît  drjà  remploi  du  temps  lorsqu'on  en  a  1    reux    celui    qui    les    employa   quelquefoisij 

la  mesure.  Cependant  que  d'heures  on  h  '   à  secourir  mu  nmi,  à  consnler  mu  malheu- 


27 


reux,  à  faire  un  peu  de  bien!, Elles  resteront 
dans  le  crible  :  on  vit  de  celles-là  bien  plus 
longtemps  que  des  autres. 

Les  Egyptiens  apprirent  aux  Grecs  à  dire 
quelle  heure  est-il?  De  qui  les  Egyptiens 
l'apprirent-ils  ?  Ces  mots  se  perdent  dans  la 
nnit  des  âges.  Ce  fut  Anaximandre ,  dit 
Pline,  qui  fit  le  premier  gnomon  qui  parut 
dans  la  Grèce  ;  quelques  siècles  après,  ces 
cadratis  passèrent  en  Sicile,  et  Valerius 
Messala  apporta  à  Rome  celui  qui  était  à 
Catane.  Sous  le  consulat  deScipion  Nasica,ils 
furent  remplacés  par  les  horloges  hydrauli- 
ques. Que  de  difficultés  n'a-t-il  pas  fallu 
vaincre  pour  savoir  seulement  Vheure  qu'il 
est! 

Le  Calife  Aaroun  envoya  une  horloge  son- 
nante à  Charlemagiie  qui  n'en  avait  pas  une 
seule  dans  tout  son  vaste  empire.  Pendant 
la  nuit,  des  hommes  passaient  pour  avertir 
de  l'heure  ceux  qui  dormaient,  pour  rappe- 
ler à  la  souffrance  et  à  la  douleur  ceux  qui, 
pour  quelques  instants,  l'avaient  oubliée. 
Maintenant  on  ne  réveille  personne,  chacun 
a  lui-même  les  moyens  de  savoir  l'heure,  et 
cependant,  on  se  demande  sans  cesse  quelle 
heure  est-il?  Il  faut  qu'il  y  ait  dans  ces  mots 
un  attrait  qui  ne  peut  venir  du  seul  mou- 
vement de  la  curiosité.  On  voit  déjà  quel  est, 
minute  par  minute,  le  fil  qui  conduit  pen- 
dant de  longs  siècles  au  travers  des  con- 
naissances humaines. 

Celui  qui  s'informe  de  l'heure  présente, 
en  est  en  général  certainement  moins  occupé 
que  de  celle  qui  va  suivre.  Ce  rapproche- 
ment de  deux  temps  différents  en  fait  naître 
un  autre  dans  les  idées;  en  se  rappelant  bien 
ce  qu'on  veut  faire,  on  réfléchit  mieux  sur  ce 
qu'on  fait.  Cette  question  :  quelle  heure  est- 
il  ?  est  dans  un  principe  d'observation  qui 
donne  de  l'action  à  la  pensée,  du  mouve- 
ment à  la  vie,  une  direction  aux  projets. 
Que  de  gens  ne  savent  ni  ce  qu'ils  pensent, 
ni  ce  qu'ils  font,  ni  ce  qu'ils  doivent  faire, 
parce  qu'ils  ne  demandent  pas  assez  sou- 
vent quelle  heure  est-il  ? 


Je  suis  persuadée  que  celui  qui  écrirait  ces 
mots  sur  toutes  ses  portes,  et  qui  les  aurait 
toujours  à  la  pensée,  ne  perdrait  pas  un  in- 
stant. Pour  apprécier  bien  le  temps,  il  faut 
le  mesurer;  on  veut  alors  s'occuper  de  tout, 
on  se  reproche  un  oubli,  une  négligence 
comnii'  une  faiite  contre  soi-même,  envers 
les  autres,  envers  Dieu.  Ce  n'est  que  loin 
du  monde  et  du  tumulte  des  villes  que 
chaque  heure  a  un  intérêt,  et  qu'on  sait  en 
apfirécier  l'espace.  A  Paris,  l'on  passe  sa  vie 
à  oublier  que  l'on  vit,  et  la  mort  vient  nous 
surprendre  alors  que  nous  avions  ajourné 
mille  choses  à  commencer  ou  à  finir.  Je  ne 
sais  quel  philosophe  avait  fait  écrire  sur 
Il  porte  de  sa  demeure  :  «  Passants,  qui 
passez,  le  temps  passe  ;  »  celui-là  en  avait 
plus  appris  peut  être,  et  en  savait  plus  que 
bien  des  savants  de  UdS  jours. 
Combien  il  importe  aux  parents,  à  ceux  à 
qui  l'on  confie  la  première  éducation  des 
enfants,  de  ne  pas  négliger  la  puissance  de 
celte  question!  chaque  instant  amène  dans 
la  première  éducation,  de  nouvelles  idées, 
de  nouveaux  soins,  il  n'y  a  pas  une  heure  à 
perdre.  Songez-y  bien,  quelle  heure  est-il? 

Le  vieillard  et  le  jeune  homme  font  aussi 
cette  question.  L'un  prévoit,  l'autre  craint  ; 
tous  deux  ont  raison.  Ces  mots  quelle 
heure  est-il  ?  sont  une  leçon  pour  tous  les 
âges. 

Le  paysan, accablé  de  fatigue,  voit  de  loin 
le  toit  de  sa  maison  qui  s'élève  au-dessus 
des  arbres,  et  pense  à  sa  femme,  à  ses  en- 
fants qui  l'attendent,  à  leur  empressement 
à  venir  au-devant  de  lui  lorsqu'ils  enten- 
dent le  pas  de  ses  chevaux  ou  les  aboie- 
ments de  son  chien.  Aussitôt  il  se  demande 
quelle  heure  est-il  ?  il  le  voit  à  l'ombre  du 
noyer  qui  borde  le  chemin,  et  ses  forces  re- 
naissent, son  courage  se  ranime  ;  l'heure 
qu'il  attend  abrège  celle  qui  s'écoule. 

Cet  homme,  appuyé  sur  son  bâton,  cour- 
bé par  l  âge,  et  qui,  d'une  main  tremblante, 
éloigne  quelques  cheveux  blancs,  futjeune; 
i!  fut  beau.  Cette  femme  qui  passe  près  de 


28 


lui,  et  dont  la  caducité,  rappelle  celle  des 
Parques,  a  mille  fois  été  comparée  aux 
Grâces  :  de  son  temps  ce  fut  une  lionne. 
Cet  enfant  qui  dort  si  paisiblement  sur  le 
sein  de  sa  mère,  sera  un  jour  assis  dans  un 
grand  fauteuil,  les  pieds  sur  un  large  cous- 
sin, la  tète  appesantie,  l'œil  terne,  et  oc- 
cupé à  considérer  avec  douceur,  peut-être 
avec  quelques  regrets  pour  ses  beaux  jours 
passés,  les  enfants  de  ses  enfants.  Les  chan- 
gements successifs  qui  se  font  en  nous  sont 
remarquables  aux  principales  époques  de  la 
vie  ;  mais  leur  continuité  n'est  jamais  in- 
terrompue; elle  remplit  ainsi  d'une  ma- 
nière inaperçue  les  intervalles  qui  séparent 
l'enfance,  la  jeunesse,  l'âge  mûr  et  la  vieil- 


lesse; chaque  heure  est  marquée  par  les  pas 
du  temps  qui  croît,  perfectionne,  éteint  et 
détruit.  Qu'étais-je,  que  suis -je,  que  serai- 
je,  est  encore  tout  entier  dans  cette  ques- 
tion quelle  heure  est-il? 

Lorsqu'on  a  fait  une  noble  action,  et  l'oc- 
casion se  présente  plus  souvent  qu'on  n'y 
cède,  si  l'on  regardait  à  l'horloge,  cette 
heure  deviendrait  une  douce  leçon  pour  l'a- 
venir et  un  plus  doux  souvenir  du  passé. 
Heureux  celui  qui,  de  cette  manière,  ferait, 
minute  par  minute,  le  tour  du  cadran  et 
pourrait  ainsi  se  demander  souvent  quelle 
heure  est-il  ? 

goone  D£  MENAINVILLE. 


LE  TONNEAU  MYSTÉRIEUX. 


Dans  ses  sages  décrets  toujours  impénétrable 
A  la  faible  raison,  la  justice  des  cieux 
Pour  des  crimes  cachés  condamnait  un  coupable 
A  remplir  un  tonneau,  vase  mystérieux. 

Pour  lui  plus  de  repos  ;  une  main  invisible 
Force  le  criminel  a  subir  son  tourment; 
Courbé  sous  ce  pouvoir  qu'il  sait  irrésistible, 
Il  renonce  à  lutter  et  cède  en  blasphémant. 

Cent  et  cent  fois  le  jour  recommençant  l'épreuve, 
Hors  d'haleine,  en  sueur,  précipitant  sc-s  pas, 
H  va  puiser  les  eaux  et  du  lac  et  du  fleuve. 
Le  tonneau  les  reçoit,  mais  ne  se  remplit  pas. 

Ainsi  que  ta  fureur,  ton  espérance  est  vaine, 
Pygmée  audacieux,  qui  te  crois  un  géant, 
Et  tu  ne  verrais  pas  le  terme  de  ta  peine. 
Quand  tu  mettrais  à  sec  le  lit  de  l'Océan. 


Un  jour  le  repentir,  par  je  ne  sais  quel  charme, 
S'éveille  dans  son  âme...  ô  prodige  nouveau! 
Sa  paupière  est  humide,  il  en  tombe  une  larme, 
Et  cette  larme  seule  a  rempli  le  tonneau. 

Bressier. 


29 


COURRIER  DE  PARIS. 


28  décembre. 


Nous  sortions  de  table  hier,  chère  Eugé- 
nie, et  nous  rentrions  dans  le  salon  :  nous 
étions  à  ce  moment  du  jour  que  j'aime  tant, 
parce  qu'alors  le  cercle  de  la  famille,  plus 
étroit,  plus  intime,  se  resserre  autour  du 
loyer.  Mon  père,  oubliant  les  affaires,  me 
semble  moins  grave  à  cette  heure,  et  moi,  je 
me  sens  plus  heureuse,  ainsi  entourée  des 
êtres  qui  me  sont  le  plus  chers.  La  conversa- 
tion, plus  vive  et  plus  expansive,  n'est  plus 
alors  qu'une  causerie  ;  on  parle  de  tout  et 
de  rien,  mais  de  toi  toujours,  et  c'est  à  ce 
propos  que  je  me  suis  écriée,  assez  étourdi- 
ment,  il  est  vrai,  et  sans  attacher  aucune 
pensée  sérieuse  âmes  paroles  :  «  Comme  le 
temps  passe!  c'est  déjà  demain  mon  jour  de 
correspondance  avec  Eugénie  !»  Mon  père, 
qui  ne  laisse  jamais  échapper  l'occasion 
d'un  avis  salutaire,  arépété  après  moi  :«  Oh! 
oui,  comme  le  temps  passe  !  —  Mais  tu  nous 
dis  cela  bien  gaîment,  Marie  ;  cette  réflexion 
n'en  fait-elle  pas  naître  de  plus  sérieuses 
dans  ton  esprit?  De  cette  année,  dont  il  ne 
restera  bientôt  plus  qu'un  souvenir,  com- 
ment avons-nous  profité?  tous  ces  jours  si 
précieux  qui  composent  l'insaisissable  tissu 
de  notre  vie,  comment  les  avons-nous  em- 
ployés? Tachons  toujours  de  n'avoir  à  en 
regretter  aucun,  car  nulle  puissance  hu- 
maine ne  pourrait  nous  le  rendre.  » 

Aux  premiers  mots  de  mon  père,  j'avais 
pris  sa  main,  celle  de  maman,  et,  promenant 
mon  regard  autour  de  moi  avec  confiance, 
«  Cette  année,  ai-je  répondu,  comme  toutes 
celles  dont  je  me  souviens,  je  l'ai  employée 
à  vous  chérir,  à  tâcher  de  vous  plaire  et  de 
vous  imiter,  à  remercier  Dieu  de  tous  les 
biens  qu'il  m'a  donnés  et  à  le  prier  de  me 
les  conserver  et  de  m'en  rendre  digne. 
Quand  je  songea  tout  t?c  que  je  dois  ù  lui  et 


à  vous,  je  sens  dans  mon  cœur  une  si  vive 
reconnaissance  qu'elle  seule  suffirait  à  in- 
spirer les  vertus  où  j'aspire. 

«  S'il  en  est  ainsi,  a  dit  mon  père,  en  sou- 
riant, et  je  ne  puis  te  démentir,  voici  une 
année  dont  nous  devons  être  contents,  ea 
ce  qui  nous  concerne  du  moins.  »  Alors  il 
m'a  embrassée  ;  ma  mère,  ma  grand'maman, 
mon  bon  oncle  ont  fait  comme  lui,  et  ma 
charmante  petite  Aline,  qui  devient  chaque 
jour  plus  aimable,  a  jeté  ses  deux  bras  au- 
tour de  mon  cou,  se  sentant  sans  doute  en- 
traînée par  l'exemple,  car  elle  n'avait  guère 
prêté  l'oreille  à  des  réflexions  au-dessus  de 
son  âge.  Ce  qui  l'intéresse  dans  chacune  de 
ces  phases  de  l'année,  marquée  par  des  so- 
lennités de  différentes  sortes,  ce  sont  les 
fêtes  auxquelles  elles  donnent  lieu  et  tu 
penses  que  le  jour  de  l'an  tient  le  premier 
rang  parmi  elles,  à  cause  des  étrennes. 
Elle  nous  accompagnait  l'autre  jour  chez 
Giroux,  et  c'était  une  joie...  Mais,  vraiment, 
j'oublie  nos  devoirs;  ce  n'est  pas  des  mer- 
veilles de  Giroux  que  nous  avons  à  parler, 
mais  bien  de  ma  traduction  que  voici  : 

«  Dans  la  conversation,  Pope  était  au- 
dessous  de  lui-même  ;  rarement  on  le  voyait 
simple  et  naturel;  il  semblait  toujours 
craindre  que  l'homme  ne  fît  tort  au  poi-îe. 
C'est  pourquoi  il  visait  toujours  à  l'origina- 
lité, à  la  gaîté,  sans  succès  souvent  et  plus 
souvent  encore  mal  à  propos.  J'ai  passé  avec 
lui  une  semaine  entière  à  Twickenham;  là, 
j'ai  vu  son  esprit,  pour  ainsi  dire,  en  dés- 
habillé, et  j'ai  trouvé  en  lui  une  société  ai» 
niable  autant  qu'instructive. 

«  Son  caractère,  violemment  attaqué,  n'a 
été  défendu  que  faiblement,  et  ce  fut  une 
conséquence  naturelle  de  la  causticité  de 
son  esprit,  dont  beaucoup  reçurent  et  tous 


30 


redoutèrent  les  cuisantes  atteintes.  Il  faut 
avouer  que  Pope  fut  encore  le  plus  irri- 
table de  tout  le  f/enus  irritabile  vatum 
(la  race  irritable  des  poètes),  s'offensant  de 
bagatelles  et  ne  les  oubliant  ou  ne  les  par- 
donnant jamais  ;  mais  je  crois  pourtant  que 
ce  tort  appartenait  au  poëte  plutôt  qu'à 
l'homme.  Pope  n'a  jamais  de'veloppé  un 
type  plus  complet  que  lui-même  des  incon- 
séquences et  des  contradictions  de  la  nature 
humaine;  malgré  la  malignité  de  ses  sa- 
tires et  quelques  circonstances  blâmables 
de  sa  vie,  il  était  charitable  autant  qu'il 
pouvait  l'être;  prompt  à  rendre  de  bons  of- 
fices et  pieusement  empressé  auprès  d'une 
vieille  mère,  depuis  longtemps  alitée,  et  qui 
ne  mourut  que  peu  de  temps  avant  lui.  » 
(Lord  Chesterfield.) 

Je  ne  sais  si  lu  seras  de  mon  avis,  mais 
cette  version,  qui  m'avait  d'abord  paru  très 
facile,  m'a  cependant  donné  un  peu  de  peine. 
Il  est  bien  entendu  que  je  ne  parle  que  de 
l'anglais  de  lord  Chesterfield  et  non  du  vers 
latin  que  mon  oncle  m'a  traduit  par  les 
mots  que  j'ai  mis  entre  deux  parenthèses. 

Mon  bon  oncle  nous  fait  en  un  instant 
franchir  de  grandes  dislances  de  temps  et 
de  lieux,  du  dix-septième  au  quatorzième 
siècle,  d'Angleterre  en  Italie,  et  voici  un 
sonnet  de  Pétrarque  : 

SONNETTO  ceci. 

Gli  angeli  eletti  e  l'anime  bealc 
Cittadine  del  cielo,  il  primo  giorno 
Che  madonna  passô,  le  fur  inlorno, 
Pienedi  maraviglia  e  di  pietate  ; 

Che  luce  e  quesia,  quai  nova  lioltale  ! 
Dicean  Ira  lor,  perche  abilo  si  adorno 
Del  monde  errante  a  quell'  alio  soggiorno 
Nou  sali  mai  in  tuita  quesia  etate. 

Ella  contentajaver  cangialo  albergo 
Se  paragona  pur  ce'  i  plu  perfetti 
E  parte  ad  or  ad  or  si  volge  a  lergo. 

Mirando  s'io  la  scguo  e  par  eh'  aspetli  ; 
Ond'  io  voglie  e  pensier  tutti  al  ci'*l  ergd 
Perch'  io  l'odo  pregar  pur  ch'  iom'  affretti. 

Petrarca. 


La  poésie  italienne  est  presque  de  la  mu- 
sique, et  cette  réflexion  me  conduit  tout 
droit  à  te  dire  que  maman  a  dt^k  reçu  l'al- 
bum de  mademoiselle  Puget.  Il  renferme  des 
choses  charmantes,  et  il  en  est  que  nous 
pourrons  chanter .  De  ce  nombre  svnt  la  Bé- 
nédiction d'un  père,  Huit  ans  d'absence,  et 
d'autres  encore  ;  mais  il  y  a  dans  la  musi- 
que des  deux  romances  que  je  viens  de  te 
citer,  !ant  de  goût,  de  sentiment  et  de  grâce, 
elle  est  si  douce,  si  expressive,  et  fait  si  bien 
valoir  les  paroles,  que  ce  sera  plaisir  de  les 
entendre  chanter  et  de  les  chanter  soi-même  : 
je  voudrais  que  le  temps  fîit  venu  de  les  dé- 
tacher de  l'album  afin  que  tu  puisses  en  ju- 
ger par  toi-même. 

J'ai  été  si  occupée  de  tous  mes  travaux  de 
jour  de  l'an,  que  la  musique  de  piano  est 
un  peu  restée  en  arrière,  aussi  ne  t'en  par- 
lerai-je  pas  cette  fois,  et  passerai  je  tout  de 
suite  à  nos  ouvrages  à  l'aiguille  qui  ne  t'oc- 
cupent pas  moins  que  moi. 

Les  n"'  1,  2  et  3  de  la  planche  de  dessins 
sont  les  différentes  parties  d'un  vide-poche 
que  Gabrielle  fait  pour  sa  mère  ;  il  occupe  à 
lui  seul  une  si  grande  partie  de  notre  feuille, 
que  je  n'ai  pu  t'en  envoyer  le  modèle  avec  ma 
dernière  lettre,  et  j'ai  regretté  de  ne  pou- 
voir le  faire,  car  c'eût  été  aussi  un  fort  joli 
présent  de  jour  de  l'an  ;  mais  ce  petit  meu- 
ble très  élégant  trouvera  bien  sa  place  pour 
tous  les  jours  de  l'année.  Ma  grand'mmnan, 
qui  répète  souvent  que  nous  ne  faisons  du 
nouveau  (pi'avec  de  vieilles  choses,  dit  que 
notre  vide-poche  est  cousin-germain  du 
porte -montre,  oublié  depuis  que'que  vingt 
ans  ;  ma  mère  dit  la  même  chose,  mais  en 
ajoutant  qu'il  y  a  entre  eux  une  si  notable 
différence,  que  l'on  peut,  sans  contradiction 
aucune,  adopter  l'un  et  répudier  l'autre. 

Nous  avons  donc  adopté  le  vide-poche  à 
l'unanimité,  et  je  vais  te  donner  le  moyen  de 
le  faire,  d'après  les  informations  de  Ga- 
brielle. 

Elle  a  d'abord  acheté  le  sien,  tout  dessiné 
sur  beau  velours  violet,  au  prix  de  7  fr., 


31 


chez  Sorte -Delisle  ;  plus,  de  la  soie  ombrée 
pour  1  fr.  25  c,  des  petits  lacets  pour  75  c, 
deux  bobines  de  cordonnet  d'or  à  1  fr.  cha- 
que, et  quatre  mètres  de  petite  ganse  soie  et 
or  pour  couvrir  toutes  les  coutures  après 
l'avoir  monté  :  ensemble  12  fr.  40  c. 

Tu  vois  que  la  broderie  de  ce  petit  meuble 
est  prompte  et  facile  ;  elle  s'exécute  partie 
en  points  de  chaînette  ou  au  crochet,  partie 
en  petits  lacets,  l'une  et  l'autre  entourées 
d'un  côié  seulement  par  le  cordonnet  d'or. 

Quant  aux  différentes  couleurs  que  Ga- 
brielle  a  employées,  elles  s'onl  indiquées  sur 
le  dessin  par  des  signes  différents  dont  la 
valeur  est  expliquée  aux  lettres  A  B  C  D  E  F. 

Pour  coudre  le  cordonnet  d'or,  il  est  in- 
dispensable que  réioffe  sur  laquelle  on  l'ap- 
plique soit  tendue  sur  le  métier.  Quand  la 
broderie  sera  entièrement  exécutée ,  tu 
monteras  le  vide-poche.  Pour  cela  tu  pren- 
dras du  carton  à  25  ou  30  c  la  feuille,  et  lu 
tailleras  dans  cette  feuille  deux  patrons  du 
Qo  1,  deux  pntrons  du  n°  2,  et  deux  patrons 
du  no  3.  Couvre  d'étoffe  de  soie  violette  un 
patron  du  n°  1,  un  patron  du  n»  2,  et  les 
deux  patrons  du  n"  3. 

Tu  sais  qu'il  faut,  pour  cela,  tailler  l'é- 
toffe d'un  bon  travers  de  doigt  plus  grande 
que  le  patron,  et  la  retenir  à  l'envers  avec 
des  points  qui  se  croisent  dans  tous  les 
sens  ? 

Pose  les  deux  patrons  cintrés  l'un  sur 
l'autre,  et  hxe-les  ainsi  avec  un  petit  sur- 
get  en  soie  violette  ,  et  tout  autour. 

Actuellement,  prends  le  second  patron 
du  n"  2  ^  couvre-le  de  la  bande  de  velours 
brodée,  indiquée  sous  le  même  numéro,  et 
enveloppe-la  en  attachant  le  velours  avec 
des  points  croisés,  comme  pour  les  dou- 
blures. 

Applique  les  deux  bandes  l'une  sur  l'au- 
tre, le  velours  et  la  soie  en  dehors,  bien 
entendu;  couds -les  ainsi  par  un  surjet, 
comme  tu  as  fait  pour  les  deux  morceaux 
cintrés,  et  fais  encore  un  surjet  pour  join- 
dre la  bande  ainsi  doublée,  au  cintre  doublé 


aussi,  et  qui  deviendra,  de  la  sorte,  le  fond 
d'une  espèce  de  boîte  sans  rebord  du  côté  de 
la  ligne  droite. 

Le  côté  de  cette  ligne  droite,  tu  vas  main- 
tenant l'attacher  (toujours  par  un  surjet) 
à  la  partie  du  morceau  de  velours  n"  1,  dont 
la  place  est  indiquée  par  l'absence  de  tout 
dessin. 

Tu  auras  soin,  auparavant,  de  t'assurer 
que  la  poche  se  trouve  placée  bien  carrément 
dans  le  milieu  de  la  place  qu'elle  doit  occu- 
per. 

Ceci  fait,  et  la  poche  attachée  bien  solide- 
ment, la  besogne  est  fort  avancée. 

Prends  le  patron  du  n"  1,  qui  te  reste; 
place  du  coton  sur  la  partie  supérieure,  et 
dispose  ce  coton  de  manière  à  ce  que  le  mi- 
lieu ait  une  certaine  épaisseurqui  ira  en  di- 
minuant sur  les  bords  ,  et  fera  bomber  un 
peu  le  haut  de  ton  vide-poche.  Alors  couvre 
ton  patron  du  grand  morceau  de  velours  au- 
quel tu  as  attaché  la  poche  ;  fixe-le,  comme 
tous  les  autres  morceaux  avec  des  points 
croisés  derrière,  et  attache  ensuite  les  deux 
grands  patrons  l'un  à  l'autre,  toujours  par 
un  surjet  5  après  quoi ,  tu  coudras  la  ganse 
soie  et  or  sur  toutes  les  coutures,  et  tu  met- 
tras en  haut  ûu  vide-poche  une  petite  bou- 
cle de  ruban  pour  le  pendre  où  l'on  vou- 
dra. Au  moyen  du  coton  que  tu  as  si  artis- 
tement  placé,  le  haut  du  vide-poche  pourra 
encore  servir  de  pelote,  et  aura  plus  de 
grâce. 

Passons  au  n"  4. 

Celui-ci  est  le  patron  ,  réduit  au  cin- 
quième, d'uncanezou  que  je  vais  commen- 
cer. Je  te  conseille  de  tailler  un  peu  grand 
et  d'essayer,  évitant  surtout  d'échancrer  le 
col  suffisamment,  car  j'ai  vu  que  le  plus 
souvent  un  patron  qui  va  parfaitement  à 
une  personne  va  fort  mal  à  une  autre. 

Le  n°  5  est  le  petit  col  qui  doit  rabattre 
sur  le    canezou,  et  dont   tu    pourras  te 
servir  également  pour  faire  un  col  ordi- 
naire. 
Le  n"  6  est  la  bande  brodée  que  tu  met- 


32 


tras  sur  le  bord  de  chacune  des  parties  de 
devant  et  sur  tout  le  tour,  si  l'ouvrage  ne  te 
l'ait  pas  peur. 

Dans  tous  les  cas,  rextrémité  du  derrière 
de  ce  canezou  ,  et  les  extrémités  du  devant, 
doivent  se  froncer  dans  la  ceinture. 

Le  n°  7  est  le  dessin  d'un  mouchoir  de 
batiste  qui  doit  être  brodé  en  points  de 
chaînette,  avec  du  coton  de  couleur  ou  de 
la  soie  couleur  d'or;  ce  qui  est  toujours  fort 
à  la  mode  et  très  joli.  Le  feston,  bien  régu- 
lièrement fait ,  est  aussi  d'un  effet  char- 
mant. 

Heureusement  que  me  voici  au  bout  de  ces 
détails  dont  je  suis  toujours  prodigue  dans 
le  but  de  t'éviter  aucune  hésitation  ;  heu- 
reusement, dis-je,  car  l'heure  s'avance  ou  je 
dois  être  prête  à  accompagner  ma  mère, 
madame  de  C***  et  Gabrielle,  qui  vont  faire 
leurs  emplettes  chez  Susse  et  chez  Giroux. 
Que  de  belles  choses  nous  allons  voir  et 
revoir!  car,  tu  lésais,  j'ai  déjà  parcouru 
avec  maman  et  ma  sœur  les  salons  de  la 
rue  du  Coq,  et  j'ai  été  ravie  de  ces  merveil- 
les. Au  milieu  de  toutes  ces  richesses  de  l'art 
et  de  l'industrie,  je  me  suis  prise  à  beau- 
coup regretter  de  n'être  pas  plus  riche; 
j'aurais  voulu  pouvoir  tout  acheter,  afin  de 
pouvoir  ensuite  tout  donner.  —  Ce  vœu 
était  bien  ambitieux  :  c'est  la  remarque  qu'a 
faite  ma  mère  en  souriant  ;  moi,  j'ai  fait 
comme  elle  et  j'ai  ri  de  moi-même  ,  et  ce- 
pendant quoique  j'eusse  déjà  multiplié  mes 
emplettes  dans  une  proportion  très  forte, 
relativement  à  la  somme  que  je  possédais, 
je  regardais  encore  un  album  de  gravures 
représentant  le  cours  de  la  Seine,  et  pour 
lequel  j'allais  achever  de  vider  ma  bourse, 
lorsque  maman,  posant  sa  main  sur  mon 
bras,  m'adit  a  l'oreille  :  «Il  me  semble,  Marie, 
que  tu  esbienimprévoyantedet'exposer  ainsi 
à  rester  plusieurs  jours  sans  argent  ?  «  —  Je 
me  suis  arrêtée  alors;  et  mon  Dieu, que  j'ai 
bien  lait!  A  peine  avions-nous  franchi  le  seuil 


de  la  portede  ce  lieu  d'enchantement.qii'nnè 

pauvre  femme  pâle,  maigre,  souffrante, 
couvertede  vêtements  qui  annonçaient  tout 
à  la  fois  la  propreté  et  la  misère,  a  étendu  sa 
main  vers  nous  pour  implorer  notre  pitié  ; 
de  grosses  larmes  s'échappaient  de  ses  yeux 
baissés  vers  la  terre  ;  un  petit  enfant  pâle 
aussi  et  soutfreteux  était  entre  ses  bras;  un 
autre,  un  peu  plus  grand,  la  tenait  par  sa 
robe.  A  cette  vue ,  maman  s'est  arrêtée  en 
me  regardant,  et  moi,  j'avais  le  cœur  serré; 
tu  penses  bien  que  mon  premier  mouve- 
ment a  été  d'ouvrir  ma  bourse!  Oh!  que 
j'ai  été  heureuse  alors  de  ne  la  pas  trouver 
vide,  et  quels  regards  de  reconnaissance  j'ai 
tournés  vers  ma  mère  en  songeant  que.  sans 
elle,  je  serais  à  cette  heure  dans  la  doulou- 
reuse impuissance  de  faire  un  peu  de  bien  ! 
Giroux  et  ses  magnificences  ont  été  promp- 
tement  oubliés,  ou  plutôt  je  ne  m'en  sou- 
venais plus  que  pour  regretter  l'argent  que 
j'avais  dépensé,  et  avec  lequel  la  pauvre 
femme  se  serait  trouvée  riche  peut-être. — 
Maman  m'a  fait  observer  alors,  qu'il  fallait 
savoir  mettre  de  la  mesure  à  tout,  même 
à  la  générosité,  afin  de  ne  s'exposer  jamais 
à  ne  pouvoir  plus  être  juste. 

Tout  en  parlant  ainsi ,  nous  étions  ar.'-i- 
vées,  et  je  me  suis  aperçue  en  descendant 
de  voiture  que  le  domestique  qui  nous  avait 
suivies  n'ctail  plus  avec  nous  !  Sur  un  signe 
de  ma  mère,  il  avait  accompagné  la  pau- 
vre femme  dans  son  galetas.  Ainsi,  nous 
avons  de  ses  nouvelles,  et  me  voilà  tran- 
quille sur  son  compte;  quelle  infortune 
ma  mère  ne  trouve-t-elle  pas  le  moyen  de 
soulager?  Nous  aussi,  nous  pourrons  join- 
dre... Mais  ,  voici  Gabrielle  ;  elle  m'arrête 
et  ne  me  permet  pas  d'ajouter  un  mot,  il 
faut  donc  te  quitter,  sans  même  pouvoir 
te  dire  tout  ce  que  je  souhaite  pour  toi  , 
mais  non  sans  t'embrasser  aussi  tendrement 
que  je  t'aime. 

Marie  d'Angremont. 


^{Pp- 


Wd^P 


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\ 


N.  2  —  1"FF,VRIER   18 


iiiipagne. 
3 


c^  ^  BinelauL 


LETTRE  A  MADAME  DUPIN-. 


Le  pont  du  Gard.  — Nimes;  ses  monuments.— Départ  de  Nîmes.— Beaucaiie.—Tarascon.— La  chapelle 
de  Saint-Gabriel.— L'ancien  château  de  mon  père.— Le  propriétaire  actuel.— Souvenirs  d'enfance.— 


Douloureuses  impressions. 


An  villasn  de  Mouriès,  20  septembre  184i. 


«  Je  crois,  madame,  que  vous  ne  pourriez 
découvrir  sur  aucune  carte  de  la  France  le 
nom  du  village  d'où  je  vous  écris  ;  c'est  k 
peine  si  quelques  anciennes  cartes  de  la 
Provence  en  font  mention  comme  d'un  ha- 

(i)  Madame  A.  Dupin,  à  qui  cette  lettre  est  adres- 
sée, vient  de  succomljer,  jeune  encore,  à  une  longue 
et  cruelle  maladie,  supportée  avec  un  courage  et  une 
résiguation  qui  ont  fait  l'admiration  des  nombreux 
amis  dont  sou  lit  de  douleur  a  été  constamment  en- 
touré. La  religion  est  venue  adoucir  ses  souffrances 
et  consoler  ses  derniers  moments  ;  c'est  avec  toute 
sa  présence  d'esprit,  et  dans  les  sentiments  d'une  vive 
piété,  qu'elle  a  termine  une  vie  toute  de  travail  et  de 
sollicitudes. 

II  y  a  déjà  longtemps  que  madame  Dupin  enrichis- 
sait le  Journal  ries  Jeunes  Personnes  d'articles  aussi 
intéressants  qu'instructifs ,  et  nos  jeunes  lectrices 
n'ont  point  oublié  ses  charmantes  et  pittoresques 
descriptions  de  Mceurs  étrangères,  et  ses  brillantes 
hUudes  sur  le  Corrrije ,  Saltator-lîosa,  Mozarl  P>ee- 
ihovcn,  Linmx.  Celle  sur  Jliclwt-Angc,  que  sa  mort 
laisse  inachevée,  a  été  le  chant  du  cygne  ;  ainsi, 
c'est  dans  le  Journal  des  Jeunes  Personnes  qu'ont 
paru  les  dernières  lignes  que  sa  main  mourante  a 
tracées. 

D'autres  Revues  recherchaient  avec  empressement 
ses  inspirations  ;  des  articles,  aussi  fortement  pen- 
sés que  bien  écrits,  sur  Alfieri,  Manzoni,  Chateau- 
briand, Goi'ilie,  etc.,  ont  enrichi  les  pages  de  la  Bévue 
de  Paris,  de  V  Encyclopédie  et  de  la  Uevuedu  dix- 
neuvième  siècle.  La  maison  royale  de  St.-Denis  a  de- 
puis longtemps  adopté  sa  Mythologie  dramatique,  un 
des  premiers  ouvrages  qu'elle  ait  publics  à  son  arri- 
vée à  Paris  (I85"2). 

Madame  Dupin  était  certainement  un  des  écrivains 
de  son  sexe  les  plus  distingués  de  notre  époque  ; 
après  avoir  dit  sa  mort  toute  chrétienne,  nous  au- 
rons complété  son  éloge ,  si  nous  ajoutons  qu'elle 
unissait  un  grand  caractère  à  un  beau  talent. 
(N.  des  Dir.) 
N.  2  -—1"  FÉVRIER   1843.  — XI"   ANNKK 


meau  sans  importance.  Aujourd'hui,  le  ha- 
meau s'est  agrandi  et  compte  une  popula- 
tion de  deux  mille  habitants,  heureux,  tran- 
quilles, vivant  dans  l'égalité  sociale  la  plus 
complète,  car,  à  part  le  curé,  le  notaire,  un 
ou  detix  médecins  et  le  professeur  de  l'école 
primaire,  cette  population  se  compose  en- 
tièrement de  cultivateurs  entre  lesquels  le 
sol  est  partagé  presque  par  égales  parts; 
chaque  possesseur  cultive  son  champ  et  vit 
de  ses  produits. 

«  La  famille  du  général  Dumouriez  est 
originaire  du  village  de  Mouriès,  et  en 
a  tiré  son  nom;  mais  cette  particularité 
n'a  pas  laissé  de  traces  dans  le  pays,  tant 
les  souvenirs  historiques  sont  indifférents 
à  ces  esprits  bucoliques.  Mouriès  ne  pos- 
sède aucune  ruine  romaine,  ni  aucun  débris 
de  monuments  du  moyen-âge;  seulement  la 
façade  d'un  Max'  voisin  est  le  reste  d'une 
maison  de  plaisance  de  Jeanne  de  Naples. 
Le  souvenir  de  cette  reine,  si  belle,  si  poé- 
tique, si  coupable  et  si  malheureuse,  ré- 
pand sur  ce  tranquille  village  comme  un 
retentissement  lointain  des  agitations  du 
monde  :  c'est  là  tout,  car,  à  part  cette  ruine, 
Mouriès  se  compose  de  maisons  propres  et 
simples,  toutes  de  construction  moderne  et 
d'une  église  blanche  surmontée  de  son  clo- 
cher blanc;  autour  du  village  s'étendent  à 
perte  de  vue  d'immenses  vergers  d'oliviers, 
dont  la  verdure  pâle  et  terreuse  semble 
couvrir  le  sol  d'un  linceul  gris.  Çà  et  là 
quelques  terres  plantées  de  mûriers  ou  de 

(1)  Nom  provençal  des;  maisons  de  campagne. 

3 


34 


vignes  joltent  un  peu  de  variété  sur  cellf 
végélalion  monotone.  Ou  aperçoit  aussi  tl'  s 
landes  abandonnées,  toutes  semées  de  cail- 
loux ;  k  l'ouest,  de  vastes  marais  entourés 
de  grands  roseaux;  au  nord,  une  petite 
chaîne  de  montagnes  qui  accidentent  le 
paysage;  ainsi,  rien  de  pittoresque  dans  ce 
village,  rien  d'agreste  dans  ses  environs; 
partout  une  uniformité  triste  qui  ne  dit  rien 
à  l'âme,  et  pourtant  la  mienne  est  retenue 
ici  par  les  sentiments  les  plus  puissants. 
Je  suis  à  Muuriès  depuis  une  huitaine  de 
jours,  et  je  vois  avec  un  invincible  regret 
s'avancer  le  moment  du  départ  ;  quel  char- 
me douloureux  nie  relient  ici?  Ah  !  c'est  que 
derrière  celte  petite  chaîne  de  montagnes 
qui  s'élève  au  nord,  est  caché  l'ancien  châ- 
teau de  mou  père  ;  c'est  que  sur  ce  tertre,  à 
l'ouest  du  village,  où  se  déroule  un  mur 
blanc  surmonté  d'une  simple  croix,  est  en- 
sevelie ma  mère  sous  une  humble  tombe, 
entourée  des  pauvres  qu'elle  a  secourus  et 
qui  l'ont  aimée  durant  sa  vie.  Mais,  avant 
de  vous  dire  toutes  les  émotions  que  j'ai 
trouvées  ici ,  je  dois  vous  raconter  comment 
j'y  suis  arrivée  ,  vous  parler  des  lieux  que 
j'ai  parcourus,  tenir  enfin  la  promesse  que 
je  vous  ai  faite  d'une  description  de  voyage. 
Je  ne  vous  peindrai  pas  classiquement  tous 
les  grands  monuments  que  j'ai  admirés, 
tous  les  beaux  paysages  qui  m'ont  souri  ;  je 
vous  dirai  mes  impressions  avec  la  fantaisie 
libre  du  poëte,  puissiez- vous  me  suivre  sans 
trop  d'ennui  ! 

«  Et,  d'abord,  c'est  à  Nîmes,  madame,  que 
je  veux  vous  conduire.  Pour  arriver  digne- 
ment dans  celte  ville  romaine,  prenons  la 
toute  qui  passe  près  du  pont  du  Gard,  près 
de  ce  débris  du  gigantesque  aqueduc  qui 
transportait  les  eaux  dans  toute  la  contrée. 
Les  ruines  sont  toujours  belles  et  saisis- 
santes, elles  parlent  k  l'homme  un  langage 
mélancolique  et  profond.  M^is  elles  nous 
frappent  surtout  lorsqu'elles  nous  apparais- 
sent au  milieu  de  quelque  beau  paysage  so- 
litaire, loin  du  bruit  des  cités  modernes  qui 


distrairait  la  méditation  qu'éveillent  en 
nous  ces  grands  vestiges  du  monde  anti- 
que. C'est  ainsi  que  le  pont  du  Gard  est 
doublement  imposant,  par  la  hardiesse  de 
son  architecture  et  par  les  lieux  pittores- 
ques qui  lui  servent  d'encadrement.  Nous 
arrivâmes  par  une  belle  matinée  des  pre- 
miers jours  de  septembre  en  face  de  ce  tri- 
ple rang  d'arcades  qui  s'élèvent  jusqu'au 
ciel  et  se  détachent  sur  son  vif  azur;  les 
eaux  du  Gardon,  grossies  par  les  pluies, 
coulaient  rapides  et  argentées  ;  à  l'est,  le 
riant  village  de  Remoulin  se  groupait  à 
quelque  distance;  au  nord,  aux  dernières 
limites  de  l'horizon,  nous  découvrîmes  le 
Mont-\  entoux,  se  perdant  dans  les  nuages, 
puis,  sur  des  plans  plus  rapprochés,  de  pe- 
tits vallons  boisés,  de  jolies  collines  ani- 
mées ça  et  là  par  de  gracieuses  maisons  des 
champs  ;  au  midi,  la  vue  est  bornée  par  la 
grand'roule  qui  conduit  à  Nîmes,  et  qui  se 
déroub;  comme  une  longue  pièce  de  toile 
écrue  ,  ensuite  par  des  rochers  mousseux 
dont  les  flancs  creusés  en  cavernes  servent 
souvent  d'abris  k  des  troupes  d«*  Bohé- 
miens ;  enfin,  k  l'ouest  le  pont  de  construc- 
tion moderne  dominé  par  le  pont,  ou  plutôt 
par  l'aqueduc  antique,  et  derrière  ces 
grandes  lignes  d'architecture  aérienne,  des 
coteaux  couverts  de  beaux  arbres  qui  voi- 
lent k  demi  un  vieux  château  dont  Louis  XIll 
et  Richelieu  ont  été  les  hôtes  durant  quel- 
ques jours. 

«  Nous  nous  assîmes  au  pied  des  rochers 
qui  s'élèvent  au  midi,  sur  une  espèce  de 
plate-forme  gazonnée  qui  descend  jusqu'au 
lit  du  Gardon  ;  de  là  le  point  de  vue  est  ad- 
mirable. Nous  nous  disposâmes  k  déjeuner 
sur  l'herbe  :  d'autres  voyageurs  nous  avaient 
précédés  et  prenaient  déjà  leur  rcjas; 
c'était  une  famille  de  ces  Bohémiens  qui 
vont  errant  sur  toutes  les  parties  du  globe, 
race  étrange  dont  l'origine  se  perd  dans 
l'obscurité  des  âges.  Notre  approche  n'eut 
pas  l'air  d'effaroucher  la  petite  bande  va- 
gabonde que  semblait  présider  uu  vieillard 


35 


i  oarbe  et  à  chevelureblanches,  couvertd'un 
long  manteau  de  toile  blanche  assujetti  au 
cou  par  une  grosse  agrafe  dfe  buis  sculplée 
au  couteau.  Un  homme  de  quarante  ans,  qui 
paraissait  son  fils,  était  assis  près  de  lui; 
grand,  robuste,  il  était  vêtu  d'un(>  chemise 
de  toile  bleue  et  d'un  pantalon  de  même 
étoffe  et  de  même  couleur  ;  sa  tête,  au  teint 
olivâtre,  aux  yeux  noirs,  aux  cheveux  bruns 
et  touffus,  était  couronnée  d'un  long  bonnet 
de  laine  à  zones  rouges,  vertes  et  bleues. 
A  ses  côtés,  une  femme,  à  peu  près  du  même 
âge  que  lui,  allaitait  un  enfant  ;  quoique  flé- 
tris, les  traits  de  cette  femme  étaient  encore 
expressifs  et  réguliers;  elle  avait  les  yeux 
pleins  de  feu  et  les  dents  d'une  éblouissante 
blancheur.  Pour  toute  coiffure,  elle  portait 
penché  sur  son  front,  et  laissant  à  décou- 
vert ses  cheveux  déjà  grisonnants,  un  de 
ces  larges  chapeaux  de  feutre  noir  à  petite 
calotte ,  que  les  belles  Arlésiennes  posent 
inclinés  par-dessus  leur  coiffe.  Enfin,  auprès 
d'elle  se  tenaient  un  jeune  garçon  et  une 
jeune  fille  de  quatorze  à  quinze  ans,  bien 
faits,  élancés,  agiles,  au  visage  mobile,  à 
l'œil  doux  et  vif,  véritables  types  de  Bohé- 
miens, habillés  de  clinquant  et  d'oripeaux. 
Ces  deux  enfants  fermaient  le  cercle  formé 
par  l'errante  famille  autour  d'une  marmite 
de  fer,  où  chacun  puisait  tour  à  tour  avec 
une  longue  fourchette  'l'étain  des  tronçons 
de  viande  noire  dont  le  parfum  épicé  s'ex- 
halait jusqu'à  nous.  Quand  leur  repas  fut 
terminé,  le  frère  et  la  sœur  se  levèrent  les 
premiers.  Us  firent  claquer  leur  langue  en 
mesure  comme  un  bruit  de  castagnettes  et 
leurs  pieds  légers  sautillant  sur  le  gazon 
semblèrent  préluder  une  danse.  Mais  tout  à 
coup  ils  nous  regardèrent,  et  comme  si  no- 
tre présence  les  avait  intimidés,  ils  allèrent 
se  rasseoir  auprès  de  leur  mère.  Compre- 
nant leur  hésitation,  je  me  levai,  je  mar- 
chai vers  la  famille,  et  m'adressint  à  la 
mère,  en  patois  languedocien,  je  lui  dis  que 
nous  Mirions  un  grand  plaisir  à  voir  dan- 
ser ses  enfants. 


«  Je  ie  crois  bien,  me  répondit -elle  en 
fixant  sur  moi  un  regard  vif  et  plein  d'or- 
gueil ,  surtout  s'ils  vous  régalaient  de  la 
danse  qu'ils  ont  dansée  hier  devant  des  An- 
glais ! 

—  Eh  !  pourquoi  ne  le  feraient-ils  pas?  lui 
dis-je. 

—  Ah  !  c'est  que  cela  coûte  cher,  »  dit  le 
vieillard,  trahissant  la  rapacité  de  sa  race. 

«Je  jetai  quelques  pièces  de  monnaie  sur 
la  jupe  de  la  mère  ;  elle  parut  satisfaite. 

«Allons,  Zimbo  et  Minolitta,  dit-elle  à  ses 
enfants,  montez  sur  l'arche  et  dansez  votre 
ronde. 

—  Il  nous  faut  une  écharpe,  «  répliqua  la 
jeune  fille. 

•  Je  détachai  de  mon  cou  une  écharpe  de 
voyage  en  soie  rouge,  et  je  la  présentai  à  la 
petite  Bohémienne.  Elle  la  prit  par  un  bout, 
son  frère  par  l'autre,  et  recommençant  à 
faire  claquer  leur  langue  en  mesure,  ils 
s'élancèrent  en  dansant  vers  l'aqueduc  ro- 
main. 

«  Prends  ton  instrument  et  suis-les,  »  dit 
la  mère  à  son  mari. 

«  Le  père  se  leva,  secoua  son  long  bon- 
net et  alla  chercher  dans  un  grand  sac  de 
cuir  un  vieux  lambourde  basque,  puis  il 
marcha  sur  les  pas  de  ses  enfants,  mais 
d'un  pas  moins  rapide.  Qu'allaient-ils  faire  ? 
Nous  les  suivions  du  regard  avec  curiosité. 
Le  frère  et  la  sœur  gravirent  comme  de 
jeunes  chevreuils  jusqu'au  second  rang 
d'arcades  de  l'aqueduc  romain  ,  tantôt  se 
frayant  une  route  à  travers  les  pierres  bri- 
sées, tantôt  se  suspendant  aux  arbustes  qui 
croissent  entre  leurs  joints.  Quand  ils  fu- 
rent parvenus  sous  l'arceau  aérien  qui  forme 
le  milieu  de  l'édifice,  ils  s'arrêtèrent  et  se 
posèrent  gracieusement  en  agitant  leur 
écharpe  dans  l'air.  Leur  père  les  rejoignit 
bientôt;  il  s'assit  sous  l'arceau  voisin  et 
préluda  quelques  accords  sur  son  tambour 
de  basque.  A  ce  son  les  deux  petits  Bohé- 
miens se  levèrent  sur  la  pointe  des  pieds, 
leur  langue  et  les  doigts  de  leur  main  gau- 


3f; 


che  Claquèrent  à  l'unisson,  tandis  que  de 
leur  main  droite  ils  faisaient  flotter  au-des- 
sus de  leur  tête  l'écharpe  écarlate.  Les 
paillettes  de  la  jupe  bleue  de  la  jeune  fille, 
les  galons  de  cuivre  du  pantalon  pourpre 
de  son  frère  scintillaient  au  soleil;  l'azur 
vif  (lu  ciel  formait  le  fond  de  ce  tableau  ; 
l'arclîe  suspendue  du  pont  romain  lui  ser- 
vait de  cadre,  et  à  deux  cents  pieds  du  sol, 
ces  rejetons  hardis  d'une  race  aventureuse 
exécutaient  entre  deux  précipices,  sur  une 
dalle  large  de  quatre  à  cinq  pieds,  une  danse 
rapide  et  tournoyante  qui  à  chaque  insîatit 
pouvait  leur  donner  le  vertige  elles  lancer 
dans  l'abîme.  Vu  à  distance,  ce  spectacle 
était  vraiment  elî'ray.itit,  car  l'étroit  terrain 
où  les  jeunes  Bohémiens  dansaient  avec 
tant  de  souplesse  et  de  grâce  ne  paraissait 
guère  pins  large  à  l'œil  qu'une  corde  ten- 
due. Aux  roulements  pressés  du  tambour, 
les  pas  des  danseurs  devinrent,  durant  un 
instant,  si  vifs,  si  précipités,  qu'enivrés 
par  la  danse,  ils  paraissaient  oublier  tout 
danger  et  tourbillonnaient  là  comme  ils 
eussent  pu  le  faire  dans  une  vaste  prai- 
rie. Tout  à  coup,  la  jeune  fille,  après 
quelques  tours  de  valse  rapide,  se  suspen- 
dant d'une  main  à  l'écharpe  que  soutenait 
son  frère,  détacha  de  l'autre  quelques  fleurs 
posées  dans  ses  cheveux;  elle  les  jeta  du 
côté  où  nous  étions  assis,  et  secoua  la  tête 
comme  pour  nous  saluer.  En  cet  instant  son 
corps  dépassait  les  bords  de  l'arciie  de 
pierre.  Je  laissai  échapper  un  cri  et  je  fer- 
mai les  yeux. 

"  Quoi  !  ne  craignez-vous  rien  pour  vos 
enfants?  dis-je  à  la  mère  en  lui  saisissant  le 
bras. 

—  Rien,  reprit-elle  froidement,  je  con- 
nais leur  sort,  ils  ne  mourront  pas  d'une 
chute  ! 

—  Et  qui  vous  a  si  bien  instruite?  répli- 
quai-je. 

-J'ai  lu  eu  haut  et  dans  leurs  mains,- 
dit  file  (iiin  Ion  d'autorité. 

«  La  danse  était  finie,  le  père  et  les  en- 


fants revenaient  vers  nous.  La  Bohémienne 
continua  : 

•  Je  puis  lire  aussi  dans  la  vôtre  et  vous 
dire  votre  destinée.  • 

«  Elle  voulut  s'emparer  de  ma  main  ,  je 
souris. 

«  Vous  êXes  incrédule  ?  reprit-elle.  Eh 
bien  !  essayons. 

—  Non,  lui  dis-je  d'un  Ion  plus  sérieux; 
je  ne  crois  pas  que  personne  puisse  déro- 
ber à  Dieu  la  connaissance  de  l'avenir; 
mais  en  fùt-il  autrement,  hélas!  ma  chère 
feuiiue,  l'avenir  ne  nous  garde  pas  assez  de 
bonheur  pour  que  je  sois  tentée  de  le  con- 
naître. Il  est  un  proverbe  triste  et  vrai  ; 
Chaque  jour  porte  sa  peine!  Eh  !  si  tous  les 
jours  de  notre  vie  nous  étaient  à  l'avanie 
connus,  aurions -nous  jamais  la  force  d'en 
^upporter  le  fardeau  ?  » 

<<  La  Bohémienne  m'écoutait  attentive- 
ment. Je  poursuivis  : 

«  Si,  à  quatorze  ans,  au  lieu  des  riantes  il- 
lusions qui  nous  attirent  à  la  vie.  nous 
étions  tout  à  coup  frappées  du  tableau  des 
souffrances,  des  déceptions,  des  douleurs 
morales  et  physiques  qui  sont  le  lot  de  la 
femme  ici-bas,  pauvre  mère,  je  vous  le  de- 
mande, aurions-nous  la  force  de  vivre,  de 
nous  dévouer  et  de  nous  résigner  pulin?» 

«La  Bohémienne  p.iiut  réllécliir;  mais 
après  une  minute  de  silence  elle  posa  sur 
le  gazon  son  nourrisson  endormi,  lit  deux 
ou  trois  bonds,  et  me  dit  gaîment  : 

«  Je  n'aime  pas  a  penser,  ça  m'attriste; 
imitez-moi.  J'aurais  pu  tout  de  mêuic  vous 
prédire  un  beau  sort,  ça  vous  aurait  donné 
courage. 

—  Merci,  lui  répondis  je  trislemcnl.  ma 
destinée  est  faite;  »  puis  je  lui  dis  adieu, 
non  sans  envier  un  peu  celte  sauvage  indé- 
pendance, cette  insouciance  de  la  pauvreté 
et  de  la  vie  errante. 

«  En  ce  moment  le  soleil  penchait  vers 
l'occident  et  jetait  ses  refleis  de  pourpre  à 
travers  le  triple  rang  d'arcades  du  pont  du 
Gard  ;  on  eût  dit  un  pont  infernal  suspendu 


37 


sur  un  fleuvft  de  ft-n.  Je  saluai  une  dernière 
fois  ce  merveilleux  monument  que  tant  de 
générations  ont  salué,  et  ni'arrachant  mal- 
gré moi  à  cet  imposant  spectacle  ,je  remon- 
tai en  voiture  et  repris  la  route  de  Nîmes. 

«A  la  lueur  d'un  pur  crépuscule,  nous 
vîmes,  après  deux  heures  de  course  rapide, 
apparaître  à  l'horizon,  vers  l'ouest,  la  belle 
tour  romaine,  la  tour  Magne^  qui  de  nos 
jours  encore  peut  être  appelée  un  phare, 
puisqu'elle  annonce  la  cité  au  voyageur  qui 
s'approche.  J'avais  habité  Nîmes  durant 
plusieurs  années  en  étant  jeuni'  fille,  j'y 
avais  encore  des  parents  et  des  amis  ;  mais 
moins  tendres,  moins  aimés  que  ceux  que 
j'avais  perdus.  J'éprouvai  une  sensation 
triste,  mêlée  pourtant  de  quelque  douceur, 
en  entrant  dans  ces  murs.  Mou  Dieu!  que 
de  changements  quelques  années  amènent, 
et  combien  aussi  de  révolutions  cachées  se 
font  dans  l'âme!  La  mort  prend  vite  ceux 
qui  nous  sont  chers,  le  temps  métamor- 
phose ou  détruit  à  jamais  nos  plus  riantes 
illusions.  N'ayant  plus  une  mère,  plus  une 
sœur,  dont  la  maison  aurait  été  la  mienne, 
je  voulus,  en  arrivant  à  Nîmes,  descen- 
dre à  l'hôtel  et  m'établir  un  peu  en  étran- 
gère dans  cette  ville  dont  j'avais  été  au- 
trefois l'enfant  d'adoption  ;  mais ,  dès  le 
lendemain,  des  parents  éloignés,  des  amis 
empressés  vinrent  à  moi  et  m'entourèrent 
de  tant  de  cordialité  que  la  glace  qui  s'était 
formée  sur  mon  cœur  se  fondit  aussitôt. 
Bien  ne  ranime  une  àme  accablée  comme  le 
contact  des  esprits  et  des  cœurs  méridio- 
naux. L'élan,  le  feu,  le  sentiment  sont  en 
eux;  ils  ont  toute  la  chaleur  du  beau  ciel 
qui  les  anime  :  les  hommes  du  Midi  pensent 
moins  que  ceux  du  Nord;  mais  ils  sentent 
bien  davantage. 

«Ne  trouvez-vous  pas,  madame,  qu'eu 
décrivant  une  ville  intéressante,  sou- 
vent on  parle  beaucoup  trop  de  ses  mo- 
numents et  pas  assez  des  hommes  dis- 
tingués qui  l'habitent;  ainsi  tout  le 
mondé  sait  le  nombre  d'édifices  romains 


que  Nîmes  possède  encore,  on  connaît  leur 
conservation,  leur  beauté,  leur  grandeur; 
on  a  plus  ou  moins  décrit  leur  architecture 
et  compté  leurs  pierres.  Mais  la  ville  n'a 
pas  seulement  des  monuments,  elle  a  aussi 
des  intelligences  qu'il  faut  mentionner.  Je 
vous  entends  me  dire  :  «  Nous  connaissons 
tdus  le  poëte  boulanger,  Jean  Reboul  de 
Nîmes  ;  »  ce  poè'te  inspiré  n'est  pas  le  seul 
esprit  remarquable  de  son  pays,  l'astre  a  de 
brillants  satellites.  Et  d'abord,  près  de  lui, 
comme  poëte,  on  doit  nommer  M.  Jules  Ca- 
nouge;  bien  jeune  encore,  il  a  déjà  publié 
deux  recueils  de  poésies  que  Paris  a  remar- 
qués. Dans  le  dernier  se  trouve  une  ode  à 
Beethoven,  pleine  de  grandes  et  touchantes 
pensées;  la  strophe  qui  la  termine  est  vrai- 
ment belle  : 

Tu  connus  cet  effroi  de  soi-même,  ces  doutes 
Qui  nous  font  liésiter  dans  nos  brillantes  routes; 
Mais  lorsque  tu  brisais  les  entraves  du  corps. 
Au  pied  de  l'Eternel  ta  grande  âme  montée. 
D'un  noble  et  saint  orgueil  fut  soudain  transportée 
En  entendant  vibrer  les  célestes  accords; 
Car  elle  y  reconnut  des  chants  dont,  sur  la  terre, 
Elle  seule  avait  su  pressentir  le  mystère; 
Et,  quand  de  ton  bonheur  l'hymne  ardent  éclata, 
Le  plus  harmonieux,  le  plus  l)i  illaiit  des  anges 
Commanda  le  silence  aux  divines  louanges, 
Et  se  penchant  vers  toi  l'Eternel  écouta  ; 

«  Dans  les  arts,  Nîmes  compte  aussi  plu- 
sieurs fils  dont  elle  est  hère.  Sigalon,  le 
grand  peintre  Nîmois,  qui  a  fait  connaître  à 
la  France  le  jugement  dernier  de  Michel- 
Auge',  Sigalon  n'est  plus;  mais  son  jeune 
élève,  M.  Numa  Beaucoirand,  qui  l'aidait  à 
Rome  dans  ses  grands  travaux,  et  qui  après 
sa  mort  en  a  terminé  plusieurs,  continue 
aujourd'hui  à  Nîmes  l'école  de  son  maître. 
Comme  représentant  de  la  sculpture  et  de 
l'architecture,  ne  doit-on  pas  citer  M.  Au- 
gtiste  Pelel?  Allez  au  Musée  des  Petits-Au- 
gustins,  aujourd'hui  le  Palais  des  Beaux- 
Arts,  vous  y  verrez,  madame,  les  ouvrages 
de  ce  patient  et  ingénieux  artiste.  Archéo- 
logue profond,  il  a  retrouvé  par  de  savantes 

(0  Placé  à  Paris  au  Palais  des  Beaux-Art». 


38 


études  tous  les  mystères  de  construction 
des  édifices  antiques ,  et  il  a  reproduit  en 
liège  l'efligie  exacte,  pierre  par  pierre,  de 
tous  les  monuments  romains  du  Midi  ;  ce 
que  M.  Peleta  déjà  fait  pour  la  France,  il  le 
Tait  aujourd'hui  pour  l'Italie,  il  le  fera  un 
jour  pour  la  Grèce. 

«  Mmes  aime  la  musique  comme  toutes 
les  villes  du  Midi  ;  cette  ville  a  donné  le 
jour  à  des  musiciens  distingués;  il  en  est 
un  dont  vous  devinez  le  nom,  madame,  et 
que  je  ne  dois  point  nommer.  On  cultive 
surtout  à  Nîmes  la  musique  vocale  ;  souvent 
par  une  belle  soirée,  des  ouvriers,  après  le 
travail  de  la  journée,  se  réunissent  et  chan- 
tent dans  les  rues  ou  sur  les  places  publi- 
ques quelque  grand  chœur  de  Rossini  ou  de 
Meyerbeer.  Ces  voix  fermes  et  sonores  man- 
quent  parfois  de    méthode ,   mais  jamais 
d'harmonie,  et  l'âme  est  pénétrée  par  ces 
accords  improvisés  et  puissants.  Nîmes  pos- 
sède aujourd'hui  une  école  de  chant;  elle 
est  dirigée  par  M.  Grimai,  professeur  in- 
telligent qui  forme  de  bons  élèves.  Nous 
avons  entendu  chez  lui  deux  enfants,  une 
basse  et  un  ténor,  qui  remplaceront  peut- 
être  un  jour  Levasseur  et  Duprez  à  l'Opéra. 
Emule  de  Listz  et  de  Thalberg ,  M.  Im- 
Turn,  à  qui  M.  Jules  Canonge  a  dédié  ses 
vers  sur  Beethoven,  est  aussi  une  des  il- 
lustrations de  Nîmes  ;  Beethoven  ,  c'est  le 
dieu  musical  de  M.  Im-Turn  ;  il  a  chez  lui 
un  admirable  portrait  du  grand  maître  al- 
lemand. Amateur  passionné,  il  donne  à  l'in- 
terprétation de  ses  œuvres  tout  son  temps, 
tous  ses  rêves;  jaloux  de  la  gloire  du  su- 
blime artiste,  il  ne  souffre  point  qu'on  lui 
compare  une  gloire  nouvelle.  Ce  culte  ex- 
clusif et  ardent  vous  émeut  et  vous  gagne: 
on  aime,  dans  notre  siècle  d'égoïstes  pas- 
sions, à  trouver  encore  dans  quelques  âmes 
d'enthousiastes  sympathies.  Dans  les  let- 
tres, Nîmes  compte  encore  deux  auteurs 
d'ouvrages  d'histoire  et  de  statistique  fort 
reniarquauhs  :   M.   de   Lafarelle  ,    député, 
>f    M.  F.otix-Ftnrand.    Dans  les   sciences. 


M.  W  als,  astronome,  qui  a  souvent  trans- 
mis aux  savanis  de  Paris  d'intéressantes 
découvertes;  son  frère,  inspecteur  des  écoles 
primaires,  esprit  sérieux  et  fin  à  la  fois.  En 
médecine,  et  vous  savez,  madame,  que  je 
suis  presque  athée  en  médecine ,  Nîmes 
possède  un  jeune  docteur,  M.  Hippolyte 
Alric,  qui  sera  un  jour  sa  gloire;  aujour- 
d'hui, encore  peu  connu,  il  n'est  apprécié 
que  par  les  classes  ouvrières  auxquelles  il 
se  dévoue  ;  mais  après  ce  noviciat  de  cha- 
rité, si  favorable  à  une  science  oii  le  cœur 
et  l'intelligence  doivent  s'unir,  cet  esprit 
du  premier  ordre  parviendra  à  la  renommée 
à  laquelle  il  a  droit.  L'éloquence  du  barreau 
de  Nîmes  est  représentée  a  la"  Chambre  par 
M.  Béchard,  député;  comme  causeurs  spiri- 
tuels 'u  cite,  dans  ce  même  barreau,  M.  de 
Lablanque,  M.  Salel  et  M.  Gaston  de  La- 
beaume. 

«  Toutes  ces  personnes ,  et  beaucoup 
d'autres,  aussitôt  qu'elles  furent  instruites 
de  notre  arrivée,  nous  entourèrent  d'un 
cercle  aimable  et  empressé  qui  nous  fais  it 
uioins  regretter  notre  cercle  de  Paris.  Ou 
émet  souvent  la  prétention,  vraiment  arbi- 
traire, que  l'esprit  est  centralisé  à  Paris. 
En  France  l'esprit  est  partout,  ainsi  que  l'a 
dit  Voltaire. 

«Et  maintenant,  madame,  entourée  de 
ces  hommes  remarquables  qui  tous  aiment 
Nîiues  comme  une  mère  et  la  montrent  avec 
orgueil  aux  étrangers,  voulez- vous  que 
nous  visitions  les  promenades,  les  monu- 
ments et  les  ruines  de  cette  ville  célèbre? 
Ma  première  excursion  fut  à  la  Fontaine; 
sous  le  bras  du  poëte  Reboul,  je  revis,  par 
une  belle  journée  de  septembre,  ce  jardin 
de  fées,  souvenir  enivrant  de  mes  jeunes 
années.  Les  jardins  des  Tuileries  et  du 
Luxembourg  ne  donnent  qu'une  idée  im- 
parfaite de  cette  promenade  enchanîée  La 
fontaine  de  Nîmes  rappelle  plu'iôt  le  i  ii  din 
de  Versailles  en  miniature;  comme  à  Ver- 
saille.^,  les  eaux  encaissées  dans  de  larges 
canaux  de  pierres,  entourés  d'élégan's  ba- 


39 


!  lustres,  divisent  les  parterres  de  fleurs,  les 
i  massifs  d'arbres,  les  bosquets  où  se  cachent 
les  statues.  Mieux  qu'à  Versailles,  la  source 
!  qui  jaillit  de  terre  court  et  circule.  Là  sont 
I  encore  des  débris  de  bains  romains,  et  les 
belles  ruines  du  temple  de  Diane. 

«]Nous  voici  sur  un  des  plus  larges  bou- 
levards de  Nîmes;   nous    marchons    vers 
l'ouest ,  une  belle  allée  d'arbres  nous  abrite, 
c'est  l'allée  qui  conduit  à  ^aFo/i/at ne;  àgau- 
che,  nous  longeons  un  grand  canal  où  en 
hiver    les  eaux  jaillissent  en  cascade;  à 
droite,  une  ligne  de  belles  maisons  ou  plu- 
tôt d'opulentes  villas  aux  grandes  portes  en 
noyer  ciré,  aux  fenêtres  coquettes  et  riantes; 
toutes  ces  demeures  ont  au  nord  un  déli- 
cieux jardin.  Nous  avançons;  le  canal  fait 
un  coude  et  s'arrondit  pour  former  l'en- 
ceinte du  terrain  circulaire  du  jardin  ;  nous 
touchons  à  la  grille  d'entrée,  grille  aérienne 
qui  ne  cache  rien  et  à  travers  laquelle  les 
fleurs,  les  arbres  et  les  eaux  charment  déjà 
nos  regards  ;  parcourons  d'abord,  au  midi, 
ces  trois  larges  allées  de  marronniers  cen- 
tenaires dont  le  dôme  d'un  vert  sombre  est 
impénétrable  aux  rayons  perçants  du  soleil. 
Revenons  ensuite  sur  nos  pas  ;  au  nord,  un 
mont  verdoyant  tout  couvert  de  pins  et 
d'arbustes  domine  la  promenade  et  la  com- 
plette  ;  après  le  vallon  nous  avons  la  colline, 
la  colline  dont  le  sommet  orgueilleux   se 
couronne  de  l'immense  ruine  de  la  tour 
Magne;  ce  monument,  comme  1«  pont  du 
Gard,  est  merveilleusement  situé;  à  distance, 
sa  base  semble  reposer  sur  la  robe  verte  du 
mont,  tandis  que  les  constructions  supé- 
rieures se  détachent  sur  l'azur  éclatant  du 
ciel.  Que  sont  les  magnificences  du  jardin 
de  Versailles  auprès  d'une  pareille  ruine! 
Après  avoir  admiré  Nîmes  de  ces  hauteurs, 
nous  descendîmes  les  allées  en  losanges  qui 
sillonnent  le  mont,  et  nous  trouvâmes  à 
l'ouest  les  merveilleux  débris  du  temple  de 
Diane.  Ici  laissons  parler  le  poëte  qui,  eu  ce 
moment,  était  mou  cicérone. 


c'en  le  temple  croulant  de  la  triple  déesse 
Dans  un  bosquet  riant  étalant  ses  douleurs. 
Et  qui  s'offre  couvert  d'une  ombre  enchanteresse 
Comme  un  front  ridé  sous  des  fleurs. 

Ruines  où  le  sot  vient  rêver  le  poëte. 
Débris  qui  sert  d'asile  à  de  moindres  débris  ', 
Comme  un  prince  exilé  donne  eticor  la  retraite 
A  de  misérables  proscrits. 

Diane,  poursuivant  son  nocturne  vn^aiîe. 
Semble  y  chen  her  encor,  d'un  rayon  désolé, 
Sur  son  autel  fendu  par  le  figuier  sauvage 
L"n  encens  qui  s'est  envolé. 

•  Je  répétai  au  poëte  Reboul  ces  beaux 
vers  adressés  par  lui  à  M.  de  Lamartine,  ces 
vers  qui  désormais  sont  liés  à  l'image  de  ces 
ruines. 

«  Vous  avez  vu,  madame,  plusieurs  des- 
sins de  la  Mai&on-Carrée ,  il  n'est  pas  en 
Italie  un  monument  antique  d'une  plus  ad 
mirible  conservation;  pas  une  pierre,  pas 
une  cannelure,  pas  une  feuille  d'acanthe  ne 
manquent  à  ces  belles  colonnes  d'ordre  co- 
rinthien: les  murs,  le  fronton  et  les  frises 
sont  intacts,  et  ce  merveilleux  petit  temple, 
après  avoir  traversé  dix-huit  siècles,  s'offre 
aux  regards  charmés  aussi  jeune,  aussi 
coîuplet  que  s'il  était  sorti  hier  des  mains 
(le  l'architecte:  la  toiture  seule  est  moderne. 
Un  large  espace,  pavé  en  dalles  de  marbre 
et  entouré  d'une  grille,  protège  ce  bijou 
d'architecture.  Dans  ce  terrain  réservé,  on 
a  laissé  à  découvert  les  débris  des  bases  de 
colonnes  qui  foiiuaient  une  galerie  autour 
du  temple;  çà  et  là  gisent  épars  sur  le  sol 
de  magnifiques  chapiteaux  et  quelques  au- 
tels où  les  prêtres  païens  offraient  le  sacri- 
fice. M.  Augusie  Pelet  nous  décrivait  dans 
tous  ses  détails  le  monument  primitif  re- 
produit par  lui  avec  tant  de  bonheur  dans 
son  modèle  en  liège.  L'intérieur  de  la  Mai- 
son-Carrée sert  aujourd'hui  de  Musée  ;  on 
y  remarque  quelques  bons  tableaux. 

(\)  L'enceinte  du  temple  de  Diane  est  une  espèce 
fie  .Musée  où  l'on  a  rassemblé  des  lorsrs  de  statues, 
des  tronçons  de  colonnes,  des  fragnii  ni?  de  chnpi- 
icaux.  etc. 


Mi 


«  Nous  avons  passé  deux  semaines  k  Nî- 
mes, et  nous  avons  revu  presiiiie  tous  les 
jours  et  sous  tous  les  aspects  ce  chef-d'œu- 
vre de  l'art  antique.  Par  uq  éclatant  soleil, 
la  Maison -Carrée  étale,  orgueilleuse,  ses 
colonnes  aux  pierres  dorées  dont  les  tons 
chauds  ont  tous  les  rellets  du  hronze  floren- 
tin 5  au  soleil  couchant  ces  teintes  se  fon- 
dent pour  ainsi  dire  et  deviennent  plus 
transparentes,  le  monument  se  voile  et  ga- 
gne en  grâce  ce  qu'il  perd  de  sa  fierté;  au 
clair  de  lune  enfin,  le  temple  revêt  une 
forme  religieuse,  il  semble  plus  vaste,  sa  co- 
lonnade se  double  et  se  prolonge  dans  l'ob- 
scurité; on  dirait  que  de  blanches  ombres 
flottent  sous    ce    uierveilleiix   portique  et 
glissent  sous  la  porte  fermée.  On  voudrait, 
pour  que  l'admiration  ne  pût  être  troublée 
par  quelque  bruit  ou  quelque  image  vul- 
gaire,  que  ce  rare  monument  fût  situé, 
comme   le  pont  du  Gard  ou  la  tour  Ma- 
gne, dans  une  calme  solitude;  on  souffre 
pour  lui  du  voisinage  du  théâtre  de  ISiuies 
et  de  ses  bruyants  faubourgs  qui,  aux  jours 
d'émeute,  vomissent  dans  la  ville  deux  fac- 
tions rivales  qui  s'enlre-déchirent.  On  s'ef- 
fraie à  la  pensée  que  la  pierre  d'une  fronde 
pourrait  atteindre  une  de  ces  pures  feuilles 
d'acanthe  que  les  siècles  ont  respectées. 

«  La  Maison  Carrée  enchante,  l'Arène  de 
Nîmes  frappe  et  impose;  c'est  encore  en 
France  comme  en  Italie  le  monument  anti- 
que le  mieux  conservé.  Le  colysée  de  Rome 
est  bien  plus  vaste,  mais  on  sait  qu'une 
partie  est  en  ruine  ;  l'arène  de  Nîmes  est 
entière  extérieurement  ;  à  l'intérieur  quel- 
ques gradins  manquent,  quelques  arceaux 
sont  écroulés  ;  mais  l'aspect  général  est  en- 
core fort  régulier.  Comme  la  Maison-Car- 
rée, l'Arène  s'élève  au  sein  de  la  ville;  mais 
une  fois  qu'on  y  a  pénétré,  on  trouve  la  so- 
litude dans  cette  vasie  et  haute  enceinte. 
Nous  y  allâmes  un  jour  après  une  pluie 
d'orage,  un  grand  nombre  de  gradins 
étaient  encore  mouillés  et  brunis  par  l'on- 
dée, tandis  que  d'autres,  exposés  au  soleil. 


avaient  des  reliefs  d'or  et  d'azur;  ces  di- 
verses teintes  donnaient  au  monument  un 
aspect  animé.  Les  rares  arbustes  qui  crois- 
sent parmi  les  pierres  éboulées  étaient  tout 
verdoyants,  quelques  oiseaux  se  perchaient 
gaîment  ;  sur    leurs    cimes;    franchissant 
de  gradin  en  gradin,  nous  parvînmes  jus- 
qu'au faîte  du  monument  et  nous  en  fîmes 
le  tour  ;  vue  de  ces  hauteurs ,  la  ville  s'a- 
platissait à  nos  pieds;  ses  maisons,  ses  mo- 
numents n'étaient  plus  que  des  nains.  La 
prison  de  Nîmes  s'élevait  seule  parallèle  à 
l'anniphithéàtre,  et  ses  fenêtres  étroites  do- 
minaient même  les  gradins  les  plus  élevés. 
Nous  nous  arrêtâmes  un  instant  vis-à-vis 
de  ce  lieu  de  misères,  quelques  têtes  pâles 
nous  apparurent  à  travers  les  barreaux.  Les 
jours  de  fêtes  publiques,  lorsque  l'Arène  se 
remplit  de  monde,  lorsque  quelque  hardi 
tauréador   lutte  à  outrance  contre  les  in- 
domptables taureaux  de  la  Camargue*  et 
en  triomphe,  sanglant,  aux  acclamations  du 
peuple,  on  permet  aux  prisonniers  de  se 
suspendre  aux  étroites  fenêtres  et  de  pren- 
dre aussi  leur  part  du  spectacle.  Nous  des- 
cendîmes jusqu'aux  gradins  inférieurs,  et  à 
demi   couchés   sur  une  large  dalle ,   nous 
contemplâmes  longtemps  l'ensemble  de  l'é- 
difice; le  ciel  était  sur  nos  têtes  d'une  ra- 
vissante pureté,  çà  et  là  quelques  nuages 
blancs  se  mouvaient  comme  des  flocons  de 
neige  sur  ce  bleu  de  saphir.  Ce  dôme  natu- 
rel, d'une  incomparable  beauté,  ne  nous  fai- 
sait pas  regretter  l'immense  toile  qu'autre- 
fois les  Romains  étendaient  durant  les  jeux 
sur  toute  la  circonlérence  de  i'amphithéà- 
tre.  Rappelés  aux  souvenirs  de  l'antiquité, 
un  instant  nous  ranimâmes  autour  de  nous 
un  de  ces  grands  et  terribles  spectacles,  si 
chers  au  peuple  romain.  M.  Jules  Canonge 
me  récitait  quelque  description  des  poètes 
latins  et  les  traduisait  à  mon  ignorance; 
M.  Alric  rappelait  quelques  fragments  des 
historiens;   l'arène  se  repeuplait  à   leurs 

li/Uetlu  Rlioiie,  voi-ine  d'Arles,  peuple».'  de  che- 
vaux et  de  taureaux  sauvages. 


41 


paroles,  les  sénateurs,  les  hauts  digni- 
taires, les  vestales,  les  matrones,  les  lic- 
teurs, le  peuple  affluaient  dans  les  hautes 
galeries  et  inondaient  les  gradins  ;  tout  à 
coup  la  grille  d'une  porte  basse  s'ouvrait, 
les  gladiateurs  paraissaient,  et  se  tournant 
vers  le  proconsul,  ils  saluaient  par  trois 
fois  ;  puis  les  bêtes  rugissantes  ,  tigres , 
panthères  ou  lions  s'élançaient  dans  le  cir- 
que et  le  combat  entre  hommes  et  animaux 
commençait.  Les  femmes  romaines  applau- 
dissaient quand  les  gladiateurs  tombaient 
avec  grâce. 

«  Ne  nous  récrions  pas  trop  sur  la  cruauté 
du  monde  antique,  dis-je  à  ces  messieurs  ; 
du  gladiateur  au  tauréador  il  n'y  a  qu'un 
pas;  de  certains  taureaux  sauvages  aux  lions 
et  aux  panthères  la  différence  est  peu  de 
choses,  et  quant  à  votre  bon  peuple  nîmois, 
je  crois^que  si  le  parti  protestant,  et  réci- 
proquement le  parti  catholique,  pouvaient 
voir  immoler  dans  cette  arène  un  de  leurs 
antagonistes,  ils  en  seraient  tout  aussi 
friands  que  le  peuple  romain  du  supplice 
des  martyrs.  »  En  fils  dévoués  à  leur  cité,  ces 
messieurs  nièrent  la  vérité  de  mon  asser- 
tion, mais  peu  de  jours  après  le  peuple  nî- 
mois se  chargea  de  me  donner  raison. 

«  Ou  jouait  au  théâtre  de  Nîmes  la  Fa- 
vorite-^ je  voulus  revoir  cet  opéra  de  Doni- 
zetti  qui  renferme  quelques  mélodies  vrai- 
ment belles.  M.  Wals  nous  conduisit  dans 
sa  loge.  On  disait  autour  de  nous  que  la 
soirée  serait  orageuse,  le  bon  peuple  nîmois 
voulait  faire  justice  d'un  sujet  de  la  troupe 
qui  n'était  plus  à  sa  convenance  ;  le  parterre 
était  plein  de  tigures  menaçantes.  On  laissa 
pourtant  jouer  le  premier  acte  assez  tran- 
quillement. Mais,  au  second  acte,  à  peine  la 
primadonna  parut- elle  qu'elle  fut  accueillie 
d'un  concert  discordant  de  sifflets  et  de  vo- 
ciférations-, cette  femme  était  belle,  et  l'on 
nous  a  assuré  qu'elle  possédait  une  voix  re- 
marquable. Elle  tenta  d'abord  de  tenir  tête 
à  l'orage  et  essaya  de  chanter  un  premier 
air;  mais  alors  la  rage  du  parterre  n'eut 


plus  de  bornes;  le  peuple  souverain  s'ima- 
ginant  que  la  cantatrice  veut  le  braver, 
est  prêt  à  se  ruer  sur  elle,  il  lui  lance  au 
visage  tous  les  projectiles  de  la  fruiterie, 
des  oranges,  des  poires,  des  pommes  de 
terre,  des  noix,  des  tronçons  de  choux  et 
de  salade,  accompagnés  des  plus  basses  in- 
jures. La  malheureuse  victime  recula  épou- 
vantée au  fond  de  la  scène.  En  voyant  cette 
femme  jeune,  belle,  intelligente  peut-être, 
ainsi  livrée  sous  sa  brillante  parure  à  la 
risée  et  aux  outrages  delà  populace,  nous 
regrettions  pour  elle  un  simple  et  honnête 
métier  ;  mieux  eût  valu  pour  cette  femme 
faire  toute  sa  vie  de  la  couture  dans  quelque 
mansarde,  que  de  se  voir  ainsi  foulée  aux 
pieds  par  ce  même  public  qui,  hier  peut-être, 
l'applaudissait.  Rien  ne  put  calmer  l'exas- 
pération populaire;  en  vain  le  directeur 
vint-il  annoncer  pompeusement,  après  les 
trois  saints  d'usage  :  que  de  cette  soirée  dé- 
pendait à  la  fois  son  avenir  et  celui  du  grand 
théâtre  de  Nîmes,  on  lui  imposa  silence,  et 
il  fut  accueilli  comme  la  chanteuse  par  des 
coups  de  sifflets.  Eu  vain  le  commissaire 
de  police,  revêtu  de  son  écharpe,  fit  à  plu- 
sieurs reprises  son  signe  pacificateur  et  de- 
manda la  parole,  on  ne  voulut  point  l'en- 
tendre; on  menaça  d'envahir  la  scène,  on 
demanda  à  grands  cris  le  renvoi  de  la  can- 
tatrice et  la  fin  du  spectacle;  l'autorité  cé- 
da. Je  vous  le  demande.  Madame,  entre  l'as- 
sassinat moral  de  cette  femme  et  les  sup- 
plices du  Cirque,  la  différence  est-elle  si 
grande?  S'il  fallait  choisir,  je  crois  que  je 
me  déciderais  pour  le  sort  des  victimes  an- 
tiques. 

«  Pendant  cette  horrible  scène  qui  dura 
plus  d'une  heure,  pour  échapper  à  ces  cris 
frénétiques,  nous  nous  étions  réfugiés  dans 
le  foyer  du  théâtre,  dont  le  balcon  s'ouvre 
sur  la  belle  place  où  s'élève  la  Maison-Car- 
rée. La  nuit  était  resplendissante  d'étoiles, 
la  voie  lactée  s'étendait  comme  un  réseau 
de  pierreries  au  front  du  monument  anti- 
que, l'art  et  la  nature  se  mariaient  sous  mes 


42 


yeiixdans  une  sereine  et  imposanteharmonie, 
mais  à  l'entour  de  ce  magnifique  spectacle 
l'homme  troublait  de  ses  rumeurs  grossières 
ces  heures  de  poétique  contemplation. 

«  Vous  peusez  bien  qu'après  une  pareille 
scène  je  ne  fus  pas  tentée  de  retourner  au 
spectacle  durant  mon  séjour  à  Nîmes  ;  je 
préférais,  entourée  de  mes  amis,  donner  mes 
soirées  à  la  causerie  et  à  la  promenade.  Sou- 
vent nous  nous  réunissions  sur  une  grande 
place  entourée  d'arbres,  et  au  milieu  de  la- 
quelle jaillit  une  fontaine;  cette  promenade 
appelée  VEsplanade  s'élève  dans  le  voisi- 
nage des  Arènes  quelques  pieds  au-dessus  du 
boulevard  où  est  situé  le  Palais  de  justice. 
Là,  par  les  chaudes  soirées  de  septembre, 
on  respire  toujours  un  air  frais  ;  vis-à-vis 
l'Esplanade  un  brillant  café,  le  csiîéPelloux, 
réunit  chaque  soir  l'élite  des  promeneurs. 
Le  propriétaire  de  cet  établissement  est  un 
artiste,  et  on  le  devine  à  la  décoration  de  ses 
élégants  salons,  qui  l'emportent,  selon  moi, 
sur  ceux  de  notre  célèbre  Tortoni.  Au  lieu  des 
tentures  d'élofFes  et  de  papiers  peints,  les 
gravures  les  plus  rares  et  les  plus  célèbres 
ornent  les  parois  de  ces  charmantes  salles; 
on  prend  là  des  sorbets  et  des  fruits  glacés, 
comme  on  n'en  prend  qu'en  Italie.  Presque 
tous  les  soirs  nous  savourions  ces  exquis 
rafraîchissements,  puis  nous  allions  achever 
la  soirée,  soit  chez  moi,  soit  chez  M.  Im- 
Turn,  qui  nous  faisait  entendre  quelque 
grave  mélodie  de  Beethoven,  soit  chez  M.  Re- 
boul,  qui  possède  une  charmante  maison- 
nette dans  le  voisinage  des  Arènes.  Au  rez- 
de-chaussée  est  sa  boulangerie  ;  au  premier 
étage,  le  cabinet  du  poète,  où  l'on  trouve 
réunis  les  ouvrages  et  les  portraits  de  nos 
écrivains  les  plus  célèbres  envoyés  par  eux  au 
barde  boulanger,  comme  à  un  frère  bien-ai- 
mé.  Aux  étages  supérieurs  sont  les  greniers 
à  farine;  enfin  au  faîte  de  la  maison,  un  autre 
cabinet  de  travail  qui  s'ouvre  sur  une  petite 
terrasse  d'où  l'on  touche  presque  aux  Arè- 
nes. C'est  laque,  durant  une  lumineuse  soi- 
rée, le  poëfe  nous  a  récité  des  fragments  de 


la  belle  épître  qu'il  vient  d'adresser  à  M.  de 
Chateaubriand. 

«  Quand  je  rentrais  après  ces  journées  si 
doucement  remplies,  souvent  je  ne  trouvais 
pas  que  l'heure  du  repos  fût  encore  arrivée 
pour  moi  ;  je  ne  voulais  rien  perdre  de  ce 
temps  d'heureuse  liberté  que  je  passais  loin 
de  Paris,  je  sentais  que  les  jours  de  peine 
et  de  labeur  reviendraient,  je  voulais  jouir 
pleinement  de  cette  halte  au  milieu  de  ma 
vie.  Sur  la  toiture  de  l'hôtel  où  nous  logions 
était  une  grande  terrasse,  peu  poétique  au 
premier  aspect;  elle  servait  à  étendre  le  linge 
et  avait  pour  voisinage  une  grande  cage  à 
poules,  entourée  d'un  treillis;  mais  à  onze 
heures  du  soir ,  quand  le  linge  avait  été 
enlevé  ,  quand  les  volatilles  dormaient, 
rien  ne  m'était  plus  doux  que  de  passer  là 
une  heure  de  rêverie;  la  ville  reposait  à  mes 
pieds,  entourée  de  la  ceinture  brillante  de 
ses  boulevards  éclairés  au  gaz.  Dans  les 
parties  plus  obscures  je  distinguais  la  forme 
de  quelque  grand  monument  à  la  claire 
lueur  des  étoiles  ;  puis  je  détournais  mes 
regards  de  la  terre  et  ils  s'attachaient  avec 
extase  vers  le  ciel.  Rien  n'est  enivrant  pour 
l'âme  comme  ces  nuits  sereines  du  midi  oîi 
brillent  des  milliers  de  constellations.  Les 
étoiles  du  nord  sont  ternes  et  petites,  celles 
des  pays  chauds,  détachées  sur  la  pureté 
de  l'éther,  s'élargissent  à  l'œil  et  brillent 
comme  des  escarboucles.  Que  de  fois,  dans 
mon  enfance,  j'étais  restée  ainsi  à  méditer 
durant  ces  nuits  éblouissantes  !  que  de  rêves 
perdus  j'avais  faits  en  face  de  ces  mêmes 
astres  qui  brillaient  de  nouveau  sur  mon 
front!  Le  souvenir  de  ces  sensations  in- 
térieures me  réjouissait;  quinze  ans  de  ma 
vie  semblaient  s'être  effacés,  j'étais  libre, 
heureuse,  pleine  d'espérance  et  d'illusions; 
je  sentais  comme  autrefois  glisser  sur  mon 
front  le  souffle  de  la  muse,  j'entendais  en- 
core retentira  mon  oreille  les  promesses  de 
l'avenir.  Un  soir,  cette  sensation  fui  si  vive 
que  le  sommeil  qui  la  suivit  ne  put  parvenir 
à  l'effacer  ;  le  lendemain,  je  sentis  qu'àdéfiut 


43 


de  la  réalité,  il  me  fallait  retrouver  rim.igc 
lie  cette  jeunesse  regrettée  :  j'éprouvais  un 
invincible  besoin  de  revoir  les  lieux  où 
elle  s'était  écoulée,  je  partis  pour  le  village 


de  Moiiriès,  voisin  du  château  de  Servanne, 
l'ancien  château  de  mon  père.  » 

M"^  Louise  CoLET. 
(  La  fin  au  prochain  numéro.  ) 


M.  DE  WODENBLOCK. 


HISTOIRE  MERVEILLEUSE. 


Tous  ceux  qui  ont  visité  la  ville  de  Rot- 
terdam ne  peuvent  manquer  de  se  rappeler 
une  maison  ii  deux  étages  située  au  milieu 
du  faubourg  bordé  par  le  canal  qui  conduit 
à  La  Haye  et  à  Leyde,  qu'on  aura  dû  leur 
faire  remarquer  comme  l'ancienne  demeure 
d'un  lies  ouvriers  les  plus  habiles  qu'ait 
produits  la  Hollande.  L'industrie  de  cet 
ouvrier  consistait  à  fabriquer  des  ins- 
truments de  chirurgie,  et  il  excellait,  en 
outre,  dans  les  ouvrages  de  mécanique. 
Personne  mieux  que  lui  ne  s'entendait  à  ré- 
parer lesinjuresdeTâge  ou  les  difformitésde 
la  nature.  Un  homme  du  monde  avait-il  une 
épaule  ou  une  hanche  plus  haute  que  l'au- 
tre, en  un  instant  son  habileté  rétablissait 
le  niveau.  Mais  la  brillante  réputation  dont 
maître  Tumingvort  jouissait  dans  toute  la 
Hollande,  provenait  particulièrement  de 
l'art  merveilleux  avec  lequel  il  fabriquait  des 
jambes  de  bois  ou  de  liège;  et  véritable- 
ment les  membres  artiflciels  sortant  des 
mains  de  cet  habile  ouvrier  avaient  tant  de 
grâce,  de  fini,  de  délicatesse,  qu'en  les 
voyant  chacun  était  tenté  de  se  demander 
si,  tout  bien  calculé,  au  lieu  de  traîner  avec 
soi  un  pied  tout  couvert  de  cors  et  de  du- 
rillons, ou  une  jambe  en  chair  et  en  os  en- 
flée par  la  goutte,  il  n'était  pas  préférable 
de  se  servir  d'une  de  ces  jambes  de  bois  ou 
de  liège. 

Un  matin  que  maître  Tumingvort  ache- 
vait de  polir  un  coude-pied  destiné  à  un 
riche  personnage,  il  vit  entrer  dans  son 


atelier  un  domestique  qui  le  pria  de  se  ren- 
dre immédiatement  chez  M.  de  Woden- 
block,  son  maître.  M.  de  Wodenblock  était 
un  des  banquiers  les  plus  opulents  de  Rot- 
terdam. Tumingvort  se  couvrit  aussitôt  le 
chef  de  sa  meilleure  perruque,  prit  son 
chapeau  à  trois  cornes  et  sa  canne  à  pomme 
d'argent,  et  se  dirigea  vers  la  demeure  du 
riche  négociant. 

M.  de  Wodenblock  devait  son  opulence 
à  lui  seul,  et,  comme  rien  au  monde  ne  lui 
était  plus  cher  que  sa  personne,  il  n'en- 
tendait partager  avec  qui  que  ce  Mt  le  fruit 
de  ses  longs  travaux.  Quelques  jours  avant 
la  visite  de  maître  Tumingvort,  un  de  ses 
cousins  avait  poussé  l'insolence  jusqu'à  ve- 
nir lui  demander  des  secours;  rarement 
M.  de  Wodenblock  traitait  cérémonieuse- 
ment ceux  de  ses  parents  que  la  fortune 
n'avait  pas  favorisés,  et  il  avait  mis  ce  cou- 
sin à  la  porte  avec  dureté.  Malheureuse- 
ment pour  lui,  en  lançant  au  pauvre  diable 
un  argument  a  posteriori  pour  lui  faire  des- 
cendre plus  vite  les  marches  de  l'escalier, 
le  poids  de  son  corps  l'avait  entraîné  ea 
avant,  et  il  avait  roulé  jusqu'en  bas  des 
degrés.  Etourdi  par  sa  chute,  il  se  crut 
mort  un  moment  ;  mais  en  revenant  à  lui, 
il  vit  que  son  accident  se  bornait  à  la  frac- 
ture de  la  jambe  droite  et  de  trois  dents. 

D'abord  l'idée  lui  vint  de  poursuivre  son 
cousin  devant  les  tribunaux  comme  coupa- 
ble d'une  tentative  de  meurtre,  avec  pré- 
méditation, sur  sa  personne;  mais,  comme 


44 


il  était  nalurellemeiit  bon,  généreux  et  cha- 
ritable, il  se  coatciita  de  le  l'aire  incarcérer 
pour  dettes. 

Par  les  soins  d'un  dentiste,  les  trois  dents 
jaunes  et  usées  que  M.  de  Wodenblock  s'é- 
tait cassées  en  tombant  furent  remplacées 
par  trois  dents  bien  saines  et  bien  blanches. 
Quaut  à  la  jambe  cassée ,  le  plus  célèbre 
chirurgien  de  Rotterdam  fut  chargé  de  la 
remettre.  Ce  chirurj^ien,  après  avoir  exa- 
miné la  fracture,  jugea  l'amputation  néces- 
saire. Depuis  l'âge  de  quatorze  mois,  M.  de 
Wodenblock  avait  l'babitude  de  marcher 
quand  l'envie  lui  en  prenait;  de  plus,  le 
mouvement  d'une  chaise  à  porteur  produi- 
sait sur  lui  un  effet  analogue  à  celui  de 
quelques  grains  d'émétique  ou  du  mal  de 
mer  ;  enfin,  il  avait  peut-être  la  faiblesse  de 
tenir  au  moyen  naturel  que  la  Providence 
a  donné  aux  hommes  pour  se  transporter 
d'un  lieu  à  un  autre,  et  tous  ces  motifs  réu- 
nis l'avaient  déterminé  à  envoyer  chercher 
maître  Tumingvort  pour  lui  commander 
une  jambe  artilicielle  en  remplacement  de 
celle  qu'il  tenait  de  ses  père  et  mère,  et 
qu'un  accident  lui  avait  ravie  d'une  manière 
si  cruelle. 

L'artiste  entra  d'un  air  modeste  dans 
l'appartement.  M.  de  Wodenblock,  couché 
sur  un  lit,  avait  la  jambe  gauche  étendue  de 
toute  sa  longueur,  l'abseuce  de  la  droite 
était  dissimulée  par  un  riche  couvre-pied. 

«  Tumingvort,  dit-il,  vous  avez  entendu 
parler  de  mon  accident;  car  il  a  répandu  la 
consternation  dans  tout  Rotterdam...  mais 
ne  nous  arrêtons  pas  sur  ce  triste  sujet.  Ce 
que  je  veux  de  vous,  c'est  que  vous  me  fa- 
briquiez une  jambe  et  la  jambe  la  plus  par- 
faite que  vous  ayez  jamais  faite.  • 

Tumingvort  s'inclina  profondément. 

«Peu  m'importe  le  prix.  • 

Tumingvort  s'inclina  plus  bas  encore. 

«  Pourvu  que  cette  jambe  surpasse  tout  ce 
que  vous  avez  fait  de  mieux  jusqu'à  pré- 
sent. Vos  échasses  de  bois  ne  me  plaisent 
point,  je  veux  une  jambe  de  liège,  légère, 


élastique,  et  dont  les  ressorts  l'emportent 
en  nombre  et  en  perfection  sur  ceux  de  la 
meilleure  montre  de  Genève.  Je  ne  connais 
rien  à  votre  art,  je  ne  puis,  par  conséquent, 
m'expiiquer  d'une  manière  plus  précise; 
mais  tout  ce  que  je  sais,  c'est  qu'il  me  faut 
unej.imbe  au  moins  aussi  bonne  que  celle 
que  j'avais.  Vous  pouvez  très  bien  faire  ce 
que  je  désire.  Mettez -vous  donc  à  l'ou- 
vrage ;  si  vous  réussissez,  vous  n'aurez  qu'à 
vous  présenter  chez  moi,  et  je  vous  ferai 
payer  sur-le-champ  cent  ducats.  » 

Tumingvort  s'inclina  profmdément  de 
nouveau.  Il  assura  M.  de  Wo.lenblock  que 
le  désir  de  lui  être  agréable  lui  ferait  faire 
tous  ses  efforts  pour  surpasser,  dans  celte 
circonstance,  les  ouvrages  les  plus  parfaits 
de  l'industrie  humaine.  Il  lui  promit  de  lui 
livrer,  sous  dix  jours,  une  jambe  qui  laisse- 
rait bien  loin  derrière  elle  les  jambes  les 
mieux  faites  et  les  plus  agiles  que  la  nature 
eiit  jamais  données  a.  un  mortel. 

De  la  part  de  maître  Tumingvort,  cet  en- 
gagement n'était  point  une  vaine  jactance  ; 
car  à  riiabileté  matérielle  qu'exigeait  son 
art,  le  mécanicien  hollandais  joignait  une 
haute  et  profonde  connaissance  des  lois  de 
la  statique  et  de  la  dynamique.  Depuis 
longues  années  il  travaillait  à  découvrir  un 
secret  qui  avant  lui  avait  été  l'objet  des  re- 
cherches des  plus  puissants  génies  ;  ce  se- 
cret, il  pensait  l'avoir  découvert  le  matin 
même  du  jour  où  M.  de  Wodenblock  l'avait 
fait  demander.  De  même  que  tous  ceux  qui, 
comme  lui,  s'occupaient  de  la  fabrication 
des  jambes  artificielles,  il  n'ignorait  pas 
que,  pour  arriver  à  la  perfection,  la  plus 
grande  difficulté  à  vaincre  était  de  faire  en- 
trer dans  la  composilion  d'une  jambe  de 
bois  ou  de  liège  des  ressorts  représentant 
les  articulations  naturelles  qui  pussent  rem- 
placer convenablement  l'admirable  méca- 
nisme du  genou  et  du  coude -pied,  et 
obéir  à  la  volonté.  Tumingvort  croyait  avoir 
trouvé  les  moyens  de  surmonter  cette  dif- 
ficulté, et  il  résolut  d'appliquer  sa  mer- 


veilleuse  decoii verte  à  la  jambe  destinée  à 
M.  de  Wcdenblock. 

Le  soir  du  sixième  jour,  Tumingvort  se 
présenta  devant  M.  de  Wodenblock  qui 
l'attendait  avec  impatience;  il  avait  sous  le 
bras  la  jambe  merveilleuse  soigneusement 
empaquetée.  Au  moment  où,  debarassée  des 
enveloppes  qui  la  cachaient  aux  yeux,  elle 
parut  au  grand  jour,  un  sentiment  d'orgueil 
brilla  dans  les  regards  de  l'artiste.  Il  passa 
plusieurs  heures  à  détailler,  à  expliquer  au 
joyeux  Wodenblock  les  améliorations  qu'il 
avait  fait  subir  au  mécanisme  intérieur. 
Toute  la  soirée  fut  employée  à  raisonner 
sur  l'action  des  ressorts  et  le  jeu  des  roua- 
ges, et  quand  le  moment  de  se  retirer  fut 
venu,  M.  de  Wodenblock,  émerveillé,  sol- 
licita vivement  l'artiste  de  passer  près  de 
lui  le  reste  de  la  nuit.  Tumingvort  se  ren- 
dit d'autant  plus  volontiers  aux  instances 
de  son  hôte,  qu'il  était  bien  aise  d'assister 
le  lendemain  matin  à  l'essai  qui  serait  fait 
delajanibe  merveilleuse,  et  de  s'assurer  de 
la  manière  dont  elle  remplirait  ses  impor- 
tantes fonctions. 

En  effet,  le  lendemain  matin,  toutes  les 
dispositions  préliminaires  ayant  été  faites, 
M.  de  Wodenblock  sortit  de  sa  maison  et 
se  mit  à  marcher  dans  la  rue,  tout  émer- 
veillé de  lui-même,  et  rendant  des  actions 
de  grâces  au  génie  de  l'ouvrier  qui  lui  avait 
fabriqué  une  jambe  si  parfaite  :  les  passants 
eu  exprimaient  hautement  leur  admiration. 
On  ne  remarquait  ni  raideur,  ni  gêne,  ni 
hésitation  dans  la  démarche  du  négociant, 
et  le  jeu  des  articulations  artificielles  de  sa 
jambe  reniplaçait,às'y  méprendre,  celui  des 
muscles  et  des  nerfs.  Personne  ne  se  serait 
avisé  de  soupçonner  une  jambe  factice  sous 
l'ample  haut-de -chausses  du  Hollamiais  ; 
et,  sans  le  léger  tremblement  produit  par 
le  rapide  mouvement  d'une  vingtaine  de 
petites  roues  tournant  avec  célérité  dans 
l'intérieur  de  la  jambe,  et  le  lictac  qu'elles 
faisaient  eutendre,  M.  de  Wodenblock  lui- 
même  aurait  certainement  oublié  que  sa 


personne  physique  n'était  pas  aussi  com- 
plète  que  le  jour  où  il  avait  eu  l'imprudence 
de  faire  usage  de  son  pied  pour  adresser  un 
gracieux  adieu  à  son  cousin. 

Dans  le  transport  de  sa  joie,  il  continua 
de  marcher  jusqu'à  ce  qu'il  arrivât  devant 
la  maison  de  ville.  Là  il  aperçut,  devant  la 
façade,  au  pied  du  grand  escalier,  un  de  ses 
anciens  amis,  M.  Vanoutern.  Il  accéléra  le 
pas  pour  aller  lui  .souhaiter  le  bonjour  -, 
tous  deux,  quoique  éloignés  encore  l'un  de 
l'autre  ,  se  tendaient  déjà  amicalement  la 
main  ;  mais  au  moment  où  M.  de  \N  oden- 
block  arriva  près  de  M.  Vanoutern,  celui-ci 
fut  bien  étonné  de  le  voir  passer  rapide- 
ment sans  s'arrcler,  même  pour  lui  deman- 
der comment  il  se  portait.  M.  de  Woden- 
block n'avait  pas  eu  l'intention  de  se  con- 
duire malhonnèiement  envers  son  ancien 
ami;  mais  il  s'aperçut  avec  le  plus  grand 
étonnement  que  les  mouvements  et  la  di- 
rection de  sa  jambe  n'étaient  plus  d'accord 
avec  sa  volonté.  Comme  d'abord  l'impulsion 
qu'elle  recevait  des  ressorts  et  des  rouages 
intérieurs  la  poussait  dans  le  sens  du  che- 
min que  M.  de  Wodenblock  voulait  suivre, 
il  ne  put  reconnaître  qu'il  cédait,  sans  s'en 
douter ,  à  une  force  mécanique  plus  puis- 
sante que  lui  ;  mais,  dès  qu'il  voulut  com- 
mander à  cette  force,  il  la  trouva  rebelle. 

Il  aurait  bien  désiré  s'arrêter  pour  causer 
quelques  instants  avec  M.  Vanoutern  ;  mais 
la  maudite  jambe  ne  suspendant  point  sa 
marche ,  il  se  vit  contraint  de  la  suivre. 
Vainement  il  cherchait  à  demeurer  en  place 
en  se  cramponnant  aux  balustrades,  aux 
murailles,  aux  maisons  qui  se  trouvaient 
sur  son  passage,  la  jambe  le  tirait  alors 
avec  tant  de  violence,  que  pour  ne  point 
se  disloquer  les  bras,  l'infortuné  Woden- 
block était  forcé  de  lâcher  prise  et  de 
continuer  à  courir  devant  lui. 

Après  avoir  parcouru  ainsi,  comme  un 
fou,  toutes  les  rues  de  Rotterdam,  il  arriva 
sur  les  bords  du  canal  de  Leyde.  Dès  qu'il 
aperçut  la  maison  du  mécanicien,  il  se  mit 


46 


à  crier  au  secours  de  toutes  ses  forces.  Tu- 
mingvort  parut  à  la  fenêtre,  ses  regards 
étaient  tout  effarés. 

«  Misérable  !  lui  cria  Wodenblock,  des- 
cends ici  tout  de  suite  !  C'est  donc  pour  me 
jouer  un  mécliant  tour  que  tu  m'as  fait  une 
jambe?  cette  jambe  ne  peut  s'arrêter  une 
minute  ;  depuis  que  j'ai  quitté  ma  maison 
elle  n'a  pas  cessé  de  m'entraîner  malgré 
moi.  Dieu  si  ni  peut  savoir  où  elle  me  con- 
duirait ainsi...  Eh  bien!  malheureux,  que 
fais-tu  là  la  bouche  béante?  Descends  bien 
vite  et  (lélivre-moi  de  ce  supplice;  si  tu 
tardes,  je  serai  déjà  bien  loin  et  tu  ne  pour- 
ras plus  me  rejoindre.  » 

Tumingvorl  descendit  en  toute  hâte,  pâle 
et  hors  de  lui.  11  était  bien  loin  d'avoir 
prévu  l'effet  du  mécanisme  de  la  jambe.  11 
ne  perdit  pas  une  minute  pour  voler  sur  les 
pas  de  M.  Wodenblock,  afin  de  l'arracher  à 
la  cruelle  position  où  il  se  trouvait  ;  cepen- 
dant celui-ci,  ou  plutôt  sa  jambe,  continuait 
sa  course  avec  rapidité.  Tumingvort  étant 
vieux  eut  beaucoup  de  peine  à  gagner  du 
terrain  sur  le  riche  négociant.   A  la  fin, 
pourtant  ,    il    parvint    à    le    saisir    et    à 
l'enlever,   comme    Hercule  le  géant  An- 
tée;  mais  cet  expédient  ne  réussit  point, 
car  le  mouvement  de  la  jambe  s'accrois- 
sant  encore,   l'obligea    lui-même  à  faire 
cinquante  pas  eu  avant  en  moins  d'une  mi- 
nute.malgré  le  pesant  fardeau  qu'il  portait.Il 
remit  alors  M.  de  Wodenblock  sur  ses  pieds, 
puis  employant  toute  la  force  de  ses  bras, 
il   chercha  à  l'arrêter ,    le  temps   seule- 
ment de  presser  un  petit  ressort  qui  for- 
mait une  saillie  derrière  la  jambe.  Y  étant 
parvenu,  il  repoussa  fortement  le  ressort; 
mais  au  même  instant,  le  pauvre  Woden- 
block fui  arraché  de  ses  bras  et  emporté 
avec  la  rapidité  d'un  trait.  Dans  sa  course 
impétueuse,  il  renversa  en  un  clin  il'œil 
huit  marchandes  de  poissons  et  deux  énor- 
mes Anglais.  Il  criait  au  secours  et  poussait 
des  gémissements  épouvantables. 

«  Je  suis  perdu!  disait-il,  je  suis  perdu  i 


Arrêtez-moi,  pour  l'amour  de  Dieu  !  arrêtez- 
moi,  je  n'en  puis  plus.  Ne  trouverai-je  per- 
sonne qui  veuille  briser  cette  maudite  jam-" 
be?  Tumingvort!    Tumi.igvort!    tu    m'as 
tué!» 

Tumingvort  lui-mèuie  était  plongé  dans 
la  stupeur  et  la  consternation.  Il  ne  compre- 
nait rien  à  ce  qu'il  avait  fait,  ou  plutôt  il  avait 
fait  plus  qu'il  n'avait  voulu.  A  genoux,  les 
deux  mains  fortement  jointes,  l'œil  égaré, 
il  voyait  le  plus  riche  négociaut  de  Rotter- 
dam, l'homme  le  plus  grave  de  toute  la  Hol- 
lande, courant  maintenant  comme  un  tau- 
reau en  fureur  le  long  du  canal  de  Leyde, 
et  jetant  des  cris  de  désespoir  malgré  l'é- 
puisement d'une  pareille  course. 

Il  y  avait  plus  de  vingt  milles  de  Rotter- 
dam à  Leyde.  Le  soleil  était  encore  sur  l'ho- 
rizon lorsquejles  demoiselles  Backschneider, 
assises  près  de  la  fenêtre  de  leur  salon,  en 
face  de  l'auberge  du  Lion-d'Or,  et  prenant 
tranquillement  leur  thé,  virent  passer  dans 
la  rue  un  homme  qui  courait  comme  un  dé- 
raté. La  pâleur  de  la  mort  était  peinte  sur 
la  figure  de  cet  homme,  sa  bouche  s'ouvrait 
avec  des  contorsions  comme  s'il  cherchait  à 
articuler  quelques  mots  ou  à  reprendre 
haleine,  et,  sans  se  détourner  ni  à  droite 
ni  à  gauche,  il  courait  devant  lui  avec  une 
rapidité  si  extraordinaire  qu'il  avait  déjà 
disparu  avant  que  les  demoiselles  Backs- 
chneider eussent  eu  seulement  le  temps  i!e 
s'écrier  : 

«  Mais,  mou  Dieu!  n'est-ce  pas  M.  tic 
Wodenblock,  le  riche  marchand  de  Rotter 
daui ,  qui  vient  de  passer?  où  court-it 
ainsi  ?  • 

Le  lendemain,  qui  était  un  dimanche,  les 
habitants  de  Harlem,  vêtus  de  leurs   ha- 
bits de  fêles,  se  rendaient  à  l'église  pour 
entendre  l'office  divin.  Tout  a  coup,  un  être  ; 
à  forme  humaine  traversa  comme  une  flèche  I 
la  place  du  marché.  H  avait  le  visage  blanc,! 
jaune,  vert,  de  toutes  les  couleurs,  les  le-  ' 
vres  livides,  les  dents  déchaussées  et  les 
mains  racornies.  Muette  d'horreur,  la  foule 


47 


S*ouvrit  pour  iui  livrer  passage,  et  flans 
tout  Harlem  il  n'y  eut  pas  un  chrétien  qui 
ne  demeura  persuadé  que  c'était  un  corps 
sans  vie,  qui,  par  l'effet  d'une  puissance 
surnaturelle,  conservait  encore  la  faculté 
de  courir. 

Toujours  soumis  à  la  force  irrésistible 
qui  l'entraînait,  cet  être  horrible  parut 
successivement  dans  les  villes,  les  villages 
et  dans  les  forêts  de  l'Allemagne.  Des  se- 
maines, îles  mois,  des  années  s'écoulèrent, 
et  il  iniitinua  de  se  montrer  de  temps  à  au- 
re  en  différents  endroits,  dans  les  contrées 


septentrionales  de  l'Europe.  Peu  à  peu  les 
habits  qui  le  couvraient  tombèrent  en  lam- 
beaux, ses  os  se  décharnèrent  et  ce  ne  fut 
bientôt  plus  qu'un  squelette  desséché.  La 
jambe  de  liège  garda  seule  sa  forme  et  ses 
contours  arrondis ,  et  depuis  lors  elle  n'a 
pas  un  seul  instant  cessé  d'entraîner  dans 
sa  course  rapide  le  spectre  hideux  auquel 
elle  est  attachée. 

Tumingvort  avait  trouvé  le  mouvement 
perpétuel,  et  les  ressorts  de  la  jambe  mer- 
veilleuse ne  s'arrêteront  jamais. 

(  Traduit  de  Vamjlais.  ) 


LA  VEUVE  DU  SOLDAT. 


C'était  à  la  lin  de  l'automne^ 
Novembre  avait  atteint  la  moitié  de  son  cour.«, 

Et  languissante  et  monotone 
La  nature  pleurait  le  départ  des  beaux  jours. 


Il  faisait  presque  nuit  ;  au  fond  de  la  vallée 
Déjà  l'on  n'apercevait  plus 
Qu'une  chaumière  isolée; 
Dans  le  lointain  une  cloche  ébranlée 
Venait  de  sonner  l'angelus. 

Une  femme  à  pas  lents  descendait  la  colline  ; 
Elevant  vers  le  ciel  ses  yeux  mouillés  de  pleurs. 

Elle  invoquait  la  clémence  divine, 
Elle  priait  aussi  la  mère  des  douleurs. 

Entouré  d'un  lambeau  de  vêtements  funèbres, 
Un  jeune  enfant  dormait  sur  son  dos  attaché; 
Près  d'elle  un  autre  enfant  marchait  triste  et  penché, 
Et  recueillait  dans  U's  ténèbres 
Chaque  soupir  à  sa  mère  arraché. 


11  s'efforçait  de  lui  cacher  ses  larmes, 

Pauvre  orphelin,  tilsdu  soldat, 
Son  père  l'embrassait  la  veille  du  combat  ! 
Il  rapporte  aujourd'hui  les  débris  de  ses  armes. 


4« 

Souvent,  de  fatigue  accabl«^. 
Furtivement  il  regardait  sa  mère. 
Et  sou  œil  aussitôt  retombait  sur  la  terre, 
De  sou  morne  silence  inquiet  et  troublé. 

Elle,  enfin,  par  ces  mots  ranimait  son  courage  : 
«Pauvre  petit!  marchons,  le  bon  Dieu  nous  conduit, 
Marchons  encor  jusqu'au  prochain  village, 
Hâtons  nos  pas,  voici  la  nuit.  » 

On  arrive  ;  d'une  voix  affaiblie 
La  veuve  bien  des  fois  murmura  ces  accents  : 
•  Au  nom  du  ciel  !  ah  !  rendez-nous  la  vie, 
Prenez  pitié  de  mes  petits  enfants; 
Leur  père  est  mort  en  servant  la  patrie  !  " 

Mais  tout  dort,  pauvre  mère,  on  ne  l'entendait  plus; 

Partout  la  porte  était  fermée. 

Et  d;nis  la  plaine  inanimée 
L'écho  même  était  sourd  à  ses  cris  superflus. 

Derrière  les  arceaux  de  l'église  gothique 
La  lune  s'abaissait,  et  son  pâle  croissant 
Sur  le  chaume  noirci  d'un  ermitage  antique 
Ne  laissait  plus  tomber  qu'un  rayon  languissant. 

Demeure  hospitalière  au  malheur  consacrée. 
Jadis  toujours  ouverte  au  pauvre,  au  voyageur, 
Une  petite  croix  en  protégeait  l'entrée... 
C'était  la  maison  du  pasteur. 

Hélas  !  aux  jours  affreux  des  tempêtes  civiles 
Le  vieillard  disparut...  et  n'eut  point  de  cercueil  ; 
L'orphelin  du  hameau  n'osa  porter  le  deuil. 
Et  le  pauvre  aujourd'hui  sans  secours,  sans  asiles 
Vient  frapper  à  la  porte,  et  pleure  sur  le  seuil. 

«  C'en  est  donc  fait ,  pour  nous  plus  d'espérance  ! 

0  mes  enfants  !  Dieu  seul  est  notre  appui. 
Venez  au  pied  du  temple,  implorons  sa  clémence, 
Votre  père,  Ik-haut,  nous  attend  près  de  lui  !  • 

La  veuve  ainsi  parla  ;  le  portail  solitaire 
Répéta  leurs  soupirs  encor  quelques  instants, 
Et  le  matin,  à  l'heure  où  sonnait  la  prière, 
On  aperçut  de  loin  les  enfants  et  la  mère, 
On  accourut...  mais  il  n'était  plus  temps. 

A.  Maijge. 


49 


UN  SINISTRE  AU  DÉSERT. 


FRAGMENT  D'UN  VOYAGE  EN  NUBIE. 


Comme  l'Océan,  le  désert  a  ses  tempêtes 
et  ses  naufrages,  il  a  ses  sirfes  et  ses  tour- 
billons, et  l'on  peut  être  submergé  par  les 
sables  comme  par  les  flots.  Si,  selon  la  belle 
expression  d'Horace,  l'homme  qui  le  pre- 
mier osa  se  confier  à  la  mer  avait  un  triple 
airain  autour  de  sa  poitrine ,  ceux  qui  ne 
craignent  pas  de  s'aventurer  à  travers  des 
solitudes  immenses,  où  nulle  route  n'est 
tracée,  ont  aussi  besoin  d'avoir  une  volonté 

I  forte  et  une  âme  bien  trempée.  11  faut  plus 
d'audace,  plus  de  hardiesse  au  navigateur  : 
il  faut  à  l'homme  du  désert  un  courage 
phis  calme  et  plus  persévérant.  Le  premier 
a  plus  d'audace  et  de  fougue,  et  il  imprime 
sa  vie  au  vaisseau  qu'il  dirige  ;  le  second 
identifie  la  sienne  à  celle  du  dromadaire,  si 
justement  défini  le  navire  du  désert,  et  il 

!  déploie  une  énergie  à  toute  épreuve  et  tou- 
jours soutenue. 

En  entrant  dans  le  désert  on  éprouve  un 
saisissement  indéfinissable.  Lorsque  les  lieux 
habités  par  les  hommes  se  sont  effacés  dans 
le  lointain,  et  que  le  rideau  est  tiré  sur 

■  toutes  choses  vivantes,  alors  qu'on  n'aper- 

j  çoit  plus  de  tous  côtés  qu'une  plaine  sans  fin, 
aride  et  brûlée;  alors,  dis-je,  le  cœur  se 
contracte,  et  l'on  promène  autour  de  soi  un 
regard  lent,  mélancolique  et  plein  d'une 

I  inquiétude  étrange,  parce  qu'autour  de  soi 
tout  est  empreint  d'un  caractère  de  majesté 
sévère  et  redoutable.  Un  soleil  sans  nuages 

j  règne  seul  au  firmament,  et,  parcourant  en 
silence  le  désert  de  l'immensité,  vous  inonde 
desesflotslumineux;sesrayonsplusardents 
s'abattent  avec  furie  sur  ces  solitudes  muet- 
tes, et  s'^émoussent  en  s'irritant  de  leur  im- 
puissance à  vivifier  ces  sables  éternels.  Dans 
Tome  XI. 


ces  lieux  abandonnés,  tout  est  morne,  mais 
imposant  comme  la  mort  :  à  son  insu  le 
voyageur,  quel  que  soit  son  âge,  devient 
pensif  et  même  soucieux,  sa  démarche  est 
grave  et  solennelle,  sa  respiration  brève  et 
étouffée,  et  il  refoule  en  lui  les  pensées  qui 
l'assiègent  et  voudraient  déborder.  Il  écoute, 
et  pour  un  instant,  il  voudrait  voir  s'anéantir 
toutes  ses  facultés  et  ne  conserver  que  le 
sens  de  l'ouïe  pour  mieux  écouter  ;  car  du 
sein  de  ce  silence  universel  s'élève  une  mé- 
lodie inconnue,  mais  sublime,  qui  le  trouble 
et  l'exalte.  Cette  musique  de  l'âme  que  cha- 
cun porte  en  soi,  et  qu'on  n'entend  point 
dans  le  tourbillon  du  monde,  étouffée  qu'elle 
est  par  le  brouhaha  des  hommes  et  des 
choses,  se  révèle  harmonieuse  et  pure  dans 
ces  solitudes  sauvages  et  vous  enivre  de  ses 
mystérieux  accords.  Oh  !  alors  le  voyageur 
se  sent  agrandi,  il  relève  fièrement  sa  tête 
qu'il  portait  d'abord  lourde  et  baissée  :  il  est 
roi  du  désert  !  Cet  espace  sans  limites  qui  se 
déroule  de  toutes  parts,  ce  vent  qui  souffle, 
ce  soleil  ardent,  ce  ciel  si  bleu,  cette  nature 
rude  et  inféconde,  tout  cela  est  à  lui,  k  lui 
seul  ;  personne  pour  le  lui  disputer.  II  peu- 
ple son  royaume  d'esprits  invisibles,  et  son 
imagination,  enrichie  de  toute  l'infertilité 
du  désert,  fait  surgir  devant  lui  une  création 
tout  entière  soumise  à  sa  domination.  Qu'il 
est  heureux  dans  ces  moments  de  délire  !  il 
croit  voir  s'animer  ces  plaines  solitaires  ;  il 
sent  frémir  sous  ses  pas  la  terre  qu'il  foule; 
il  entend  mugir  la  voix  du  désert  qui  s'é- 
veille. Et  il  grandit,  il  grandit  encore  :  dé- 
gagée de  toute  préoccupation  frivole,  son 
âme  enthousiaste  s'élève  vers  le  Tout-Puis- 
sant qu'elle  interroge,  et  il  attend  dans  un 


50 


rocupillpiiient  pieux  la  réponse  divine.  Il 
écoute;  déjà  il  croit  saisir  quelques  sons 
inarticulés  que  l'oreille  ne  pourrait  com- 
prendre; ses  genoux  fléchissent,  son  .atten- 
tion redouble;  mais  il  n'entend  plus  rien, 
et  déçu  dans  son  orgueilleuse  espérance,  il 
s'arrêl»;  haletant,  accablé. 

Souvent  le  mirage,  la  phis  étonnante,  la 
plus  merveilleuse  et  la  plus  réelle  de  toutes 
les  illusions,  vient  encore  ajouter  à  son 
exaltation  fiévreuse;  au  milieu  des  sables 
calcinés,  il  voit  tout  à  coup  apparaître  de 
gracieux  bosfjiiets  à  l'ombrage  désiré,  de 
vastes  cités,  des  plaines  verdoyantes  et  des 
lacs  à  l'onde  pure  et  éblouissante  dont  la 
vue  seule  désaltère  ;  tous  ces  objets  sont  là 
devant  lui,  ses  yeux  ne  le  trompent  point, 
ce  n'est  pas  une  erreur,  une  fantasmagorie, 
et  quiconque  regarderait  comme  lui  les  ver- 
rait à  la  même  place.  A  ces  apparitions  sé- 
duisantes, les  chameaux  eux-mêmes  chemi- 
Dent  avec  moins  d'indolence,  et  leurs  far- 
deaux qui  les  affaissaient,  commencent  à 
leur  sembler  légers;  le  but  est  là  devant 
eux,  et  s'il  paraît  s'éloigner  à  mesure  qu'ils 
avancent,  c'est  qu'un  effet  d'optique  le  leur 
avait  montré  trop  rapproché,  mais  ils  vont 
l'atteindre  ;  ils  arrivent.  Le  voyageur  hale- 
tant, mais  rassuré,  jette  un  dernier  regard 
sur  le  désert  qu'il  laisse  derrière  lui,  et  se 
réjouit  dans  son  cceur,  car  il  touche  enfin 
au  terme  de  ses  fatigues  ;  il  va  reposer  sa 
tête  sur  un  gazon  fleuri  à  l'ombre  d'un  vert 
feuillage;  il  rafraîchira  son  corps  dans  les 
eaux  limpides  d'une  source  intarissable  ;  il 
va  revoir  les  hommes  qu'il  aime  depuis  qu'il 
les  a  quittés,  et  il  rentrera  avec  joie  dans  le 
sein  des  villes  qu'il  avait  abandonnées  par 
dégoût.  Mais  les  cités,  les  lacs,  les  prairies, 
les  bois  s'éloignent,  s'éloignent  encore,  s'é- 
loignent toujours  et  s'elFacent  brusque- 
ment, comme  un  songe  au  réveil. 

Cependant  tout  n'est  pas  mirage  et  pres- 
tige dans  le  di'sert  Si,  connue  i'Oci'an,  le 
désert  est  semé  de  dangers  et  d'ccueils, 
comme  l'Océan,  il  offre  des  beautés  inso- 


litcft  qui  étonnent  surtout  l'homme  des 
villes,  l'homme  civilisé.  Lorsque,  dans  ce 
royaume  de  sable  abandonné  aux  animaux 
féroces,  on  voit  s'élever  fraîche  et  riante 
une  des  îles  de  verdure  qui  changent  tout 
à  coup  la  physionomie  du  désert,  le  cœur 
se  dilate  et  l'on  se  réjr)uit  comme  en  un  jnur 
de  fête.  Ces  solitudes  sombres  et  sauvages 
se  dérident  et  s'épanouissent;  aux  yeux  du 
voyageur,  la  nature  entière  se  revêt  d'une 
teinte  plus  douce  et  plus  attrayante  ;  le  so- 
leil est  moins  ardent,  la  brise  souffle  plus 
légère;  une  oasis  dans  le  déserf,  c'est  un 
flanibeau  dans  une  nuit  profonde  ;  c'est  le 
sourire  sur  un  front  sévère  et  courroucé.  Et 
puis  le  soir,  à  l'heure  du  crépuscule,  on 
voit  tantôt  passer,  alertes  et  effarées,  quel- 
ques gazelles  regardant  souvent  derrière 
elles,  comme  si  elles  étaient  poursuivies; 
tantôt  c'est  une  girafe  égarée  dont  les  chas- 
seurs ont  perdu  les  traces;  d'autres  fois  on 
distingue  dans  le  lointain  de  gigantesques 
autruches,  courant  le  cou  tendu  et  leurs 
grandes  ailes  déployées  comme  les  voiles 
d'un  navire  :  puis  encore,  quand  les  ténè- 
bres ont  enveloppé  le  désert,  et  qu'on  re- 
pose autour  d'un  foyer  brillant,  on  entend 
aux  alentours  les  rugissements  des  lionnes 
et  le  niiauienu'ut  des  tigresses  veillant  sur 
leurs  petits.  Alors  on  est  saisi  d'une  sorte 
de  terreur  inconnue;  on  écoute  en  proie  à 
des  émotions  extraordinaires,  igimrées  de 
quiconque  n'a  pas  vécu  au  désert;  on  re- 
garde, et  on  ne  voit  perstîune  autour  de  soi , 
on  tressaille, le  cœur  bal  plus  vite,  et  mal- 
gré les  périls  imminents  auxquels  on  se 
trouve  e.xpDso,  on  est  fier  et  l'on  se  réjouit 
en  se  regardant  seul  dans  ce  monde  inoc- 
cupé. 

Tel  est  le  désert,  telles  sont  les  sen.sa- 
tions  du  voyageur  qui  le  traverse. 

J'avais  quitté  la  presqu'île  du  Sennâr  avec 
trois  marchands  d'esclaves,  et  m'embar- 
quant  avec  eux  sur  le  Nil,  nous  étions  ar- 
rivés ensemble  à  Berbi-r,  capitale  de  la 
Haute-Nubie  Cette  ville,  bàiie  sur  la  rive 


51 


Jroite  (lu  fleuve,  occupe  un  espace  de  ter- 
rain assez  considérable  :  elle  est  sans  rem- 
part; ses  maisons,  mal  groupées  ,  ont 
presque  toutes  un  aspect  misérable.  A  les 
voir  ainsi  délabrées  et  poudreuses ,  on  les 
croirait  lubabKées;  les  alentours  sont  inani- 
més et  arides,  et  dans  ces  lieux,  le  Nil  a 
peine  à  féconder  ses  rives.  On  découvre  çà 
et  là  quelques  arbres  chétifs  et  sans  sève  ; 
i'herbe  est  jaune,  les  sables  ont  tout  en- 
vahi. Malgré  son  importance,  Berber  est 
triste,  sans  attrait,  c'est  une  ville  dans  le 
désert. 

En  débarquant,  Abd-el-Saïd,  Hajji-Mo- 
hammed  et  Abou-Sélim  (  ainsi  se  nommaient 
les  trois  jellabs  i  ),  qui  avaient  des  maisons 
dans  les, principales  villes  où  ils  station- 
naient habituellement,  réunirent  leurs  es- 
claves, et  se  rendirent  chez  eux  séparé- 
ment. Dès  que  le  gouverneur  eut  appris  mon 
arrivée,  il  me  lit  donner  une  habitation  com- 
mode que  j'occupai  tout  le  temps  de  mon 
séjour  à  Berber.  J'allais  voir  souvent  les 
jellabs,  avec  qui  je  m'étais  lié  pendant  la 
route;  j'aimais  à  les  interroger  sur  leur 
commerce  ;  ils  répondaient  avec  comj)lai- 
sance  à  toutes  mes  questions,  mais  ils  ne 
pouvaient  comprendre  l'intérêt  que  je  ma- 
nifestais pour  leurs  esclaves,  qu'ils  appe- 
laient leur  marchanilise.  Ces  trois  hommes, 
qui  étaient  partis  en-emble  de  la  ville  de 
Sennâr,  allaient  maintenant  se  séparer  et 
suivre  des  routes  diverses.  Abd-el-Saïd  de- 
vait s'éloigner  du  Nil  et  se  diriger  vers 
Dougola.  Ajji-Mohammed  se  disposait  à 
emmener  ses  esclaves  en  Arabie.  Abou-Sé- 
lim  partait  pour  l'Egypte  ;  il  avait  à  parcou- 
rir le  désert  de  Krousec ,  si  souvent  fatal 
aux  caravanes.  Les  voyageurs  les  plus  in- 
trépides ne  s'aventuraient  qu'avec  crainte 
dans  cette  solitude  stérile  empreinte  de  dé- 
solation, et  le  jellab  n'avait  rien  négligé 
pour  se  préserver  des  malheurs  dont  on  est 

(1)  Nom  sous  lequel  les  Arabes  désignent  les  mar- 
chands d'esclaves. 


menacé  dans  ce  désert  entièrement  privé 
d'ombre,  de  sources  vives,  et  que  nul  oasis 
ne  déride. 

Il  avait  entassé  chez  lui  d'énormes  pro- 
visions de  beurre,  de  lentilles  et  de  biscuits; 
depuis  plusieurs  jours,  les  esclaves  étaient 
occupés  à  broyer  entre  deux  pierres  le  grain 
dont  ils  devaient  se  nourrir  en  voyage,  et  il 
avait  acheté  dans  la  ville  la  plupart  des  ou- 
tres qu'il  avait  jugées  propres  à  bien  conser- 
ver l'eau. 

Au  jour  fixé  pour  le  départ,  les  trois 
marchands  se  réunirent  pour  venir  me  dire 
adieu  ;  et  s'étant  séparés  peu  de  temps 
après,  ils  sortirent  de  Berber  précédés  de 
leurs  chameaux,  et  s'éloignèrent  lentement; 
je  lis  des  vœux  pour  leurs  esclaves,  dont 
l'inexplicable  insouciance  m'avait  souvent 
étonné,  et  après  avoir  accompagné  Abou- 
Sélim  jusqu'à  l'entrée  du  grand  désert,  je 
revins  chez  moi  plein  de  tristes  pensées. 

Plus  de  huit  jours  s'étaient  écoulés  de- 
puis le  départ  des  jellabs,  et  je  me  disposais 
moi-même  à  poursuivre  ma  route  vers  l'A- 
rabie, lorsqu'un  matin,  mon  domestique, 
Hassan,  en  revenant  du  marché,  m'apprit 
qu'Abou-Sélim  avait  reparu  seul  à  Berber. 
Vivement  frappé  de  cette  nouvelle ,  qui 
néanmoins  m'était  annoncée  avec  une  non- 
chalance toute  orientale  ,  je  m'empressai 
d'interroger  Hassan  pour  apprendre  le  mo- 
tif de  ce  retour  inattendu. 

«  Oh  !  me  dit-il  avec  l'impassibilité  dés- 
espérante d'un  vrai  fataliste,  je  crois  que 
le  jellab  n'a  pas  été  très  heureux  dans  sa 
traversée.  On  disait,  si  j'ai  bien  entendu  , 
qu'il  a  manqué  d'eau  dans  le  dé.se'-t,  et  que 
pour  ne  pas  mourir  de  soif,  il  a  été  obligé 
de  revenir  sur  ses  pus  de  toute  la  vitesse  de 
son  bon  dromadaire. 

—  Et  ses  esclaves?  m'écriai-je  avec  ter- 
reur. 

—  Ils  sont  libres  maintenant,  car  sans 
doute  ils  sont  morts,  me  répondit-il  avec 
calme; c'est  une  perte  pour  Abou-Sélin). 

—  Les  malheureux  !  et  il  n'en  est  pas  ar- 


52 


rîvé  un  seul  avec  loiir  maître?  suis-tu  bien 
que  c'est  liorrible  ! 

—  Pas  un  seul  ;  mais  les  routes  ne  leur 
ont  p;is  été  fermées,  et  s'ils  ne  sont  pas  de 
retour,  croyez  bien  que  ce  n'est  pas  la 
faute  du  jellab.  Le  sort  des  esclaves  paraît 
vous  attrister,  mon  maître,  mais  l'inquié- 
tude d'Abou-Sélim  qui  voit  une  partie  de  sa 
fortune  gravement  compromise  est  sans 
aucun  doute  plus  grande  que  la  vôtre. 

—  Tu  ne  songes  qu'aux  intérêts  du  mar- 
chand, lui  dis-je  avec  indignation  et  dé- 
goût ,  et  l'aiTreuse  destinée  des  esclaves  ne 
t'occupe  guère,  Hassan.  » 

Mais  Hassan  ne  répondit  pas  f  ma  colère, 
dont  il  ne  soupçonnait  pas  la  raison,  l'avait 
intimidé  ;  quoique  bon  et  dévoué,  ce  domes- 
tique, comme  tous  les  jellabs,  ne  comprenait 
pas  qu'on  pût  s'intéressera  des  esclaves. 

Voyant  qu'il  me  serait  difficile  d'obtenir 
de  lui  de  plus  amples  détails,  je  me  dirigeai 
sur-le-champ  vers  la  demeure  d'Abou-Sélim. 
En  entrant  chez  lui,  je  le  trouvai  étendu 
sur  un  lit  de  repos  ;  il  était  entouré  de  quel- 
ques amis,  et  un  médecin  du  pays  était  assis 
près   de  son  chevet.  Tout  le  monde  obser- 
vait un  silence  sévère,  et  l'on  écoutait  avec 
une  sorte  d'anxiété  les  phrases  incohérentes 
que  murmurait  le  jellab.  Le  docteur  empi- 
rique se  dispesait  à  appliquer  les  ventouses 
au  malade  dont  le  délire  faisait  peur.  La 
consternation  était  générale  parmi  les  assis- 
tants ;  Abou-Sélim  ne  reconnaissait  aucune 
des  personnes  qui   l'environnaient,  il  se 
trouvait  dans  un  état  désespérant.  Dans 
l'exaltation  de  sa  fièvre,  il  poussait  des  cris 
horriblt^s;  l'expression  de  sa  physionomie 
était  farouche;  il  blasphémait  son  dieu  et 
son  prophète,  et  faisait  frémir  tous  ceux 
qui  l'entendaient.  Lorsque  l'épuisement  suc- 
cédait au  délire,  l'effroi  se  peignait  sur  son 
visage,  son   regard  exprimait  une  douleur 
profonde,  mortelle:  il  frissonnait  dans  tout 
son  corps ,  comme  s'il  avait  eu  froid,    et 
réunissant  toutes  ses  forces,  il  soulevait  sa 
tête  appesantie,  et  demandait  de  l'air  et  de 


l'eau  d'une  voix  rauque  et  éteinte;  alors  il 
retombait  comme  anéanti;  ses  traits,  em- 
preints d'une  teinte  livide,  semblaient  prêts 
à  se  décomposer,  et  son  râle  seul  annonçait 
qu'il  vivait  encore. 

Cependant  les  soins  qu'on  ne  cessait  de 
lui  prodiguer  ne  furent  pas  infructueux  ; 
les  crises  devenaient  plus  rares  et  moins 
violentes,  et  le  malade  parvint  enfin  à  s'en- 
dormir. Son  sommeil, plein  de  rêves  et  d'a- 
gitation, ne  fut  pas  de  longue  durée;  mais 
lorsqu'il  s'éveilla,  il  était  pins  calme,  et 
promenant  autour  de  lui  un  regard  plein  de 
langueur,  il  reconnut  ses  amis,  et,  malgré 
sa  faiblesse,  parut  é[)rouver  un  sentiment  de 
joie.  Ceux-ci,  trop  impatients  de  connaître  les 
détails  du  malheureux  événement  qui  l'a- 
vait ramené  mourant  dans  leur  ville,  l'acca- 
blèrent de  questions.  Le  jellab,  plus  com- 
plaisant que  de  coutume,  consentit, quoi- 
que affaissé  sous  le  poids  de  lu  souffrance,  à 
satisfaire  leur  inopportune  curiosité,  et  il 
commença  aussitôt  le  récit  de  sa  funeste 
aventure. 

«  II  n'y  a  d'autre  Dieu  que  Dieu,  soupira-t-il 
lentement ,  tout  vient  de  lui ,  et  je  dois  me 
soumettre  avec  résignation  à  sa  volonté 
toute  puissante.  Mon  malheur  était  écrit 
dans  le  livre  éternel ,  il  était  donc  inévita- 
ble, car  il  faut  que  les  destinées  s'accom- 
plissent. Est-il  encore  écrit  que  je  touche 
à  ma  dernière  heure?  je  l'ignore,  mais 
quoi  qu'il  en  soit,  je  subirai  sans  murmurer 
toute  la  rigueur  de  mon  sort.  » 

Il  s'arrêta  à  ces  mots  comme  pour  repren- 
dre haleine,  et  poursuivit  ainsi  : 

«  Vous  le  savez  tous,  mes  amis,  puisque 
vous  avez  assisté  à  mon  départ  ;  lorsque  j'ai 
quitté  Berber  avec  mes  esclaves,  mes  cha- 
meaux vigoureux  emportaient  de  bonnes 
provisions,  mes  outres  étaient  bien  fermées, 
et  je  pouvais  avec  confiance  entreprendre  un 
voyage  que  j'avais  toujours  accompli  avec 
succès;  mais  que  peut  la  prévoyance  de 
l'homme  contre  les  arrêts  immuables  du 
destin  ? 


53 


'  «Quoifiiic  la  chaleur  fut  accablante,  les 
premiers  jours  s'écuulcrcut  paisiblement. 
i  Nous  étions  tous  endurcis  aux  fatigues^ 
nous  avions  longtemps  erré  sous  le  soleil  du 
désert,  et  nous  bravions  avec  courage  sa  re- 
doutable fureur.  Toutefois  nous  cheminions 
lentement  et  en  silence  pour  ménager  nos 
forces  et  ne  p;i.s  irriter  notre  soif.  Tous  les 
matins,  à  l'aurore,  nous  nous  mettions  en 
marche,  et  avant  l'heure  de  midi  ,  nous 
nous  arrêtions  pour  jouir  d'un  repos  devenu 
nécessaire.  Lorsque  le  soleil  se  penchait  vers 
l'horizon,  et  que  ses  rayons  nous  frappaient 
moins  ardents  ,  nous  poursuivions  notre 
route  ,  et  les  ténèbres  nous  surprenaient 
toujours  en  voyage. 

«  C'était  le  sixième  jour   de  notre  mar- 
che  :  la    nuit   qui    le   précéda   avait    été 
lourde,  et  nous  nous  levâmes  oppressés; 
notre  ardeur,  constamment  soutenue  jus- 
qu'alors, commençait  k  se  ralentir;   nous 
respirions  avec  peine,  nous  avions  besoin 
d'air,  car  nous  nous  sentions  suffoqués; 
mais  un  nuage  rougeâtre,  qui  bordait  l'ho- 
rizon comme  une  muraille  de  feu,  inter- 
ceptait la  brise  rafraîchissante  du    matin 
et  un  calme  fatal  régnait  autour  de  nous. 
Nous  cheminions  dans  une  fournaise  ar- 
dente et  sans  issue  ;  le  soleil,  qui  semblait 
s'être  rapproché  de  nous,  dardait  impitoya- 
blement ses  rayons  perpendiculaires  sur  nos 
têtes  embrasées  ;  les  sables  resplendissaient, 
et  l'on  eût  dit  qu'ils  allaient  s'enllammer. 
Je    pliais  sous  le    poids  de  l'atmosphère; 
notre  transpiration,  naguère  si  abondante  , 
s'était  arrêtée  ;  nos  peaux  se  gerçaient,  et 
nous  marchions  toujours  dans  l'espoir  de 
sortir  bien  tôt  de  cet  enfer.  Oh  !  pourquoi  ce 
calme  qui  nous  consternait  tous  n'a-t-il  pas 
duré  plus  longtemps!  lorsque,  excédé  de 
lassitude,  mes  genoux  fléchissaient,  et  que 
je  me  croyais  sur  le  point  de  succomber, 
le  nuage  rouge  ,  jusqu'alors  immobile,  s'a- 
vança comme  s'il  allait  fondre  sur  noue; 
les  sables  furent  soulevés  jusque  dans  leur 
profondeur  ;  le  soleil  pâlit  sans  rien  perdre 


de  sa  rage,  et  le  vent  souffla  avec  furie.  Je 
crus  alors  que  je  venais  d'être  englouti  dans 
un  lac  de  flammes.  Mon  gosier  s'était  des- 
séché, mes  cheveux  se  dressaient  sur  ma 
tête,  et  mes  yeux  sortaient  de  leur  orbite. 

«  Non,  les  damnés  ne  souffrent  pas  des 
douleurs  plus  atroces  ;j'aurais  voulu  mourir 
dans  ce  moment!  Le  désert,  si  monotone 
dans  son  léthargique  engourdissement,  ve- 
nait d'être  éveillé  en  sursaut  par  les  mu- 
gissements sauvages  du  Sémoun^  ce  terrible 
iness.iger  de  mort,  et  la  nature  entière  s'a- 
gitait dans  un  désordre  ellrayant  ! 

«  Dès  les  premières  atteintes  de  ce  vent 
empoisonné,  je  m'enveloppai  dans  mon  bur- 
nous, et  me  précipitai  la  face  contre  terre, 
après  avoir  ordonné  à  mes  esclaves  de  se 
couvrir  le  visage  et  de  suivre  mon  exemple. 
Les  chameaux  qu'on  avait  eu  soin  d'arrêter, 
s'étaient  couchés  les  uns  contre  les  autres 
et  baissaient  tristement  la  tête. 

.  Le  vent  continuait  à  souffler  avec  force. 
Flottant  entre  la  vie  et  la  mort,  en  proie  à 
l'inexprimable  tourment  d'une  soif  qui  nous 
semblait  inextinguible,  pendant  plus  d'une 
demi -heure  nous  attendîmes,  dans  cette 
position  cruelle,  le  retour  tardif  du  beau 
temps.  Craignant  d'être  suffoqué  ou  même 
brûlé  par  une  bouilée  du  Sémoun,  nul  de 
nous  n'osait  relever  la  tête  pour  observer 
les  terribles  effets  de  ce  vent  dévastateur. 
Quand  je  crus  qu'il  allait  s'apaiser,  je  me^ 
débarrassai  de  mon  manteau,  et  je  jetai  à  la 
dérobée  un  regard  autour  de  moi.  Tout 
portait  encore  l'empreinte  d'un  boulever- 
sement général;  néanmoins  le  iirmament,  si 
terne  et  si  livide  quelques  instants  aupara- 
vant,commençaitàs'éclaircir.et  le  calme  ne 
larda  pas  à  se  rétablir.  Je  courus  avertir  mes 
esclaves  que  le  danger  était  passé;  quelques- 
uns  d'entre  eux,  les  plus  faibles,  avaientpéri; 
mais  ce  n'étaient  pas  ceux-là  qui  étaient  les 
plus  malheureux. 

.  Le  ciel  avait  repris  sa  limpidité,  et  IfS 
sables  soulevés,  comme  les  vagues  d'une 
mer  houleuse,  s'affaissaient  sur  eux-mêmes  ; 


54 


la  tempête  avait  cessé,  et  le  désert  rentrait 
dans  sa  vie  ordinaire,  dans  cette  vie  si  sem- 
blable à  la  mort.  Les  chameaux  s'étaient 
relevés,  et  grognaient  en  signe  de  j<.ie; 
nous  avions  secoué  la  poussière  dont  nous 
étions  couverts  et  déjà  nous  respirions  plus 
à  l'aise  ;  mais  nous  étions  impatients  d'é- 
tancher  notre  soif  toujours  ardente  ,  et 
j'eus  besoin  d'interposer  mon  autorité  pour 
empêcher  les  esclaves  de  se  précipiter  sur 
les  outres  suspendues  aux  flancs  des  cha- 
meaux. 

«  Après  avoir  obtenu  à  grande  peine  un 
peu  d'ordre  et  de  tranquillité,  en  promettant 
à  ces  malheureux  une  ration  d'eau  plus 
forte  que  de  coutume,  je  me  disposai  aus- 
sitôt à  en  faire  une  distribution  générale, 
et  je  m'empressai  de  délier  les  guirbés^  dans 
lesquelles  nous  avions  déjà  puisé;  elles 
étaient  vides  et  desséchées  :  saisi  d'effroi, 
je  courus  à  celles  que  j'avais  laissées  pleines 
et  intactes,  et,  comme  les  autres,  je  les  trou- 
vai vides  et  desséchées. 

«  Au  milieu  d'un  désert  immense  où  nous 
venions  d'être  brûlés  par  le  Sémoun,  nous 
étions  sans  eau  :  par  la  vie  du  prophète, 
c'était  trop  affreux  !  Un  sombre  désespoir 
s'empara  de  mon  âme,  je  crus  que  j'allais 
devenir  fou.  Les  esclaves  mourant  de  soif 
me  regardaient  d'un  œil  égaré  et  imploraient 

ma  pitié. 

.  En  présence  de  cette  infortune  irrépa- 
rable, mon  courage  et  ma  constance,  si 
souvent  éprouvés,  m'avaient  entièrement 
abandonné.  Je  déchirai  mon  turban,  j'arra- 
chai ma  barbe,  et  je  me  mis  à  rugir  comme 
un  lion  harcelé  et  furieux.  J'avais  soif,  et  je 
demandais  de  l'eau  à  tout  le  monde  avec  des 
cris  de  rage.  Si  dans  ce  moment  je  m'étais 
trouvé  sur  les  bords  d'un  fleuve,  je  crois 
que  je  l'aurais  tari  sans  étancher  cette  soif 
impitoyable  qui  m'étreignait  à  la  gorge  et 
corrodait  ma  poitrine  :  j'avais  soif,  et  mes 
soupirs  s'échappaient  de  mon  sein  comme 
des  laves  el  brûlaient  imcs  lèvres  arides  et 

(ij  outres. 


contractées  ;  j'avais  soif,  et  à  mes  pieds  je 
voyais  du  sable,  et  sur  ma  tête  un  soleil  de 
feu.  Les  esclaves,  qui  ne  connaissaient  pas 
encore  toute  l'étendue  de  noire  malheur, 
m''  bsf  rvaient  avec  un  étonnement  mêlé  de 
terreur,  et,  dans  leur  juste  impatience,  m'ac- 
cusaient de  les  laisser  souflrir  trop  long- 
temps. Mou  désespoir  qui  éclatait  d'une  ma- 
nière si  visible,  les  avait  néanmoins  effrayés, 
et,  malgré  leurs  souffrances,  ils  osaient  à 
peine  nnirmurer... 

«  Une  faible  lueur  d'espérance  venait  de 
m'apparaitre,  je  m'élançai  soudain  vers  mon 
dromadaire,  et  j'enlevai  vivement  une  cou- 
vertlir«  de  laine  qui  recouvrait  sa  selle  et 
protégeait  de  son  épaisseur  la  "plus  petite  de 
nos  outresi'que  j'avais  d'abord  oubliée  :  Dieu 
est  grand  et  miséricordieux  !  je  la  trouvai 
humide  et  gonflée;  je  l'ouvris  aussitôt  :  elle 
n'avait  pas  perdu  une  goutte  d'eau  5  je 
l'approchai  avidement  de  mes  lèvres  brû- 
lées, et  j'eus  besoin  de  tout  ce  qui  me  restait 
de  force  et  de  prudence  pour  ne  pas  la  vider 
d'un  seul  trait. 

<•  Je  pouvais  me  sauver,  mais  je  n'avais  pas 
un  instant  à  perdre  ;  je  refermai  précieuse- 
ment ma  précieuse  guirbé,  je  montai  sur 
mon  excellent  dromadaire,  et,  sans  regarder 
derrière  moi,  je  dirigeai  vers  ces  lieux  sa 
course  rapide,  abandonnant  les  esclaves  à 
leur  malheureuse  destinée. 

«Après  trois  jours  de  marche  forcée,  je  dé- 
couvris Berber  ;  dès  le  second,  j'avais  épuisé 
mon  eau,  et  j'arrivai  brisé  de  fatigue  et  de 
nouveau  tourmenté  par  une  soif  acre  et  cor- 
rosive.  Je  n'eus  pas  la  force  de  descendre 
seul  de  mon  dromadaire;  on  m'emporta 
mourant  sur  ce  lit  où  vous  me  voyez  encore, 
et  que  sans  doute  je  ne  quitterai  plus  que 
pour  être  déposé  dans  la  tombe...  » 

On  voyait,  depuis  quelques  instants,  que 
le  jellab  avait  hâte  de  terminer  son  récit; 
sa  voix  allait  s'éteignant,  et  il  prononça  ces 
derniers  mots  avec  une  peine  extrême;  nous 
l'avions  écouté  sans  l'interrompre,  et  lors- 
qu'il eut  cessé  de  parler,  les  musulmane 


55 


j  peu  émus,  nesurentque  répéter  :  «Tout  vient 
I  de  Dieu,  que  faire  contre  lui?»  Pour  moi, 
j'avais  été  douloureusement  impressionné 5 
I  mon  imagination  m'avait  transporté  dans 
le  désert,  et  j'assistais  au  dénouement  lu- 
gubre de  ce  drame  épouvantable  :  je  voyais 
les  esclaves  se  débattant  vainement  contre 
une  mort  certaine,  j'entendais  leurs  cris  dé- 
chirants et  leur  raie  d'agonie,  je  me  sentais 
saisi  d'une  juste  horreur,  et  je  maudissais 
dans  mon  âme  ces  hommes  criminels  qui  ne 
craignent  pas  de  trafiquer  de  leurs  frères 
pour  contenter  leur  insatiable  cupidité. 

Je  rentrai  chez  moi,  le  cœur  navré.  Le 
lendemain,  je  revins  chez  le  jellab;  durant 
la  nuit  il  avait  encore  eu  plusieurs  accès  de 
délire,  et  je  trouvai  près  delui  sa  famille  jus- 
tement alarmée.  Quoique  bien  faible  et  bien 
oppressé,  Abou-Sélim  me  reconnut  aussitôt 
et  me  tendit  la  main  ;  il  avait  déjà  oublié  que 
je  l'avais  vu  la  veille.  Il  me  fit  asseoir  près 
de  lui,  et  ordonna  à  l'un  de  ses  enfants  de 
me  servir  le  café  et  le  chibouc.  Ses  ordres 
venaient  à  peine  d'être  exécutés,  lorsque 
nous  vîmes  paraître  sur  le  seuil  de  la  porte 
un  homme  à  la  stature  élancée  et  aux  fuîmes 
athlétiques  ;  son  visage,  d'un  beau  noir  lui- 
sant, était  entaché  de  sang,  et  l'expression 
de  son  regard  était  sauvage  d  égarée.  H 
portait  en  bandouillère  une  grande  outre 
qui  paraissait  vide;  il  avait  un  poignard  à 
sa  ceinture  et  un  bâton  à  la  main.  A  cette 
apparition  subite  et  inattendue,  le  jellab, 
malgré  son  accablement,  avait  poussé  un 
cri  terrible  et  s'était  évanoui.  J'examinai 
avec  attention  ce  nègre  à  la  mine  effrayante, 
et  quel  ne  fut  pas  mon  étonnement  lorsque 
je  reconnus  en  lui  Abd-Allah,  le  plus  vi- 
goureux d'entre  les  esclaves  d' Abou-Sélim, 
Abd-Allah  qui,  durant  le  trajet  de  Sennâr 
à  Berber,  m'ayant  voué  un  attachement  à 
toute  épreuve,  me  servait  avec  un  zèle  et 
une  fideUté  digne  d'un  meilleur  sort.  La 
mort  était  empreinte  sur  tous  ses  traits,  et 
cependant  il  se  tenait  debout,  timide  et 
respectueux.  Le  jellab  commençait  à  rc 


prendre  ses  sens;  je  pris  sur  moi  de  l'aire 
asseoir  l'esclave,  qui,  appiiyc  sur  son  bâton, 
attendait  en  silencequ'on  daignât  lui  parler. 
Par  que!  miracle  se  trouvait-il  au  milieu  de 
nous  ?  Quelques-uns  de  ses  compagnons 
d'infortune  s'élaient-ils  sauvés  avec  lui? 
C'est  là  ce  que  nous  étions  tons  impatients 
desavoir,  et  Abd-Allah  interrogé  ne  tarda 
pas  à  nous  satisPiire. 

«  Puisque  mon  maître  e^t  parmi  vous, 
nous  dit-il,  vous  devez  conn.iître  l'événe- 
ment funeste  qui  a  coûté  lu  vie  à  mes  frères 
que  j'irai  rejoindre  bientôt  moi-même. 
Lorsque  ce  vent  redoutable  cominença  à 
souffler,  je  compris  qu'il  fallait  mourir.  Le 
grand  esprit  du  désert  s'était  déclaré  contre 
nous  ;  quelle  force  pouvions-nous  opposer  à 
sa  puissance  infernale?  J'entendais  comme 
un  frôlement  d'ailes  au-dessus  de  cette  so- 
litude, cadavre  immense  qu'une  âme  téné- 
breuse venait  d'animer  et  d'iriter  contre 
nous.  J'avais  plongé  ma  tête  dans  le  sable, 
et  quoique  suffoqué.je  n'osais  pas  même  me 
relever  pour  respirer,  dans  la  crainte  de 
me  trouver  face  à  face  avec  le  démon  qui 
avait  juré  notre  perte.  Quand  le  vent  se 
calma,  la  plupart  de  mes  compagnons,  et 
mon  maître  lui-même,  se  bercèrent  de  folles 
espérances  ;  mais  l'esprit  ennemi  avait  bu 
notre  eau  avant  de  s'envoler,  et  il  nous 
condamnait  ainsi  à  périr  du  supplice  des 
réprouvés.  Je  vis  le  désespoir  d'Abou-Sé- 
lim,  il  ne  m'étonna  pas,  j'en  avais  deviné  la 
cause  ;  j'étais  calme  et  résigné,  et  pour  hu- 
milier le  démon  du  désert  qui  se  réjouissait 
sans  doute  d<-  la  faiblesse  de  notre  maître, 
je  me  préparai  à  mourir  avec  courage. 

«  Le  jour  commencé  si  tristement  était  ra- 
dieux, et,  par  sa  pureté  et  son  éclat,  le  ciel 
semblait  insulter  à  notre  détresse;  je  ne  com- 
pris pas  le  brusque  départ  dWbou-Sélim;  re- 
doutait-il notre  vengeance?  espérait-il  en 
fuyant  se  sauver  encore?  Je  ne  sais  quel  mo- 
tif a  pu  le  déterminer  à  nous  abandonner 
avec  tant  de  précipitation,  sans  nous  adres- 
ser une  seule  parole,  sans  daigner  mènse 


50 


nous  dire  adieu.  Auus  le  suivîmes  luiigleiii|  s 
du  regard,  et  à  peine  avait-ii  disparu  dans 
le  lointain,  que  mes  compagnons  altérés  se 
jetèrent  sur  les  outres  qu'ils  trouvèrent 
desséchées.  J'aurais  voulu  les  consoler  ; 
mais  que  poiivais-je  leur  dire?  la  mort  était 
inévitable.  Ma  résignation  était  au-dessus 
de  leurs  forces,  et  ils  s'abandonnèrent  sans 
retenue  à  toute  la  violence  de  leur  douleur  ; 
ils  se  lamentaient,  ils  pleuraient,  ils  mu- 
gissaient; j'avais  oublié  mes  propres  souf- 
frances, et  je  pleurais  sur  eux.  Oh  !  c'était 
pitié  de  voir  ces  malheureux  se  crisper,  se 
tordre  dans  des  angoisses  inexprimables,  et 
mourir  en  blasphémant",  c'était  pitié  devoir 
ces  pauvres  mères  n'attendant  pour  s'étein- 
dre que  le  dernier  soupir  de  leurs  enfants 
suspendus  à  leurs  mamelles  taries  !  Et  moi, 
ne  pouvant  rien  pour  adoucir  l'implacable 
rigueur  de  leur  supplice,  je  pleurais  amère- 
ment. Et  c'était  aussi  pitié  de  me  voir  seul, 
debout,  survivant  à  mes  frères,  et  contraint 
d'assister  à  cette  scène  d'horreur  et  de  dés- 
espoir. Je  n'étais  plus  entouré,  que  de  ca- 
davres ;  quelques  Gallas,  etplusieurs  Nègres 
du  Dar-Four,  plus  robustes  que  leurs  com- 
pagnons, se  débattaient  encore  dans  une 
effrayante  agonie.  Et  moi,  debout  et  immo- 
bile, je  pleurais  toujours;  je  ne  sais  quelle 
force  surhumaine  me  soutenait  ainsi  !  Déjà 
les  vautours  planaient  au-dessus  de  nos  têtes; 
j'entendais  auloinles  hurlements  de  l'hyène 
à  qui  nous  allions  bientôt  servir  de  pâture  5 
et  pour  rendre  moins  pénibles  à  mes  frères 
mourants  les  derniers  instants  de  leur  vie, 
.j'interrompis  mes  sanglots,  et  leur  chantai 
le  chant  de  mort  du  pays  natal,  que  j'avais 
appris  sur  la  tombe  de  mon  père... 

.  Ce  chant  avait  ramené  le  calme  sur  le 
visage  de  mes  malheureux  compagnons,  et 
un  dernier  sourire  était  venu  errer  sur 
leurs  lèvres  flétries  et  décolorées... 

«  La  mort  n'avait  plus  qu'une  victime 
humaine  à  frapper.  Seul  je  respirais  encore, 
et  j'avais  conservé,  sinon  mes  forces,  du 
moins  mon  énergie.  Il  nie  vint  tout  à  coup 


une  pensée  allreuse  ;  je  crus  ({ue  je  pouvais 
me  sauver,  et  à  tout  prix  je  le  voulus.  Je 
dégainai  aussitôt  mon  poignard  et,  je  le 
plongeai  dans  le  liane  de  l'un  de  nos  cha- 
meaux qui  roula  à  mes  pieds,  et  collant  ma 
bouche  sur  la  blessure  que  je  venais  d'ou- 
vrir ,  j'étanchai  ma  soif  dans  le  sang  de  l'a- 
nimal. Je  remplis  la  plus  grande  de  nos  ou- 
tres à  cette  source  féconde,  et  sans  hésiter 
je  me  mis  en  marche.  Une  vie  nouvelle  cir- 
culait dans  tout  mon  corps,  et  j'avais  re- 
trouvé ma  vigueur  première.  Je  suivais  avec 
ardeur  les  traces  du  dromadaire  de  m.on 
maître,  imprimées  dans  le  sable;  j'avais  pris 
les  précautions  nécessaires  pour  empêcher 
le  sang  de  se  coaguler,  et  quand  la  soif  se 
faisait  trop  cruellement  ressentir,  je  la  cal- 
mais avec  ce  breuvage  impur.  Pourtant  les 
derniers  jours,  j'éprouvais  un  profond  dé- 
goût chaque  fois  que  j'étais  obligé  de  porter 
à  mes  lèvres  mon  outre  ensanglantée;  j'a- 
vais horreur  de  moi-même  et  je  commençais 
à  envier  le^sort  de  mes  compagnons,  lors- 
que je  suis  arrivé  à  Berber. 

«  Bientôt,  poursuivit  Abd-Allah,  violem- 
ment agité,  le  voyageur  traversant  les  plai- 
nes solitaires  de  Kruusco  rencontrera  les 
ossements  épars  de  mes  frères,  et  se  deman- 
dera sans  doute  quelle  horrible  catastrophe 
a  pu  les  arrêter  dans  ces  lieux.  Si  le  sémoun 
ne  vient  pas  lui  répondre,  il  passera  formant 
des  conjectures  diverses  et  assailli  par  de 
funèbres  pensées.  » 

A  ces  paroles  sourdement  articulées,  l'es- 
clave tomba  la  face  contre  terre,  rejeta  par 
la  bouche,  les  narines  et  les  yeux,  le  sang 
qu'il  avait  bu  et  mourut  dans  des  convul- 
sions affreuses... 

Le  surlendemain  j'avais  quitté  la  ville. . . 
Longtemps  après,  on  me  promenant  dans  un 
bazar  du  Grand-Caire,  je  rencontrai  Abou- 
Sélim  plein  de  santé;  il  avait  recouvré  ses 
forces  après  une  maladie  de  trois  mois,  et 
partant  de  Berber  avec  une  nouvelle  troupe 
d'esclaves,  il  était  cette  fois  arrivé  eu 
Egypte.  Edmond  Combes. 


5r 


CONSEILS. 


a     Voici  la  saison  des  bals,  des  fêtes;  choi- 
!sir  ce  temps  pour  venir  dans  votre  journal 
ivous  offrir  des  conseils,  ceia  ne  vous  paraît- 
il  pas  bien  sévère  en  carnaval?  d'autant  que 
'moi  qui  vous  les  donne,  ces  conseils,  vos 
sœurs  aînées  sont  là  pour  l'attester,  je  ne 
parle  pas  aux  jeunes  lilles  d'un  ton  de  mi- 
gnardise comme  on  parle  aux  oiseaux  en 
cage  ;  je  vous  dirai  :  «  Faites  ceci,  ne  faites 
pas  cela,  •  de  ma  voix  ordinaire  ;  tout  bon- 
nement sans  façon ,  absolument  de  même 
que  M.  Jourdain  faisait  de  la  prose  en  di- 
sant :  Nicole,  apporte-moi  mes  pantoufles. 
Uue  jeune  personne  n'est  pas  pour  moi  un 
ange  aux  yeux  d^azur,  une  sylphide,  en- 
1  core  moins  une  périe;  c'est  une  créature 
I  intéressante  par  sa  position  difficile,  hier 
enfant,  qui  ne  savait  pas  grand  chose,  de- 
niainfemme, qui  devra  savoir  beaucoup,  car 
l'ordre,  la  dignité,  le  bonheur  d'une  famille 
reposeront  sur  elle. 

Mais,  courage,  entrons  en  matière:  que 
vous  conseillerais-je?  de  lire  tel  ou  tel  ou- 
vrage nouveau?  Non,  il  m'est  plus  facile  de 
vous  les  interdire  tous,  en  commençant  par 
les  journaux  et  leurs  étranges  feuilletons; 
viendront  ensuite  les  romans.  De  tout  temps 
on  a  dit  aux  jeunes  personnes  ne  lisez  pas 
de  romans;  jadis  c'était  parce  que  [teignant 
des  sentiments  trup  exaltés,  des  amours  trop 
parfaites,  ils  pouvaient  dégoûter  des  joies 
terrestres  du  ménage,  et  pourtant  ces  beaux 
rêves  d'autrefois  ne  sont  pas  ce  qu'il  y  a  de 
plus  dangereux.  On  a,  je  crois,  mal  fait  de 
les  abandonner;  mais  à  force  de  représen- 
ter des  héros  et  des  héroïnes  d'une  perfec- 
tion idéale,  on  s'est  trouvé  à  bout  d'inven- 
tions. Partout  on  retrouvait  les  mêmes  ma- 
rioimettes;les  auteurs  manquaient  de  verve 
pour  faire  jouer  ces  (ils  tant  de  fois  ti- 
rés. Les  lecteurs  eux-mcmcs  n'avaient  pres- 


que plus  le  courage  de  lire.  On  a  cherché 
Ufi  sentier  moins  battu;  l'idéal  était  usé,  on 
a  demandé  des  inspirations  à  la  vie  réelle. 
L'idée  semble  bonne  au  premier  coup  d'œil, 
nidlheureusemenl  lorsqu'il  s'agit  de  mettre 
cil  scène  une  vieille  société  qui  a  bien  des 
péchés  sur  la  conscience  ;  le  portrait  ne 
devait  pas  être  beau,  et  de  plus,  il  devait 
être  chargé  par  les  écrivains  ;  il  faut  tou- 
jours que  l'imagination,  cette  folle  du  lo- 
gis, exagère  soit  en  bien,  soit  en  mal.  Il 
est  donc  arrivé  que  tout  en  cherchant  la 
vérité,  en  la  trouvant  parfois,  nos  auteurs 
dépeignent  des  monstruosités  qui  ne  peu- 
vent être  mises  sous  les  yeux  de  la  jeunesse, 
sans  risquer  de  flétrir  en  elle  cette  hue  fleur 
de  délicatesse,  cette  chaste  susceptibilité 
d'où  s'exhalent  les  enthousiasmes  généreux, 
les  indignations  vertueuses;  le  sens  moral, 
voyez-vous,  se  blase  comme  les  autres  sens  ; 
à  force  de  voir  le  mal,  d'entendre  des  pa- 
roles grossières  on  cesse  de  s'en  choquer. 
C'est  là  l'un  des  dangers  de  la  mauvaise 
compagnie;  elle  amène  petit  à  petit  à  des 
indifférences  inouïes  ceux  même  qu'elle  ne 
corrompt  point;  et  il  n'est  pas,  je  crois,  de 
plus  mauvaise  compagnie  que  celle  qui 
pose  dans  ces  écrits  que  je  vous  engage  à  ne 
pas  lire. 

Vo!is  le  voyez,  mesdemoiselles,  je  suis 
de  l'avis  de  tout  le  monde  ;  je  vous  dirai  de 
plus  :  soumettez-vous  sans  murmurer  aux 
rt^triclions  imposées  par  les  guides  de  votre 
jeunesse.  Ne  croyez  pas  qu'il  y  ait  défiance 
de  votre  jugement,  de  votre  raison  ;  nous 
les  estimons  l'un  et  l'autre;  désir  de  vous 
traiter  en  enfant!  On  n'a  garde  d'y  penser. 
Pour  ma  part,  je  vais  vous  en  donner  une 
preuve  en  vous  disant,  si  la  lecture  a  vrai- 
ment du  charme  pour  vwus  :  lisez  ceux  de 
nos  bons  auteurs    ([u<f  vos  mères  ou  vos 


58 


institutrices  mettront  entre  vos  mains.  Li- 
sez pour  connaître  les  merveilles  de  la  créa- 
tion, l'histoire  des  sociétés  qui  ont  précédé 
la  nôtre,  les  mœurs  et  les  coutumes  des  ha- 
bitants des  contrées  lointaines;  acquérez 
par  l'étude,  en  quelques  années,  ce  que  l'ex- 
périence de  dix  vies  humaines  ne  saurait 
vous  donner.  Ne  craignez  pas,  en  vous  in- 
struisant, de  prêter  à  la  moquerie.  Ce  n'est 
point  la  science  (jui  a  fait  les  précieuses 
d'autrefois  et  les  bas-bleus  d'aujourd'hui  ; 
c'est  la  prétention.  On  peut  passer  pour  pé- 
dante en  citant  le  titre  d'un  livre  qu'on  n'a 
pas  lu,  et  rester  fort  simple  et  fort  modeste 
en  possédant  à  fond  les  ouvrages  les  plus  sé- 
rieux. La  prétention,  c'est  l'un  des  fléaux 
du  monde  civilisé.  Semblables  aux  harpies, 
dont    parle    Virgile ,   ce    monstre   souille 
tout  ce  qu'il  touche;   la  beauté,  les  ta- 
lents, l'instruction,  la   naissance,   la  for- 
tune cessent  d'être  des  avantages  dès  que 
la  prétention  s'y  mêle.  La  vertu  même  y 
perdrait  son  mérite,  s'il  se  pouvait  qu'elles 
habitassent  ensemble. 

Les  airs  de  tête,  les  attitudes,  les  re- 
gards, les  ajustements  qui  décèlent  la  pré- 
tention de  se  faire  remarquer,  donnent  la 
comédie  dans  le  monde.  Qu'une  personne 
prétentieuse  chante,  on  oubliera  sa  voix,  sa 
méthode,  si  parfaites  qu'elles  puissent  être, 
pour  ne  s'occuper  que  de  ce  malheureux  tra- 
vers. Qu'elle  danse,  qu'elle  marche,  qu'elle 
s'asseye,  qu'elle  parle  ou  se  taise,  elle  sera 
toujours  en  butte  à  la  moquerie,  car  elle  ne 
fera  rien  simplement. 

Gardez- vous  donc  de  la  prétention, 
mesdemoiselles  ;  ce  n'est  point  un  péché,  ce 
n'est  point  un  vice,  mais  c'est  ce  qu^le 
monde  pardonne  le  moins,  un  ridicule!...  Le 
monde  !  puisque  ce  mot  est  venu  deux  fois 
sous  ma  plume,  je  voudrais  essayer  de  définir 
ce  qu'il  désigne,  afin  de  vous  donner  quel- 
ques conseils  à  cet  égard.  C'est  là  une  lâche 
difficile!  à  chaque  pas  l'antitlièse  vous 
heurte.  Le  monde,  on  est  convenu  d'appe- 
ler ainsi  ce  centre  des  plaisirs  frivoles,  ce 


tourbillon  d'orgueil  et  de  vanité  que  la  re- 
ligion nous  enseigne  à  mépriser  :  et  pour- 
tant, je  vous  dis,  moi,  que  le  monde  doit 
être  respecté.  Il  est  presque  sans  exemple 
que  la  vertu  ait  ordonné  de  le  braver,  et  le 
désordre  ne  peut  marcher  en  paix  avec  lui. 

Le  monde  pourtant  tolère  tous  les  vi- 
ces, c'est  une  vérité  que  l'on  ne  .saurait  nier; 
mais  il  faut  convenir  en  même  temps  que 
pour  lui  on  a  des  vertus.  Le  respect  des 
bienséances,  un  usage  honorable  de  sa  for- 
tune, le  soin  de  sa  propre  dignité  dans  le 
choix  de  ses  plaisirs  ou  de  ses  amis,  sont 
conuuaiulés  et  approuvés  par  lui. 

Je  l'ai  déjà  dit,  le  momie  tolère  tous 
les  vices,  il  a  des  indulgences  qui  font  fré- 
mir la  probité  ;  cela  n'empêche  pas  que  nul 
tribunal  ne  châtie  si  promp'ement  et  si  ru- 
dement une  faute.  Ses  jugements  sont  sans 
appel.  C'est  sa  réprobation  qui  a  fait  dire  à 
Boileau  : 

L'honiK'ur  est  comme  une  île  escarpée  et  sans  bords, 
On  n'y  peut  plus  rentrer  quand  on  en  est  dehors. 

Lorsque,  séduit  par  le  monde,  on  se  livre 
à  cet  enchanteur,  corps  et  âme,  on  éparpille 
sa  vie,  on  l'use  à  des  actions  frivoles,  sou- 
vent ou  la  flétrit  par  des  chagrins  miséra- 
blfs.  Si  au  contraire  on  a  pour  lui  un  dé- 
dain sauvage,  on  risque  de  perdre  la  poli- 
tesse, les  grâces,  la  distinction  des  manières 
et  du  langage  que  lui  seul  peut  donner. 

Il  faut  donc  être  du  monde  ni  trop  ni 
trop  peu,  et  surtout  il  faut  y  être  de  façon 
à  y  paraître  aimable,  à  y  être  bien  vu,  tout 
en  y  cherchant  une  place  à  l'abri  des  orages; 
et  ne  vous  figurez  pas  que,  pour  être  trou- 
vée aimable  dans  le  monde,  il  soit  indispen- 
sable d'avoir  à  chaque  instant  des  mots 
heureux  et  des  saillies  piquantes,  non;  l'es- 
time qu'une  femme  accorde  à  l'esprit  des 
autres  a  bien  plus  de  part  à  ses  succès  que 
celui  qu'elle  peut  montrer  elle-même.  Le 
monde  n'exige  pas  non  plus  que  vous  lui 
a|)portiez  ces  épanchements  qui  font  le 
charme  de  l'iutiiuitc  et  du  uiéuage.  Garde/. 


59 


pour  vos  amis  et  vos  parents  votre  coii- 
iiance,  votre  sensibilité,  votre  enthousiasme 
même,  le  monde  fait  mauvais  usage  de  nos 
sentiments  intimes-,  ayons  le  courage  de  ne 
pas  les  lui  livrer.  Ne  soyez  point  moqueu- 
ses, encore  moins  impertinentes;  ne  riez 
jamais  de  qui  que  ce  soit  en  sa  présence-, 
songez  que,  si  juste  que  soit  votre  critique, 
elle  doit  affliger  quelqu'un;  si  ce  n'est  celle 
qui  en  est  l'objet,  ce  sera  sa  mère,  sa  sœur, 
ou  son  amie.  A/ftiger!  je  crois  ce  mot  suffi- 
sant pour  arrêter  sur  vos  lèvres  le  plus  fou 
de  ces  bons  rires  qui  y  arrivent  à  votre  âge. 
Pour  être  aimable  il  ne  suffit  pas  de  n'ê- 
tre point  impertinente,  il  faut  encore  être 
polie.  On  s'est  beaucoup  moqué  de  la  Ci- 
vilité puérile  et  honnête,  ce  Code  des  belles 
manières  de  nos  aïeux,  et  l'on  a  rejeté  le 
bon  grain  avec  l'ivraie;  par  exemple,  ce  vieux 
petit  livre  recommandait  de  regarder  la  per- 
sonne qui  vous  parle ,  et  tant  qu'elle  vous 
parle,  et  il  avait  raison  ;  on  est  sûre  d'être 
goiilée  par  un  narrateur  auquel  on  prête 
une  attention   bienveillante  et  soutenue. 
Les  longs  récits  ne  sont  pas  toujours  amu- 
sants, direz-vous,  je  le  sais  mieux  que  vous  ; 
mais  savoir  s'ennuyer,  mesdemoiselles,  est 
la  première  des  sciences  dans  le  monde, 
c'est  le  cachet  d'une  bonne  éducation;  en 
quelque  lieu  que  vous  soyez,  vous  devez 
supporter  cette  torture  stoïquement,  sans 
vous  plaindre,  sans  sourciller,  avec  la  même 
constance  que  ce  petit  Spartiate  qui  se  lais- 
sait dévorer  le  flanc  par  le  renard  qu'il  avait 
dérobé,  plutôt  que  d'avouer  son  larcin.  Il 
peut  y  avoir  un  point  d'honneur  à  paraître 
bien  élevée,  aussi  bien  qu'à  cacher  un  vol. 
D'ailleurs,  à  l'aide  d'un  bon  sentiment,  tout 


devient  facile  ;  ii  est  si  doux  de  rendre  le 
bien  pour  le  mal,  que  vous  accorderez  sans 
peine  au  conteur  la  satisfaction  d'être  écouté 
en  retour  de  l'ennui  qu'il  vous  cause  ,  sur- 
tout si  le  respect  pour  l'âge  vient  encore  ea 
aide  à  la  charité  chrétienne. 

Les  maximes  religieuses  sont  plus  de 
mise  dans  le  njonde  qu'on  ne  le  croit:  aime 
ton  prochain  comme  toi-même^  ce  qui  se 
traduit  par  :  ne  fais  pas  aux  autres  ce  que 
tu  ne  voudrais  pas  qu'on  te  fît  ;  ou,  ce  qui 
est  mieux  encore  :  accorde  à  ton  frère  tous 
les  contentements  que  tu  voudrais  recevoir 
de  lui;  trouvent  là  comme  partout  leur  ap- 
plication. Ne  perdez  pas  de  vue  non  plus 
les  commandements  de  Dieu,  et  au  bal  aussi 
bi«n  qu'à  l'église,  ne  convoitez  rien  de  ce 
qui  est  à  votre  prochain.  Considérez  les 
attraits,  les  talents,  le  bon  goût,  la  ma- 
gnificence des  parures  des  femmes  comme 
la  décoration  du  spectacle  que  vous  êtes 
venue  chercher  et  non  comme  des  larcins 
que  vous  fait  la  fortune;  de  la  sorte,  n'ayant 
dans  le  cœur  aucune  jalousie,  étant  au  con- 
traire tout  afl'ection  ,  douceur  ,  humilité , 
vous  plairez  généralement;  votre  bienveil- 
lance charitable  ne  ressemblera  en  rien  à 
de  la  flatterie,  vos  complaisances  toutes 
d'abnégation  n'auront  point  la  souplesse 
courtisanesque  de  certains  parasites  qui, 
flexibles  en  apparence,  ont  dans  le  cœur 
tout  cet  orgueil  qu'ils  s'étudient  à  chasser 
de  leur  maintien.  Le  monde  vous  sera  bon, 
il  vous  proclamera  aimables  entre  toutes, 
n'importe  quelle  dose  d'esprit  et  de  facilité 
d'élocution  vous  aura  été  départie  par  la 

nature. 

M-^^  A.  DE  Savignac. 


COURRIER  DE  PARIS. 


28  janvier. 


Me  voici,  nie  voici ,  ma  bonne  cousine , 
je  sors  des  mains  de  la  couturière,  et  je 


viens  à  toi.  Elle  m'a  rendu  mes  robes  qui 
vont  à  merveille;  tout  '"ela  est  encore  élalé 


00 


suus  mes  yeux,  et  j«-  veux  te  le  iiioutrer 
aussi.  Les  cadeaux  que  nous  recevons  étant 
à  peu  près  les  mêmes,  et  les  petits  revenus 
aflectés  à  l'entretien  de  notre  toilette  les 
mêmes  aussi ,  j'espère  que  nos  résolutions 
pourront  aider  les  tiennes  ;  elles  ont  été 
d'ailleurs  le  résultat  d'importantes  délibé- 
rations touchant  l'emploi  des  étoffes  que 
j'avais  reçues  a  l'occasion  de  ce  jour  de 
l'an  qui  semble  déjà  loin  de  nous,  maman 
avait  bien  voulu  donner  son  avis  auquel  je 
me  ranj^e  toujours  sans  qu'il  en  coûte  rien 
à  ma  déférence,  car  son  goût  est  le  mien  en 
toutes  choses. 

Et  d'abord,  la  robe  de  levantine  noire  que 
j'ai  reçue  d'elle  a  été  faite  avec  deux  corsa- 
ges :  l'un,  montant  et  juste,  avec  des  man- 
ches longues  et  plates,  à  uneseule  couture -, 
le  second,  pareillement  juste,  mais  à  pointe 
et  décolleié,  avec  des  manches  courtes. 

Sur  ce  corsage ,  je  mettrai  la  berthe  en 
imitation  d'anglaise  que  j'ai  brodée  l'hiver 
dernier,  et  je  l'attacherai  sur  le  devant  du 
corsage  avec  un  chou  en  ruban  de  satin 
rose,  bleu,  vert  pomme,  etc.,  selon  ma  coif- 
fure. 

La  robe  de  poult  de  soie  grise  que  m'a 
donnée  ma  grand'raaman  a  deux  corsages 
aussi  ;  l'un,  montant  et  juste  pour  les  demi- 
toilettes  ,  a  par  conséquent  des  manches 
longues;  et  le  second,  drapé  et  décolleté, 
avec  des  manches  courtes.  Au  moyen  de  ces 
doubles  corsages ,  chaque  robe  en  vaut 
deux. 

Avec  les  corsages  montants,  je  compte 
mettre  les  petits  cols  dont  je  l'envoie  le 
dessin,  lesquels  seront  doublés  en  marce- 
liae  ou  gros  de  Naples  rose  ou  bleu.  On 
double  tout  à  présent  \  les  bonnets ,  les  li- 
chus  et  les  robes. 

Aussi  le  costume  de  notre  petite  poupée 
est-il  précisément  un  costume  de  ce  genre 
que  j'ai  adopté  pour  la  première  soirée 
dansante  de  madame  de  C...  Je  fais  doubler 
en  marceline  rose  ma  robe  de  mousseline 
tarlatane  de  l'année  dernière.  Les  grands 


[dis  égaux  qui  s'y  trouvaient  d'abord  seront 
remplacés  par  cinq  plis,  y  compris  l'ourlet  ; 
ces  plis  seront  toujours  plus  petits  a  me- 
sure qu'ils  s'éloignent  du  bas  de  la  jupe.  ' 
Au-dessus  du  dernier,  et  du  plus  petit 
par  conséquent,  on  posera  une  petite  ruche, 
de  même  qu'au-dessus  des  trois  biais  dfs 
manches  courtes;  mais  cette  ruche  pourrait 
être  remplacée  avantageusement  par  une 
passementerie  rose  ou  blanche.  Le  corsage 
juste  et  à  pointe  auta  des  revers  composés 
de  trois  biais  qui  répondront  ainsi  à  la  gar- 
niture de  la  jupe  ;  car  pour  ces  robes  légè- 
res avec  lesquelles  nous  dansons,  la  garni- 
ture est  de  rigueur.  Pour  toutes  les  autres 
robes,  aucune  garniture  au  bas  du  jupon; 
maman  trouve,  et  je  trouve  avec  elle,  que 
cette  simplicité  est  charmanteetde  meilleur 
goût. 

Pour  ceinture  à  la  robe  doubh-e  de  rose, 
un  ruban  de  satin  rose  arrêté  à  la  pointe  du 
devant  du  corsage  parun  chou  avec  de  longs 
pans.  Gabrielle  a  une  robe  dans  le  genre  de 
celle-ci,  mais  elle  est  en  barège  uni,  et 
doublée  de  bleu;  le  barège  uni,  la  mousse- 
line et  le  crêpe  sont  les  robes  qui  nous  con- 
viennent  le   mieux.   Voici  donc  le  grand 
chapitre  de  toilettes  de  cet  hiver  réglé  ;  tu 
vois  qu'il  m'aura  coûté  peu  de  chose,  grâce 
aux  libéralités  de  mes  chers  parents;  mon 
père,  selon  son  usage ,  m'a  fait  un  cadeau 
d'argent,  et  mon  bon  oncle  Jean,  selon  son 
usage  aussi ,  des  livres  dont  je  ne  tè  dirai 
rien,  puisqu'il  te  fait  toujours  un  cadeau 
semblable.  Les  livres   sont  toujours  pour 
lui  la  chose  la  plus  désirable  en  ce  monde  ; 
mais  bon  !  pendant  que  je  parle  de  lui,  le 
voici  qui  entre  dans  ma  chambre  ;  il  veut 
voir  ce  que  j'écris  à  notre  chère  Eugénie  et 
rit  impitoyablement  à  l'aspect  du  début  de 
ma  lettre.  —  Mon  bon  oncle,  ne  riez  pas, 
l'économie  et  le  bon  goût  doivent  résulter 
de  tout  cela,  et  ne  sont  point  des  choses  à 
dédaigner.  —  11  s'incline  et  m'embrasse,  et 
afin  de  lui  montrer  que  nos  toilettes  ne 
nous  occupent  point  aux  dépens  de  nos 


.Ipvnirs,  je  lui  pn-sr-nte  la  tr.uliiclion  du 
si.'iiiiet  de  Pétrarque. 

Le  sonneî  trois-cent-un  !  quelle  merveil- 
ir.ise  fécondité  de  sonnets!  Mon  oncle  me 
(iit  que  la  moitié  de  ces  sonnets  dont  Laure 
est  le  sujet  éternel,  ont  été  composés  pen- 
dant sa  vie,  et  l'autre  moitié  après  sa  mort, 
coiiune  celui-ci  : 

Sonnet  ceci. 

.  Les  anges  élus  et  les  âmes  bienheureu- 
.  sesqui  habitent  le  ciel,  le  premier  jourque 
«  ma  dame  y  parut,  l'entourèrent  pleines 
«  d'admiration  et  d'amour. 

a  Quelle  est  celte  clarté?  quelle  est  cette 
.  beauté  nouvelle?  se  dirent-elles  surprises; 
a  jamais,  pendant  toute  la  durée  de  ce  siè- 
a  nie,  une  beauté  si  parfaite  ne  quitta  la  terre 
•  pour  remoiilor  au  ciel. 

•  Elle  n'est' pas  moins  accomplie  que  les 
«  ans;es  les  plus  parfaits,  et  elle,  heureuse 
«  d'avoir  changé  dedemeure,  de  temps  à  au- 
«  tre,  elle  se  retourne  pourtant  eu  arrière 
«  pour  regarder  si  je  la  suis,  et  il  semble 
«  qu'elle  attende. 

«  C'est  pourquoi  tous  mes  désirs,  toutes 
«  mes  pensées  je  les  élève  vers  le  ciel,  où 
«  je  l'entends  prier  pour  que  je  me  hâte  de 
«  la  rejoindre.  » 

PÉTRARQUE. 

En  e'change  de  cette  traduction,  dont  mon 
oncle  est  content,  voici  des  vers  de  Shaks- 
peare  qu'il  me  donne  à  traduire  :  autant  que 
je  puis  en  entrevoir  le  sens  à  une  première 
lecture  et  sous  le  voile  d'une  poésie  assez 
difiicile,  il  me  semble  que  je  ne  pourrais 
mieux  exprimer  ce  que  j'éprouve  loin  de  toi. 

If  tiie  dull  suhstnnce  of  my  flesh  were  tliought, 
Injiiiious  distance  should  nol  stop  my  way  ; 
I'"or  ihen,  despite  of  space,  i  would  bc  brouçlit 
To  liiniis  far  remote  to  where  Ihou  dost  siay 
No  raalter  thcii  aliho'  niy  foot  did  stand 
Upon  thc  farlhest  earlh,  renioved  from  tlice  ; 
For  niinble  iliought  can  jump  botli  sea  and  land 
As  soon  as  think  IIir  place  were  he  would  I)p. 
But.  Ali  !  Uioushi  Kills  me,  llial  I  am  nol  tlinusht 
To  ioa))  hi:;o  leniîilis  of  milos  nvIicii  tliou  an  qone. 


J'ai  cru  que  c'était  tout;  «  mais  non,  me 
dit  mon  oncle  en  souriant  ;  voici  encore  un 
sixain  du  même  auteur,  en  manière  d'aver- 
tissement, mesdemoiselles;»  tu  vas  voir  que 
mon  oncle  est  en  train  de  malice  aujour- 
d'hui. 

BPaïUy  is  but  a  vain  and  doubtful  good. 
A  sliining  gloss  that  fadethsuddenly, 
A  llowerthat  dies  wlieii  lirst  it  'gins  to  bud, 
A  britile  glassthai's  broken  presently. 
A  doubtful  good,  a  gloss,  a  glass,  a  llower, 
LojI,  faded,  broken,  dead  witliin  an  liour. 

Grand  merci,  mon  bon  oncle,  nous  ne 
l'oublierons  pas,  et  nous  tâcherons  de  faire 
provision  de  tout  ce  qui  peut  durer  autant 
que  nous,  sans  négliger  toutefois  les  avanta- 
ges que  nous  tenons  de  la  jeunesse.  C'est 
pourquoi,  chère  Eugénie,  je  t'engage  à  chan- 
ter, avec  ta  voix  si  fraîche  et  si  pure,  les 
romances  que  l'on  vient  de  détacher  de  l'al- 
bum de  mademoiselle  Puget;  plus  je  les  en- 
tends, plus  je  trouve  jolies  celles  dont  je  t'ai 
parlé  déjà  :  Huit  ans  d'absence  et  la  Béné- 
diction d'un  père;  j'y  ajouterai  encore 
VHerbagère  et  les  Gens  du  roi  que  j'ai  chan- 
tée, moi,  à  la  dernière  soirée  de  maman,  et 
qui  a  eu  beaucoup  de  succès.  Cette  petite 
chansonnette,  où  se  mêlent  tour  à  tour  l'en- 
jouement, la  naïveté,  la  sensibilité  et  la 
grâce,  est  très  jolie,  et  se  trouve  fort  heu- 
reusement être  de  notre  compétence. 

Si  mon  oncle  Jean  était  là,  il  ne  manque- 
rait pas  de  nous  faire  souvenir  que  les  voix 
fraîches  et  pures  ne  le  sont  pas  toujours;  eh 
bien  !  quand  nous  ne  chanterons  plus,  nous 
aurons  encore  le  plaisir  d'accompagner  cel- 
les qui  nous  succéderont,  de  les  faire  valoir, 
et  ce  plaisir- là  en  vaudra  bien  un  autre. 
Il  en  sera  de  même  de  la  danse  ;  quand 
nous  ne  danserons  plus,  nous  ferons  danser  ; 
en  attendant,  dansons,  et  faisons  danser,  et 
soyons  bonnes  musiciennes  pour  notre  pro- 
pre plaisir  et  pour  celui  des  autres.  Mon 
frère  me  promet  de  jolis  quadrilles  pour  le 
mois  prochain;  aussitôt  que  je  les  aurai,  tu 
les  auras  aussi. 


62 


J'arrive  à  l'explication  de  notre  planche 
de  dessins  sur  laquelle  tu  vas  trouver  d'a- 
bord les  cols  brisés,  dont  je  t'ai  parlé  plus 
haut,  et  qui  doivent  être  doublés  en  niarce- 
line  de  couleurs  claires. 

Le  n°  1  est  un  dessin  qui  imite  l'angle- 
terre;  on  l'exécute,  comme  tu  sais,  en  met- 
tant de  la  mousseline  fine  et  serrée  sur  du 
tulle  de  Bruxelles,  puis,  en  brodant  les 
deux  éioffes  l'une  sur  l'autre,  avec  un  cor- 
donnet bien  régulièrement  fait;  après  quoi 
on  découpe  la  mousseline  tout  autour  des 
dessins,  avec  beaucoup  de  précaution  pour 
ne  pas  couper  le  tulle.  Sur  le  bord  extérieur 
du  col  on  coud  un  picot. 

Le  n°  2  est  un  col  de  même  forme  que  le 
précédent,  devant  être  doublé  comme  lui, 
et  brodé  partie  au  plumetis,  partie  en  ap- 
plication de  mousseline.  Cette  application 
de  mousseline  sur  mousseline  est  toul-à- 
fait  nouvelle  et  d'un  effet  charmant;  on  la 
substitue  au  point  d'arme  dans  certaines 
occasions  où  le  point  d'arme  doit  représen- 
ter un  objet,  ou,  si  tu  veux,  un  espace  uni. 
Dans  ce  col,  les  feuilles  de  vigne  et  tout  ce 
qui  est  rempli  par  des  points  est  fait  avec 
l'application  de  mousseline  sur  mousseline; 
les  nervures  des  feuilles  de  vigne  sf  font  à 
jour  par  un  point  d'échelle;  les  liges,  les 
groseilles,  et  tout  ce  qui  compose  la  partie 
supérieure  du  dessin,  doit  être  au  plumetis; 
le  bord  est  un  simple  feston. 

Le  n°  3  est  un  des  créneaux  de  la  bande 
en  tapisserie  qui  entoure  un  dessus  de  che- 
minée. Je  ne  saurais  te  dire  au  juste  la  lon- 
gueur qu'elle  doit  avoir,  puisque  cette  lon- 
gueur doit  être  mesurée  sur  le  pourtour  de 
la  cheminée  qu'on  veut  ainsi  orner. 

Le  dessin  que  je  t'envoie  est  celui  que  ma 
grand'maman  a  brodé  pour  la  cheminée  de 
la  chambre  à  coucher  de  ma  mère.  Sa  lon- 
gueur est  de  deux  mètres,  le  canevas,  du 
canevas  n»  18  et  le  point,  le  gros  point 
carré.  Elle  l'a  acheté,  tout  échanlillouné, 
chez  Sorré-Delisle,  au  prix  de  8  fr.,  et  l'é- 
chaatilloQQage  comprend  non  -  seulement 


un  dos  créneaux  qui  forment  la  bordure  du 
devant,  mais  encore  une  petite  partie  du 
dessus.  Les  soies  de  Chine  et  les  laines  de 
Berlin,  pour  tout  finir,  lui  ont  coulé  10  fr. 

Pour  nous  dont  les  études  di;  chaque 
jour  prennent  beaucoup  de  ttmps ,  je 
trouve  qu'il  vaut  mieux  ne  faire  en  tapis- 
serie que  la  bordure  et  mettre  le  dessus  en 
velours  d'Utrecht,  ce  sera  encore  bien  assez 
d'ouvrage;  et  le  dessus  de  la  cheminée  étant 
couvert  de  beaucoup  de  choses,  le  velours 
de  couleur  unie  me  semble  même  plus  joli. 

Pour  fiire  ce  simple  travail,  deux  mètres 
de  canevas  pourront  se  partager  sur  leur 
largeur  et  faire  par  conséquent  deux  bandes. 
Le  canevas  n°  18  coûte  1  fr.  25  c.  le  mètre, 
chez  Sorré-Delisle,  et  il  ne  faudra  pour 
broder  une  bande  de  créneaux  que  pour  en- 
viron 6  fr.  de  soie  et  de  laine. 

Len°4  représente  les  signes  des  couleurs 
qui  doivent  être  employées  pour  t'  us  les 
points  faits  en  soie. 

Le  no  5,  des  signes  aussi  pour  indiquer 
les  couleurs  des  points  eu  laine  de  Berlin. 
Le  fond  qui  est  en  blanc  sur  le  dessin  se 
fera,  à  ton  choix,  en  noir,  gris  ou  écru. 

Le  n»  6  est  un  bracelet  en  ruban  destiné 
à  orner  le  haut  d'un  gant  blanc  demi-long. 

Pour  l'exécuter ,  munis-toi  d'un  peu  de 
gros  linon,  comme  celui  que  l'on  met  dans 
les  chapeaux,  et  de  i  mètres  de  ruban  de 
satin  n°  4. 

Coupe  deux  petites  bandes  de  linon  de 
15  millimètres  de  large  et  de  23  à  25  centi- 
mètres de  long.  Je  ne  puis  encore  ici  te 
donner  une  mesure  exacte,  puisque  tu  de- 
vras la  prendre  sur  le  gant  lui-même.  Cou- 
vre-les de  ruban  d;ins  toute  leur  longueur, 
et  tixe  ce  ruban  avec  quelques  points. 

Ceci  fait,  prends  le  ruban  qui  te  reste, 
coupe-le  en  deux  parties  égales  ;  pretuls-en 
une  que  tu  attaches  avec  une  aiguille  et  de 
la  soie,  à  l'une  des  extrémités  d'une  bande  , 
en  laissant  passer  un  bout  de  ruban  de  16  à 
18  centimètres  ;  puis,  avec  la  main  gauche, 
pousse  légèrement  le  grand  bout  du  ruban, 


63 


«1p  taçon  à  le  laire  avancer  carrt^ment  de 
gjuiche  à  droite,  et  à  lui  faire,  par  ce 
moyen,  former  un  petit  tuyau,  comme  si  tu 
voulais  faire  des  plis  ronds  -,  fixe  ce  tuyau 
avec  de  pet  ils  points  de  soie. 

Pousse  encore  le  ruban  de  la  même  ma- 
nière ,  et  forme  un  second  tuyau  que  tu 
couds  comme  le  premier';  fais-en  nu  troi- 
sième, un  quatrième,  et  ainsi  de  suite  jus- 
qu'à la  fin  de  la  bande. 

Le  n'i  7  l'offre  l'aspect  de  ces  tuyaux,  autant 
que  faire  se  peut  avec  un  dessin  de  ce  genre. 

Quand  tous  ces  tuyaux  sont  formés  avec 
la  pointe  de  ton  aiguille,  appuie  sur  le  mi- 
lieu du  bord  d'un  tuyau  de  façon  à  ce  que  ce 
milieu  rentre  en  dedans  ;  les  parties  droite 
et  gauche  de  ce  tuyau  se  trouveront,  par-là, 
rapprochéis,  et  formeront  dans  leur  ensem- 
ble une  espèce  de  coque  concave  pareille  à 
celles  figurées  sur  le  bracelet  au  n"  G.  Tu  la 
fixeras  avec  des  points  on  soie,  pour  ensuite 
passer  au  tuyau  suivant,  auquel  tu  donneras 
la  même  forme,  et  successivement  de  tuyau 
en  tuyau  jusqu'au  dernier. 

Alors  tu  bâtiras  ce  bracelet  au  bord  de 
ton  gant,  ayant  soin  de  mettre  en  haut  la 
partie  ouverte  des  tuyaux;  et,  pour  le  fer- 
mer ,  tu  figureras  sur  la  couture  qui  doit 
se  rencontrer  avec  celle  du  gant,  un  petit 
nœud  à  l'intention  duquel  je  t'ai  fait,  en 
commenç.int,  laisser  un  bout  de  ruban. 

Ce  petit  ornement,  très  peu  coûteux  et 
très  facile  à  exécuter,  est  encore  très  joli, 
quoiqu'il  puisse  te  le  paraître  fort  peu  au 
premier  aspect  du  dessin  que  je  t'en  donne. 
Essaie  et  tu  verras. 

Si  je  ne  l'indique  point  de  couleur  pour 
le  ruban,  c'est  que  cela  dépend  du  goût  et 
de  l'ensemble  de  la  toilette^  mais  le  blanc 
va  avec  tout. 

Le  no  8  est  un  de  ces  jolis  riens  si  remplis 
d'élégance,  que  j'avais  vu  chez  Giroux  ;  c'est 
une  poupée  servant  de  pelote  ,  non  point  de 
ces  laides  poupées  en  bois  peint  que  l'on 
voit  chez  les  plus  petites  mercières,  mais 
de  charmantes  poupées  en  porcelaine  de 


Saxe,  qui  ont  fait  leur  entrée  en  France 
tout  juste  pour  nous  être  données  en  élren- 
nes.  On  les  appelle  marquises,  et  ce  nom 
leur  convient  à  merveille,  tant  elles  ont  de 
distinction.  J'en  ai  habillé  une  pour  ma- 
dame de  C***,  et  je  l'ai  priée  de  lui  donner 
place  auprès  d'elle ,  comme  dame  d'atours 
chargée  de  lui  présenter  les  épingles. 

Si  tu  peux  dans  ta  province  te  procurer 
de  ces  petites  figures  que  nous  trouvons  si 
facilement  ici  chez  Susse  et  chez  Giroux, 
voici  comment  tu  l'habilleras. 

Tu  tailleras  d'abord  un  rond  de  carton  de 
la  grandeur  de  celui  dessiné  au  n"  9,  et  tu 
l'envelopperas  d'un  morceau  d'étoffe  de  soie 
quelconque,  pourvu  qii'il  soit  solide;  tu  ar- 
rêteras le  taffetas  avec  des  points  tout  an- 
tour  en  fi.çon  de  coulisses:  cette  coulisse 
serrée  du  côté  qui  sera  l'envers  ou  le  de- 
dans de  la  pelote. 

Le  n"  10  est  la  moitié  d'un  jupon  de  cali- 
cot que  tu  tailleras  d'un  seul  morceau,  afin 
qu'il  n'y  ait  qu'une  couture  derrière.  Quand 
la  couture  sera  faite,  pose  le  jupon  ainsi 
fermé,  à  cela  près  d'une  ouverture  de  deux 
centimètres  environ  que  tu  auras  laissée 
par  le  haut  ;  pose  le  bas  du  jupon,  dis-je,  sur 
le  rond  en  carton,  et  couds-les  l'un  à  l'autre. 
Le  j  upon  devra  boire  un  peu  sur  le  carton;  s'i  1 
était;tout-k-fait,tendu,il  n'auraitpas  degrâce. 

Ceci  fait,  prends  du  sable  fin,  et  verses- 
en  dans  le  jupon  fermé:  ce  grès  servira  à 
aliourdir  le  bas  de  la  pelote  et  à  lui  faire 
garder  l'équilibre. 

Après  avoir  mis  environ  un  centimètre  de 
ce  sable  fin,  tu  rempliras  le  jupon  jusqu'au 
haut  avec  du  son  bien  bourré. 

Puis,  tu  prendras  la  petite  figure  de  por- 
celaine qui  n'a  que  le  buste:  tu  coudras,  au- 
tour du  pied  de  ce  buste,  un  ruban  de  fil 
bien  serré.  C'est  ce  ruban  qui  te  servira  à 
attacher  le  jupon. 

Entre  le  pied  de  la  poupée  dans  le  jupon, 
et  attache  le  jupon  à  la  ceinture  que  tu  viens 
de  faire;  l'ouverture  se  trouvera  un  pou 
trop  large,  mais  tu  y  feras  à  droite  et  à  gau- 


'{} 


64 


che,  à  la  hauteur  supposée  des  hanches,  une 
petite  pince  arrêtée  par  un  surjet,  et,  quand 
ton  jupon  sera  solidement  attaché  et  de 
forme  gracieuse,  tu  penseras  à  le  couvrir. 

Ces  petites  figures  si  élégantes  ne  peuvent 
être  vêtues  qu'en  satin  ou  en  velours  pour 
que  lejupon  réponde  au  corsage.  Le  velours 
est  préférable  comme  plus  solide  et  moins 
salissant. 

Taille  donc  en  velours,  en  laissant  de 
grands  remplis,  un  morceau  de  même  forme 
que  le  jupon  de  calicot,  applique  ce  mor- 
ceau de  velours  sur  la  poupée,  attache-le 
avec  des  épingles,  et  donne-lui  bonne,  tour- 
nure ;  alors,  tu  feras  la  couture  de  derrière 
le  plus  artistement  possible  ;  tu  rentreras  le 
bas  du  jupon  en  dedans,  et  tu  le  coudras 
tout  autour  après  le  carton. 

Il  ne  reste  plus  qu'à  orner  la  robe,  et  c'est 
ce  que  tu  feras ,  en  y  cousant  sur  le  devant 
du  jupon  un  petit  lacet  d"or,  comme  celui 
fii^uréaun"  8.  Tu  comuiencnras  par  le  haut; 
et,  arrivée  au  bas,  lu  tourneras  le  lacet  tout 
autour  du  bas  du  jupon  ;  et,  après  l'y  avoir 
cousu,  tu  l'arrêteras  en  rentrant  le  bout 
qui  finit,  sous  celui  de  dessus.  Autour  de  la 
taille,  tu  tourneras  un  bout  de  lacet  d'or, 
tu  le  noueras  par-devant  pour  former  corde- 
lière ;  tu  laisseras  de  longs  pans  au  bout 
desquels  un  petit  nœud  formera  le  gland. 

Le  n"  11  est  un  allegrador  de  nouveau 
style  ;  les  allegradors  en  simple  papier  à 
lettre  sont  abandonnés  pour  ceux-ci  qui, 
jeté  l'avoue, sont  cependant  un  peu  incen- 
diaires; mais  ils  sont  tellement  à  la  mode, 
que  je  ne  peux  te  les  laisser  ignorer.  Je  n'ai 
pas  fait  depuis  huit  jours  une  seule  visite 
dans  une  maison  un  peu  élégante  sans  y 
trouver  de  ces  sortes  d'allumettes.  Tu  feras 
donc  comme  tout  le  monde,  et  quand  tu  ne 
pourras,  sans  impolitesse,  l'occuper  sérieu- 
sement, tu  feras  des  allegradors 

Le  papier  que  l'on  emploie  pour  cela  est 
celui  avec  lequel  nous  faisons  des  fleurs  ; 
les  couleurs  tendres  sont  les  seules  qui 
s'harmonisf^utbien  entre  elles.  Coupe  donc 


des  bandes  de  ce  papier,  larges  de  3  à  4  cen- 
timètres, et  de  3.'>  centimètres  environ  de 
longueur. 

Dans  cette  largeur  de  3  à  4  centimètres, 
et  sur  une  longueur  de  18  à  20,  fais  sept  à 
huit  entailles  qui  formeront  autant  de  pe- 
tites bandes  d'environ  10  millim.  de  large. 

Prends  deux  bandes  ainsi  tailladées, 
place-les  l'une  sur  l'aulre,  du  côte  qui  n'est 
pas  entaillé,  et  les  pinçant  fortement  à  l'un 
de  leurs  angles  entre  le  pouce  et  l'index 
de  la  main  droite,  fais-les  rouler  sur  elles- 
mêmes,  et  le  rouleau  étant  commencé,  con- 
tinue-le en  y  employant  le  pouce  et  l'index 
de  chaque  main. 

Quand  tu  seras  arrivée  à  la  hauteur  des 
entailles,  tu  empêcheras  les  bandes  de  se  dé- 
rouler en  les  assujettissant  avec  un  peu  de 
gomme  fondue.  Puis,  passant  allernalive- 
ment  chacun  de  ces  petits  rubans  de  papier 
entre  le  pouce  de  la  main  droite  et  le  bout 
de  tes  ciseaux,  tu  les  verras  se  relever  en 
tire-bouchon  avec  beaucoup  de  souplesse  et 
de  grâce. 

J'ai  fait  des'allegradors  comme  ceux-ci  en 
papier  bleu,  blanc,  rose,  vert-pomme,  lilas, 
et  quelquefois  j'ai  mis  ensemble  deux  ban- 
des de  couleurs  différentes. Tout  cela  forme, 
réuni,  une  sorte  de  bouquet  très  joli,  et 
surtout  si  léger  que  le  moindre  souffle  l'a- 
gite, la  chaleur  attractive  du  feu,  mèiue  à 
une  grande  distance,  suffit  pour  lui  donner 
nu  frémissement  sensible.  Je  te  dirai  en- 
core :  essaie  et  tu  verras. 

Adieu,  voilà  un  volume  de  détails  et  je 
n'ai  plus  ni  le  temps  ni  la  place  de  te  dire 
toutes  les  tendresses  que  l'on  me  charge 
d'ajouter  aux  miennes  pour  toi.  Heureuse- 
ment, tu  sais  mon  cœur  comme  je  le  sais 
moi-même,  comme  je  sais  le  tien  aussi,  j'es- 
père; et  toutes  les  bonnes  pensées  qui  par- 
tent d'ici  pour  aller  à  toi  se  croisent  avec 
celles  que  tu  nous  envoies,  et  elles  se  res 
semblent  toutes. 

Je  t'embrasse  donc,  et  adieu. 

Marie  d'Angremot. 


GUITARK. 


PIAjNO. 


Journal 

_  ,  (^^•^   .TtlIU«-S  P<  rSOUU<'s 

LES  ADin  \  DE  L  A^GE. 

MFLODir.. 

I'<,'si.-  (I-  M'.Alli.d  D<s  tSSART.S.  Mcisl.(u.-  d-  U.  v  MARTl-\. 

Accniip!  «le  Guilaiv  par  .l}' VIMF.T.  \. 
Aiia!'(!V1.''lJ.-90.)    ...^  =:r  a  \Mame  A>CELOT. 


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Un    ra_\i'n  ~iir  l.m    fri'ul        iriii  Ln-nc  liail       coinmi'  iiii      h>,  I.Lic  ne  --.ixail     nav 


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"jiii-  Il  >  nii'ni)'>   a  _  L-r.  iiio   Giùifaii'ul    lan-.-c     _-ar_(li<'u  ,sii     liir.ccin      d<'  sc.n     liK. 

\-.-[  -Cl-       lui  fini]    r.iiil     (laiii.     _    (lrc:'.au\     soiir  _  H'S    «'  _  l<i- .  iid  .     .  lf< 

1"  I    iras  a  l;ii,-s  Uails         1^     |;„.f,.    ,|     -      f      '  '^  -v     .       ■ 


t)ii  11'  j)l<'Uii'  i_ri  -  bas, 
=^  /Y'-'ll'"'- ,      _t^ ^■ 


\^     '   >  -       W,_I I__J -._i+^ 

■  lu  r  ti-ixir  ,1  nu  .;     ni  _    lis         Tf    jinrJc.ronl  bien-loi  jiis_<jiiaiu  pieds    du    Sei_::niiir 


ti.'; 


LETTRE  A  MADAME  DUPIN. 


(  SDITE  ET  FIN  '.  } 


11. 


«Nous  franchîmes  en  vingt-cinq  minutes 
par  le  chemin-de-fer  la  distance  qui  sépare 
Nîmes  de  Beaucaire.  Aucun  pays  n'est  plus 
triste  que  Beaucaire  en  l'absence  de  la  foire  ; 
cet  ancien  c.iravansérail  de  l'Europe  devient 
en  temps  ordinaire  un  bourg  désert  et  sans 
ressources,oiijenepuspas  même  trouver  le 
plus  modeste  véhicnic  pour  me  transporter 
à  travers  champs  au  village  de  Mouriès.  Je 
traversai  le  Rhône  sur  le  pont  si  plein  d'élé- 
icauce  et  de  hardiesse  qui  unit  Beaucaire  à 
Tarascon  ;  de  ce  pont  la  vue  des  deux  villes 
est  une  des  plus  belles  qu'on  puisse  avoir; 
du  côté  de  Beaucaire,  de  vastes  pelouses 
entourées  de  grands  arbres  descendent  jus- 
((u'au  rivage,  c'est  là  que  se  tient  la  foire  ; 
au-dessus  de  ces  masses  de  verdure,  de  hauts 
rochers  nus  élèvent  jusqu'au  ciel  une  char- 
mante chapelle  gothique,  les  ruines  d'un 
château- furt  et  des  débris  de  fortifications  \ 
du  côté  de  Tarascon  se  dresse  le  donjon  à 
tours  carrées  bâti  par  le  roi  Réiié,  il  ne 
manque  pas  une  pierre  à  ces  vieux  murs 
battus  par  leRhôoe  depuis  quatre  siècles.  Sur 
la  même  rive  s'élendent  d'immenses  saulées 
du  plus  gracieux  efict.  Le  soleil  penchait  au 
couchant  lorsque  j'arrivai  à  Tarascon,  et  ce 
ne  fut  qu'après  une  heure  de  recherches 
que  je  parvins  à  me  procurer  une  pauvre 
carriole  assez  semblable  aux  hideux  coucous 
parisiens  \  je  montai  dans  la  cahotante 
voiture  avec  ma  lille  et  la  jeune  paysanne 
provençale  qui  lui  donnait  des  soins,  et  à  la 
lueur  du  crépuscule  nous  prîmes  enfin  la 
route  de  traverse  qui  devait  nous  conduire 

(1)  Voir  le  numéro  du  lei-  février.  ( 

N.   3—1"  MARS  18*3. —  Xr    ANISKF. 


à  Mouriès.  A  un  quart  de  lieue  de  Taras- 
con, je  retrouvai  à  gauche  \mc  ravissante 
petite  chupelle  gothiijue;  sa  porte  en  ogive, 
soutenue  par  deux  colonnes  torses  d'or- 
dre composite,  est  surmontée  d'une  rosace  à 
jour,  seule  ouverture  p;ir  laquelle  la  lumière 
pénèl  re  dans  l'étroite  nef.Ce  petit  monument, 
parfaitement  conservé .  s'élève  à  mi-côte 
d'une  Ci  illine  cou  verte  d'oliviers,etau  haut  de 
laquelle  on  voit  encore  les  tours  brisées  d'un 
ancien  château.  Que  de  fois  je  rn'étais  arrêtée 
avec  ma  mère  en  face  de  ces  ruines,  que  de 
fois  nous  avions  prié  ensemble  dans  la 
petite  chapelle  dédiée  k  l'ange  Gaiu'iel  I  elle 
fut  construite  par  le  bon  roi  René.  A  chaque 
pas  on  rencontre  en  Provence  des  monu- 
ments fondés  par  ce  roi  protecteur  des  arts, 
lilléiateur,  peintre  et  musicien.  Son  héroï- 
que fille,  Marguerite  d'Anjou^  lui  reprocha 
souvent  ses  giûts  pacifiques  ;  mais  les  gé- 
nérations reconnaissiiites  ont  absous  la 
mémoire  du  bsin  roi.  Que  reste-t-il  des 
guerres  d'York  et  de  Lancastre  ?  rien  que 
des  souvenirs  sangiaiits  ;  tau'lis  que  les 
campagnes  du  midi  sont  encore  toutes  [teu- 
plées  des  fondations  utiles  du  père  de  la 
belliqueuse  M;irguerite. 

«Après  quatre  heures  de  niarclie  à  travers 
les  plus  horribles  chemins,  l'clairés  seule- 
ment par  la  clarté  douteuse  de  la  lune,  nous 
arrivâmes  enfin  au  village  de  Mouriès  ;  une 
croix  de  fer  noir,  élevée  sur  une  base  de 
pierre  blanche  me  fit  reconnaître  à  l'instant 
des  sentiers  bien  cliers  et  souvent  fréquen- 
tés. A  cette  heure  tout  dormait,  tout  était 
silencieux  ;  a  peine  quelques  aboiements 
craintifs  saluèrent-ils  notre  éipiipage  ln^'^- 
qu'il  traversa  la  place  de  l'Égiisp.  Il  n'éf.ni 
pas  neuf  heures, etdéjà  toute  cette  tranquilk 


66 


population  était  plongée  dans  le  sommeil  ; 
sans  doute  j'allais  troubler  celui  de  mes 
hôtes  ;  j'étais  attendue ,  mais  déjà  depuis 
plusieurs  jours,  chez  madameBoussot,  excel- 
lente femme,  veuve  d'un  maire  de  Mnuriès, 
toujours  aimé,  lonj'iurs  regretté.  A  la  mort 
de  ma  uière,  j'avais  trouvé  dans  cette  fauiille 
une  affectueuse  protection,  maintenant  je 
venais  ranimer  auprès  de  la  bonne  dame  mes 
souvenirs,  mes  douleurs,  je  venais  donner 
quelques  jours  à  ce  culte  du  passé  dont  une 
âme  tendre  ne  se  détache  jamais.  Notre  ar- 
rivée éveilla  toute  la  ferme;  madame  Boussot 
quitta  son  lit  et  me  reçut  dans  ses  bras,  elle 
m'y  tint  longtemps  pressée  ainsi  que  ma 
fille.  Nous  causâmes  et  pleurâmes  ensemble 
jusqu'à  une  heure  du  matin.  Joies  tristes 
du  retour,  vous  éclatez  toujours  par  des 
larmes  !  ÎS'ous  ne  nous  étions  pas  vues  depuis 
huit  ans  !  que  de  tristesse  !  que  de  deuil  ! 
que  de  vide  !  Mon  enfant  seule  était  là 
comme  une  espérance  auprès  de  toutes  ces 
tombes  ! 

«  Je  voulus  savoir  en  quelles  mains  était 
tombé  l'ancien  château  de  mon  père;  la 
mort  avait  pris  toute  ma  famille,  et  l'on 
m'apprit  que  ces  biens  si  chers  avaient  été 
vendus  à  un  Belge,  à  un  industriel  sans  en- 
trailles et  sans  intelligence:  détesté  dans  le 
pays,  cet  homme  avait  pris  en  haine  la  mé- 
moire toujours  bénie  de  mou  père  et  de  ma 
mère,  que  la  reconnaissance  des  pauvres  se 
plaisait  à  opposer  à  son  avarice  et  à  sa  du- 
reté ;  j'appris  que  j'étais  moi-même,  sans 
m'en  douter,  un  sujet  d'irritation  pour  ce 
singulier  personnage.  Les  poésies  oii  j'ai 
célébré  Servanne,  mes  souvenirs  d'enfance 
et  les  vertus  de  ma  mère,  ont  souvent  at- 
tiré au  nouveau  propriétaire  des  visiteurs 
émus  qui  lui  répétaient  m.on  nom  et  celui 
de  mes  parents  bien-aimés.  L'orgueil  du 
parvenu  s'en  irritait  ;  quoi  !  toute  la  richesse 
du  nouveau  Gaweston  ne  pouvait  effacer  le 
souvenir  des  pauvres  seigneurs  il"Avenel  ! 

•  Malgré  les  représentations  de  mes  hôtes, 
qui  me  conjurèrent  de  ne  pas  affronter  l'a- 


bord de  cet  homme  étrange,  je  résolus  de 
visiter  dès  le  lendemain  le  château  de  Ser- 
vanne, de  parcourir  encore  ces  allées  qu'ha- 
bitait toujours  l'ombre  de  ma  mère,  de  res- 
pirer l'air  de  ces  montagnes  quelle  avait 
respiré  jusqu'à  son  dernier  jour,  et  enfin, 
si  la  porie  ne  m'en  était  point  fermée,  de 
prier  dans  la  chambre  où  elle  était  morte 
entre  mes  bras. 

•  Le  lendemain  le  mistral  soufflait  avec 
violence,  je  quittai  la  ferme  tandis  que  mes 
hôtes  dormaient  encore;  seule,  retrouvant 
des  sentiers  bien  connus,  je  franchis  la  pe- 
tite chaîne  de  montagnes  qui  cache  au  vil- 
lage de  Mouriés  la  vue  du  château  de  Ser- 
vanne. J'allais  d'un  pas  rapide  ;  mais  quand 
je  touchai  à  l'avcnue ,  quand  j'aperçus  à 
travers  les  arbres  la  tour  carrée  voisine 
de  la  chambre  de  ma  mère,  je  m'arrêtai 
accablée  par  l'émotion.  Quoi  !  sous  ce  même 
toit  où  vécurent  les  ê;res  que  j'avais  le  plus 
aimés,  habitaient  maintenant  des  étrangers 
dont  je  n'avais  pas  seulement  à  redouter 
l'indifférence,  mais  peut-être  un  accueil 
grossier!  Oh!  si  du  moins  un  frère,  une 
sœur  avaient  hérité  du  domaine  de  mon 
père,  leurs  cœurs  me  seraient  ouverts,  leurs 
bras  me  seraient  tendus  ;  après  mes  années 
d'e.xil  et  de  labeur,  je  reviendrais  pleurer 
avec  eux  sur  le  passé,  et  leur  affection  m'au- 
rait doucement  consolée.  Mais  qu'attendre 
du  nouveau  maître  du  château  ?  tout  ce 
qu'on  m'en  avait  dit  m'épouvantait  pres- 
que, car  lorsque  l'âme  est  livrée  à  certaines 
sensations  tristes  et  délicates,  tout  contact 
qui  pourrait  la  blesser  lui  fait  peur;  je  fus 
prête  à  revenir  sur  mes  pas.  L'image  de  ces 
lieux  était  à  jamais  gravée  dans  mon  âme, 
qu'avais-je  besoin  de  les  visiter,  qu'avais- 
je  besoin  de  les  revoir  insultés  par  la  pré- 
sence d'un  être  vénal ,  hostile  à  tous  les 
nobles  instincts  de  l'ei^prit  et  du  cœur? 
Tandis  que  mes  sentiments  se  combattaient 
ainsi,  uu  homme  en  blouse,  conduisant  une 
charrette,  passa  près  de  moi  dans  l'avenue; 
je  crus  reconnaître  un  ancien  fermier  :  cet 


homme  s^avançâ;  je  ne  m'étais  poiul  trom- 
pée. 

•  André!  m'écriai-je. 

—  Madame,  dit-il  à  son  tour  en  me  ten- 
dant sa  main  calleuse,  et  en  retenant  avec 
peine  de  grosses  larmes  qtii  roulaient  dans 
ses  yeux,  que  Dieu  vous  be'riisse,  madame  ; 
je  suis  bien  heureux  de  vous  revoir  !  » 

«  L'e'motinn  étouffait  aussi  ma  voix  ;  cet 
homme  m'avait  vue  tout  enfant. 

«André,  lui  dis-je  après  quelques  minutes 
de  silence  et  de  larmes,  pensez-vous  qu'on 
me  laissera  visiter  le  château  ?  • 

«  Il  hocha  la  tête  en  signe  de  doute. 

«Mais,  du  moins,  croyez -vous  que  je 
pourrai  parcourir  librement  les  jardins  et 
les  promenades? 

—  Oh!  vous  empêcher  de  respirer  l'air 
qui  vous  a  nourrie,  cela  serait  par  trop  fort  ; 
ils  ne  l'oseront  pas! 

—  Le  nouveau  proprie'taire  n'habite-t-il 
pas  seul  le  château? 

—  Il  y  est  avec  sa  sœur. 

—  Tant  mieux;  une  femme  a  toujours  du 
cœur. 

—  Celle-là,  madame,  c'est  l'âme  damnée 
de  son  frère  ;  ce  qu'il  dit,  elle  le  répète;  le 
mal  qu'il  fait,  elle  l'imite. 

—  Pauvre  et  faible  nature,  murmurai- 
je  ;  enfin,  à  la  grâce  de  Dieu,  je  poursuivrai 
ma  route.  Adieu,  André! 

—  Adieu,  madame,  et  que  le  ciel  vous 
accompagne!  » 

•  J'arrivais  en  ce  moment  dans  une  ma- 
gnifique avenue  de  platanes  dont  le  sol  ga- 
zonné  avait  été  foulé  pendant  plus  d'un 
demi-siècle  par  les  pas  de  ma  mère  ;  deux 
allées  parallèles,  une  de  hauts  cyprès  ser- 
vant à  abriter  du  vent  une  terre  voisine,  et 
une  autre  de  beaux  cerisiers,  faisaient  de 
cette  avenue  une  sorte  de  bosquet  ;  à  droite 
s'élevaient  les  murs  du  vaste  jardin;  en  face, 
l'immense  pièce  d'eau  où,  tout  enfant,  je 
guidais  de  mes  mains  agiles  un  charmant 
bateau  en  forme  de  cygne.  Que  d  heures  de 
rêveries  j'avais  passées  mollement  balancée 


sur  les  flots  clairs  de  ce  bassin  voilé  par  de 
grands  arbres!  Le  bateau  avait  disparu,  et 
le  bassin  limpide  avait  été  transformé  en 
lavoir  par  le  Belge  industriel.  .J'entrai  dans 
le  jardin:  oh!  mon  Dieu,  qu'étaient  deve- 
nues les  plates-bandes  aimées  par  ma  mèr»', 
les  œillets,  les  primevères,les  belles-de-nuit 
dont  le  parfum  la  charmaient;  et  ce  kiosque 
en  treillis  couvert  de  roses  grimpantes  dans 
l'angle  du  jardin?  ce  n'était  plus  aujour- 
d'hui que  des  filaments  desséchés!  partout 
les  hautes  herbes  croissaient  en  place  des 
fleurs;  et  ces  belles  bordures  de  buis,  au- 
trefois taillées  en  dessins  réguliers,  imita- 
tion naïve  des  ifs  de  Versailles,  comment 
les  reconnaître?  leurs  pousses  irrégulières 
et  échevelées  jonchent  maintenant  les  sen- 
tiers et  se  confondent  aux  grandes  herbes. 
Partout  l'absence  de  la  direction  d'une  in- 
telligente châtelaine  se  faisait  sentir  ;  les  car- 
rés réservés  aux  légumes  étaient  seuls  cul- 
tivés avec  quelques  soins  :  les  salades  et  les 
choux  se  vendent  dans  ces  contrées,  les  plus 
belles  fleurs  n'y  ont  aucun  prix. 

«  L'esprit  du  maître  se  trahissait  dans  la 
culture  de  son  jardin. 

«  Vous  souvenez-vous,  madame,  de  cette 
admirable  page  de  René,  lorsqu'après  plu- 
sieurs années  d'absence,  il  revoit  le  châ- 
teau de  ses  pères  silencieux ,  abandonné 
et  devenu  aussi  la  propriété  d'un  étranger? 
tous  les  douloureux  sentiments  que  Rl.de 
Chateaubriand  prête  à  son  héros,  je  les 
éprouvais  en  ce  jour,  mais  qui  pourra  ja- 
mais les  rendre  avec  les  expressions  éga- 
les à  celle  de  ce  puissant  génie  !  J'eus  de 
plus  que  René  une  poignante  douleur;  lui 
retrouvait  du  moins  désert  le  toit  vénéré,  il 
put  y  pleurer  en  liberté.  Moi,  je  revoyais  le 
château  paternel  habité  par  un  étranger 
hostile  et  insolent.  Le  rapprochement  que 
je  fais  ici  me  frappa  douloureusement  lors- 
qu'en  sortant  de  ce  jardin  désolé,  je  vis 
venir  à  moi  un  homme  d'une  haute  stature; 
sans  l'avoir  jamais  vu,  je  reconnus  le  nou- 
veau maître  du  château  ;  ses  traits  sans  no- 


t)H 


blesse  avaient  une  expression  d'arrogance 
hautaine. 

.  Ma'laîTiR,  me  dit-il  brusquement  sans 
aucun  pn^ambule,  de  quel  droit  vous  pro-  j 
menez  vous  dans  ma  propriété  sans  que  je  ] 
vous  l'aie  permis?  • 

«Je  vis  que  j'avais  affaire  à  un  esprit  gros- 
sier, qui  n'avait  pas  même  le  vernis  d'une    j 
honne  éducation,  et  je  résolus  de  le  prendre    ' 
en  raillerie,  sans  répondre  précisément  à  son    I 
interpellation.  ' 

«  Ne  trouvez-vous  pas,  Monsieur,  lui  dis-  i 
je,  que  la  matinée  est  charmante,  que  l'air  i 
pur  des  champs  vivifie,  et  que  l'on  ressent  ; 
une  sorte  de  bien-être  à  le  respirer?  j 

—  Mais,  Madame,  vous  pouvez  vous  pas-  ! 
ser  cette  fantaisie  tout  autre  part  que  dans 
mapropriété^  répéla-t-il  en  appuyant  forte- 
ment sur  chaque  lettre  de  ce  dernier  mot.  » 
«En  échangeant  ces  paroles  nous  étions 
arrivés  dans  une  allée,  qui  est  une  route 
communale,  où  les  voitures  et  les  piétons 
ont  le  droit  de  pas>er. 

•  Ne  suis-je  pas  ici  dans  le  domaine  pu- 
blic, dis-jc  au  Belge,  que  mon  sang-froid 
exaspérait  de  plus  en  plus,  ce  chemin  n'ap- 
partient-il pas  atout  le  monde? 

—  Ce  chemin,  reprit-il  (et  je  transcris 
textuellement,  je  vous  jure),  est  pour  les 
charrettes,  et  vous  n'êtes  pas  une  charrette, 
Madame.  » 

•  Aces  mots,  qui  trahissaient  une  espèce 
d'idiotisme,  je  laissai  échapper  un  léger  éclat 
de  rire,  et  reportant  sur  moi-même  un  re- 
gard de  satisfaction  vaniteuse: 

«  Mais,  lui  dis-je,  je  ne  crois  pas  avoir  la 
tournure  d'une  charrette. 

•  Puis,  contrariée  de  la  manière  bouf- 
fonne dont  tournait  cette  explication,  je  le 
saluai  d'un  air  railleur,  et  je  m'élançai  à 
travers  champs.  Il  ne  put  m'atleindre,  et 
grâce  à  ma  course  rapide,  je  fus  débarrassée 
pour  quelques  instants  de  son  irritante 
compagnie.  Je  parcourus  toutes  les  prome- 
nades qu'avait  aimées  ma  mère,  je  m'assis 
sur  les  bancs  où  elle  s'était  assise.  Je  re- 


vis la  grande  source  a  couvert,  qui  pren»! 
naissance  dins  une  vaste  prairie  entourée 
de  trembles  argentés.  Je  montai    sur  l'a- 
queduc qui  porte  les  eaux  de  cette  source 
limpide  jusque  dans  la  cour  du  château.  Cet 
aqueduc,  bordé  de  chaque  côté  par  de  beaux 
arbres  fruitiers,  est  une  promenade  char- 
mante; je  la  parcourais  lentement,  et  cha- 
que pas  me  ramenait  aux  souvenirs  doux  et 
tristes  que  j'étais  venue  évoquer  dans  ces 
lieux.  L'image  de  mon  père  et  de  ma  mère 
flottait  autour  de  moi  :  je  ne  pensai  plus  au 
nouveau  propriétaire,  j'arrivai  au  bout  de 
l'aquedur,  dont  les  eaux  se  jettent  brus- 
quement dans  une  élégante  fontaine  soute- 
nue par  deux  lions  antiques.  Cette  fontaine 
est  placée  dans  la  cour  du  chùtean,  qu'om- 
bragent de  beaux  arbres  ;  fatiguée  par  ma 
course  précipitée,  je    puisai   l'eau  jaillis- 
sante dans  mes  mains  et  je  m'en  désaltérai. 
quand  tout  à  coup  j'entendis  an-dessus  de 
moi  le  bruit  d'une  fenêtre  qui  s'ouvrait;  je 
tournai  mes  regards  dans  cette  direction, 
c'é'.ait  la  fenêtre  de  la  chambre  de  ma  mère; 
son  ombre  bien-aimée  allait-elle  m'anpa- 
raître?  Hélas!  je  vis  à  la  place  de  ses  traits 
touchants  la  figure  froide  de  l'étrangère, 
qui  me  regardait  avec  curiosité,  une  jeune 
fille  de  douze  à   quatorze  ans  était  près 
d'elle. 

«  Madame,  lui  dis-je  eu  tournant  vers 
elle  mon  visage  baigné  de  larmes,  au  nom 
de  cette  enfant,  qui  est  sans  doute  la  vôtre, 
laissez-moi  revoir  unedernière  fuis  la  cham- 
bre de  ma  mère. 

—  C'est  impossible,  dit-elle  d'un  ton  gla- 
cial, et  elle  referma  brusquement  hfenèlre. 

—  Oh!  qu'une  pareille  action  vous  porte 
malheur,  m'écriais-je,  soyez  punie  dans  vo- 
tre enfant  du  mal  que  vous  me  faites  !  •  Et 
éperdue  je  m'élançai  vers  la  porte  du  châ- 
teau avec  l'intention  d'en  forcer  l'entréf. 
Je  me  heurtai  sur  le  seuil  au  corps  roide  et 
droit  du  grand  Belge,  qui  me  dit  de  son  air 
niais  et  insolent  : 

•  Vous  n'entrerez  pas,  Madame,  je  ne  me 


69 


soucie  point  qu'un  jour  vous  publiez  quel- 
que pièce  de  vers  là-dessus.  » 

.  Rendue  à  uioi-mêiue  par  la  stupidité  de 
cet  homme,  je  lui  jetai  ua  regard  de  mépris, 
et  après  avoir  salué  mealalement  cette  de- 
meure profanéeje  m'en  allais  triste  et  grave, 
pensant  que  le  grand  Shakespeare  avait  rai- 
son et  que  les  scènes  les  plus  déchirantes 
de  la  vie  ont  toujours  leur  côté  bouft'on. 
Quand  je  lus  seule,  mes  pensées  de  deuil 
reprirent  leur  cours,  j'allais  franchir  l'en- 
ceinte de  rochers,  mais  avant  de  perdre  à 
jamais  de  vue  ce  vieux  domaine  de  ma  fa- 
mille, je  voulus  l'apercevoir  une  dernière 
fois;  je  montais  sur  ces  hauteurs,  le  châ- 
teau, les  promenades,  les  eaux  et  les  jar- 
dins m'apparurent  à  la  lois,  je  repeuplais 
ces  lieux  des  êtres  adorés  qui  n'étaient  plus 
et  je  pleurais  silencieusement  en  pensant  à 
eux.  Je  fus  arrachée  à  ma  contemplation  par 
le  doux  bruit  des  clochettes  d'un  troupeau 
de  moutons  qui  s'avançait,  guidé  par  un 
jeune  berger  a  ligure  intelligente  et  douce. 
Cet  homme  s'arrêta  près  de  moi,  et  me  re- 
garda quelques  inslanls  avec  curiosité,  puis 
tout  à  coup  il  me  dit  avec  une  sorte  d'émo- 
tion : 

«  N'est-ce  pas  vous  qui  étiez  mademoi- 
selle Louise? 

—  Et  comment  me  connaissez-vous?  ré- 
pondis je. 

—  Ah  !  c'est  qu'avec  la  bonne  dame,  qui 
était  votre  mère,  vous  m'avez  donné  plus 
d'un  pain  et  plus  d'un  suu  quand  je  deman- 
dais l'aumône,  cela  ne  s'oublie  pas,  voyez- 
vous. 

—  Et  le  maître  actuel  est-il  aimé?  lui 
dis-je. 

—  Lui  !  Ah  !  le  misérable,  si  vous  saviez 
ce  qu'il  m'a  fait  il  y  a  huit  jours  ! 

—  Voyons,  contez  moi  cela. 

—  Il  faut  vous  dire,  ma  bonne  dame,  que 
je  suis  un  berger  indépendant,  que  ce  petit 
troupeau  m'appartient  ;  le  coteau  où  nous 
sommes  niainienant  est  un  terrain  com- 
munal où  tout  le  monde  a  le  droit  de  venir. 


Souvent  je  porte  un  fusil  en  gardant  mon 
troupeau  •,  il  y  a  huit  jours,  j'étais  ici  à  cette 
même  place,  un  lièvre  passe^je  le  tire,  je  le 
tue,  mais  malheureusement  il  va  tomber  au 
pied  du  coteau  juste  à  la  lisière  des  terres 
de  ce  grand  coquin  de  Belge.  Il  était  là. 
Madame,  à  compter  ses  olives,  et  quand  je 
voulus  ramasser  mon  lièvre  :  «  Cette  bête  est 
à  moi^  me  dit-il,  tu  l'as  tuée  sur  mes  terres.» 
11  savait  bien  le  contraire;  il  me  parla  long- 
temps pour  me  prouver  qu'il  avait  raison, 
cela  m'exaspérait.  «Je  n'ai  pas  belle  langue, 
lui  dis-je  en  relevant  mes  manches  de  che- 
mises, je  ne  puis  pas  lutter  de  paroles  avec 
vous,  mais  voyons  de  celte  manière  (et  je 
faisais  jouer  mes  poings)  qui  emportera  le 
lièvre  de  vous  ou  de  moi.  '  Le  grand  Belge 
recula,  puis  il  me  dit  d'un  air  méprisant  ; 
«  Tu  n'es  qu'un  berger^  est-ce  que  je  puis 
me  battre  avec  un  berger  ?  •  Eu  attendant,  il 
avait  battu  en  retraite  et  j'avais  le  lièvre. 

«  Je  ne  pus  m'empêclier  de  rire  du  récit 
du  jeune  pâtre  ;  puis  faisant  un  retour  sur 
moi-même  :  «  Mon  ami,  lui  dis-je,  si  tu  avais 
été  une  femme  il  t'aurait  fallu  céder,  ou  ce 
misérable  t'aurait  maltraité.  ■ 

«  Tout  en  écoutant  le  jeune  pâtre,  j'avais 
marché  lentement  à  la  suite  de  son  trou- 
peau sur  la  crête  de  la  montagne,  nous  che- 
minions vers  l'est-,  bientôt,  par  une  pente 
insensible,  nous  arrivâmes  sur  une  grande 
route  qui  forme  de  ce  côlé  la  limile  des 
terres  du  château  de  Servanne.  Là,  nous 
nous  séparâmes;  lui,  prit  la  route  du  vil- 
lage; moi,  je  me  dirigeai  à  travers  champs 
vers  un  petit  bâtiment  dont  les  murs  blancs 
m'apparaissaient  derrière  les  rameaux  d'une 
allée  d'amandiers.  J'allais  encore  chercher 
dans  ce  lieu  des  impressions  de  deuil,  mais 
du  moins  rien  ici  ne  devait  en  troubler  la 
tristesse  et  le  recueillement.  Cette  blanche 
bastide  abritée  par  les  arbres  et  bâlie  au 
bord  d'un  gaudre,  nom  qu'on  donne  aux 
torrents  dans  ce  pays,  avait  été  la  propriété 
de   mon  plus  jeune  frère.  Hélas!    un  an 
plus  tôt  il  serait  accouru  vers  moi  sous  sa 


70 


verte  avenue  d'amandiers  ;  ses  bras  se  se- 
raient ouverts  pour  me  recevoir;  mais  au- 
jourd'hui il  n'était  plus,  il  reposait  auprès 
de  notre  mère.  Flore,  tel  est  le  nom  de 
cette  pittoresque  retraite  qu'il  avait   tant 
aimée,  parut  me  s<jurire  tristement  lorsque 
je  m'approchai.  Ici,  le  seuil  ne  me  fut  pas 
interdit  comme  au  château   de  Servanne, 
une  Iionnête  fermière  vint  à  moi,  et  me  fit 
entrer  avec  empressement:  «Tout  est  en- 
core comme  de  son  vivant.  Voyez,  »me  dit- 
elle  en  m'inîroduisant  dans  le  modeste  sa- 
lon de  la  maisonnette.  En  effet,  je  trouvai 
là  un  herbitT  complet  réuni  par  mon  pau- 
vre frère.  Des  milliers  de  plantes,  rangées 
par  ordre  et  étiquetées,   reposaient  dans 
leurs  cases  de  carton.  Quelques  livres  de 
botanique  étaient  épars  sur  une  étagère  ; 
au-ile«;sus  d'une  petite  console,  débris  du 
mobilier  du  château  de  Servanne,  était  sus- 
pendu un  tableau  de  famille.  Du  salon,  je 
pénétrai  dans  la  chambre  de  celui  que  je 
pleurais;  ià,  ses  traces  étaient  plus  pré- 
sentes encore.  Je  retrouvai  son  nécessaire 
de  toilette  sur  ime  commode  dont  les  tiroirs 
renfermaient    encore    ses    vêtements;    sa 
grande  pipe  était  encore  remplie  de  tabac, 
son  fusil  (le  chasse  encore  chargé.  Ses  pan- 
toufles gisaient  au  pied  de  sou  lit.  Vaincue 
par  l'éuiDtion,  je  m'assis  dans  son  grand 
fauteuil,  je  cachai  ma  tête  dans  mes  mains  ; 
il  me  semblait  qu'il  allait  m'apparaître,  me 
parler  comme  autrefois,  ranimer  avec  moi 
nos  souvenirs  d'enfance.  Ne  pouvant  sou- 
tenir une  aussi  douloureuse  sensation,  je 
quittai  cette  chambre  trop  pleine  de  son 
image;  je  m'élançai  au  dehors;  mais  par- 
tout je  le   retrouvai  à  chaque  pas.  L'at- 
trayante et  douce  passion  de  sa  vie  avait 
été  la  botanique.   Il  avait  tenté  d'élever 
dans  son  jardin  une  grande  partie  des  plan- 
tes réunies  dans  son  herbier.  Quelques  bel- 
les [leurs  semées  par  lui,  lui  avaient  sur- 
vécu; elles  souriaient  au  milieu  des  plates- 
bandes  mortes  et  désolées.  Le  petit  jardin 
dessine  à  l'anglaise  avait  pour  limites  le 


torrent.  Des  rences  et  des  vignes  sauvages 
suspendaient  sur  son  lit  un  réseau  de  ver- 
dure; au-delà  du  torrent  s'échelonnait  sur 
un  coteau  un  verger  d'oliviers  et  de  figuiers. 
Je  parcourus  les  sentiers  couverts  de  hau- 
tes herbes  de  ce  petit  enclos  encore  tout 
parfumé  des  senteurs  des  roses  d'avril;  quel- 
ques plantes  rares,  à  demi  protégées  par  des 
cloches  de  verre  brisées,  résistaient  encore 
çà  et  ià  à  l'intempérie  des  saisotis.  Je  cueil- 
lis un  beau  cactus  pourpre  et  quelques  touf- 
fes de  roses  blanches.  Je  songeai  qu'il  m'au- 
rait offert  ses  fleurs  et  ses  fruits,  s'il  avait 
vécu;  je  pressai  entre  mes  lèvres  une  grappe 
des  raisins  de  ses  pampres.  Au"  bout  du  jar- 
din s'élevaient  deux  acacias  tout  fleuris  qui 
formaient  un  joli  bosquet,  j'y  trouvai  en- 
core le  pliant  sur  lequel  mon  frère  s'asseyait. 
En  cet  eniiroit,  le  torrent  décrit  un  étroit 
bassin,  où  la  fermière  de  Flore  lave  son 
linge;  je  passai  là  plusieurs  heures  à  rêver 
dans  cette  calme  solitude  qu'il  avait  tant 
aimée  ;  puis,  reprenant  ma  course  à  travers 
champs,  je  regagnai  le  village;  mais  avant 
d'y  entrer,  il  me  restait  une  solennelle  et 
derrière  visite  à  faire.  Je  me  fis  ouvrir  la 
porte  du   cimetière  ;  j'y   restai   longtemps 
prosternée  sur   la  tombe  de  manière,  et 
j'appris  du  fossoyeur  qu'à  côté  de  ces  restes 
vénérés  reposaient  ceux  de  mon  frère.  A 
l'avenir  une  pierre  tumulaire  les  recouvrira; 
je  veux  qu'ils  soient  respectés,  je  veux  en 
retrouver  la  trace.  Quand  je  reviendrai  prier 
ici,  et  quand  je  ne  serai  plus  moi-même,  je 
veux  qu'on  puisse  m'enseveiir  auprès  de 
ma  mère  adorée  et  de  ce  frère  si  cher.  Re- 
venue au  village,  je  racontai  à  mes  hôtes 
mes  impressions  de  la  journée  et  la  scène  du 
château.  Le  fils  de  madame  Boussot,  jeune 
médecin  distingué,  arrivait  en  ce  moment 
d'une  promenade  dans  les  environs. 

•  Il  jouit  donc  de  son  reste,  ce  vilain 
Belge,  me  dit-il  après  avoir  entendu  mon 
récit. 

—  Comment,  que  voulez,  vous  dire? 

—  Mais  une  grande  nouvelle,  le  château 


7\ 


de  Servanne  est  vendu,  vendu  à  lord  Kil- 

gour,  un  riche  Anglais,  qui  possède  pour 
deux  millions  de  proptié'ies  dans  le  midi 
de  la  France  ;  c'est  un  admirateur  de  vos 
vers,  Mîdame,  il  est  fier  que  vous  ayez 
chanté  Servanne,  et  il  veut  mettre  le  château 
à  votre  disposition  aussitôt  qu'il  en  sera 
possesseur. 

"  Cette  nouvelle  me  causait  un  sentiment 
de  satisfaction  ;  enfin  l'ancien  château  de 
mon  père  allait  passer  dans  des  mains  intel- 
ligentes! 

«  L'acte  de  vente  est  dresse',  continua 
M.  Boussut,  il  sera  signé  avant  trois  jours.» 

•  Le  soir,  à  la  veillée,  nous  parlâmes  lon- 
guement de  lord  Kilgour;  on  me  racduta 
plusieurs  traits  de  sa  bienfaisance  qui  me 
prouvèrent  que  c'était  à  la  fois  un  homme 
de  cœur  et  un  homme  d'esprit  ;  tout  ce  que 
je  voulais  de  lui  c'était  qu'il  me  laissât  habi- 
ter pendant  quelques  jours  mon  château 
bien -aimé  et  pleurer  en  silence  dans  la 
chambre  de  ma  mère. 


«  Mais  trois  jours  après,  Madame,  le  jour 
même  où  l'acte  de  vente  du  château  de  Ser- 
vanne devait  être  signé,  nous  apprîmes  tout 
à  coup  une  trisie  nouvelle;  lord  Kilguur 
était  mort  subitement,  pour  avoir  pris,  im- 
prudemment ,  un  remède  violent  qu'un 
empirique  lui  avait  ordonné  contre  la  fièvre 
d'accès. 

•  Jeune,  riche,  bienfaisant,  il  fut  pleuré 
dans  toute  la  contrée  ,  et  je  donnai  aussi 
un  regret  sincère  à  cet  homme  généreux 
qui  m'aurait  ouvert  le  seuil  paternel,  dé- 
sormais fermé  pour  moi. 

«  Adieu,  Madame,  je  quitte  demain  le  vil- 
lage de  Mouriès,  qu'ai- je  encore  à  faire  ici? 
je  n'ai  pu  que  pleurer  sur  les  tombes  de  ma 
mère  et  de  mon  frère  ;  je  pars  pour  Arles 
où  un  excellent  parent  m'attend.  Votre  pen- 
sée me  suivra  partout,  partout  je  vous 
souhaiterai  les  joies  et  le  bonheur  que  je 
n'ai  pas. 

«  M™«  Louise  Colet.  » 


RUBENS  CHEZ  VÉLASQUEZ. 


Une  grande  agitation  se  faisait  remar- 
quer, par  une  belle  matinée  d'automne  de 
l'année  1629,  dans  une  élégante  maison  de 
Madrid 5  on  sablait  la  cour,  on  replaçait  les 
tapis,  on  disposait  les  tableaux,  ou  rangeait 
surtout  avec  soin  un  vaste  atelier,  car  c'é- 
tait la  maison  du  jeune  et  célèbre  peintre 
Diego  Vélasquez,  et  le  mouvement  qui  s'y 
faisait  annonçait  clairement  l'attente  de 
quelque  visite  solennelle. 

Quoiqu'il  n'eût  que  trente-quatre  ans, 
Vélasquez  s'était  déjà  fait  en  Espagne  un 
nom  qui  grandissait  tous  les  jours;  de  nom- 
breux élèves  recueillaient  avidement  ses  le- 
'  'ins;  le  roi  Philippe  IV,  qui  aunait  les  arts. 


venait  quelquefois  lui-même  essayer  des  es- 
quisses de  sa  main  royale,  sous  les  yeux  de 
l'artiste.  Diego  avait  parcouru  l'Italie,  la 
Hollande  et  la  Flandre;  il  avait  vu  Rubens, 
et  de  ses  voyages  faits  avec  fruit,  il  avait 
rapporté  ces  connaissances  qui  sont  pour 
les  arts  ce  qu'est  l'usage  du  monde  pour  la 
société. 

On  ne  manquait  pas  de  rencontrer  dans 
la  maison  de  Vélasquez  un  être  singulier, 
un  mulâtre,  pauvre  esclave,  timide  et  em- 
barrassé, que  le  peintre  aimait  et  proté- 
geait, mais  qui,  en  son  absence,  était  le 
jouet  et  le  souffre-douleurs  des  élèves.  Ce 
malheureux  avait  été  acheté  dans  l'Inde 


72 


par  l'amiral  Paiëja.  A  la  prière  de  Phi-    | 
lippe  IV,  Vélasquez  ayant  l'ail  le  portrait  de 
l'amiral,  celui-ci,  charmé  de  se  voir  si  mer- 
veilleusement reproduit  par  l'artiste  à  la 
mode,  vint  le  remercier,  suivi  d'un  jeune 
esclave  mulâtre  qui  portait  une  somptueuse 
chaîne  d'or  destinée  au  peintre.  Lorsque 
l'amiral   sortit,    l'esclave,    qu'on  appelait 
Juan,  se  mit  en  devoir  de  suivre  son  maître, 
mais  le  rude  marin  le   repoussa  du  pied  : 
«  Penses-tu,  lui  dit-il,  que  lorsque  j'ulfre 
une  chaîne  d'or,  l'écrin  ne  soit  pas  compris 
dans  le  présent.  Tu  appartiens  de  ce  mo- 
ment au  seigneur  Vélasquez.  » 
il  sortit  en  achevant  ces  mots. 
Le  pauvre  mulâtre,  avec  l'air  attristé  que 
donne  l'esclavage,  avec  sa  ligure  étrange  et 
effarée,  parut  aux  élèves  un  être  stupide 
dont  ils  pouvaient  se  divertir;  la  manière 
dont  il  était  eniré  dans  l'atelier  d'un  coup 
de  pied,  tut  pour  eux  une  source  inépuisa- 
ble de  plaisanteries;  ils  trouvèrent  char- 
mant de  lui  donner  le  nom  de  son  premier 
maître,  ils  l'appelèrent  Juan  de  Paréja,  nom 
•ju'il  conserva  toujours;  Vélasquez,  de  son 
cûté ,  l'ayant  pris  en  commisération ,   le 
ciiargea  des  soins  de  l'atelier,  soins  qui 
donnaient  peu  de  besogne,  mais  qui  de- 
vaient longuement  éprouver  la  patience  du 
mulâtre.  Dès  que  le  maître  était  sorti,  l'in- 
fortuné avait  à  souffrir  des  élèves  un  tor- 
rent de  malices  qui  ne  s'épuisait  pas.  Pour 
éviter  ces  tribulations  journalières,  il  prit 
le  parti,  quand  Vélasquez  était  absent,  de 
se  réfugier  dans  quelque  coin  ignoré,  où  il 
se  blotissait  à  l'abri  des  persécutions.  On 
prétend  que  les  arts  se  propagent  par  le  con- 
tact; Juan  n'avait  pu  voir  peindre  pendant 
un  an,  ni  entendre  pendant  ce  temps  les 
plus  grands  personnages  élever  aux  nues 
la  peinture,  sans  concevoir  l'envie  de  ma- 
nier aussi  un  pinceau.  11  essaya  donc  dans 
ses  longues  heures  de  solitude,  n'ayant  que 
des  restes  de  couleur  qu'il  ramassait  avec 
soin  de  tous  côtés  ;  il  sentait  bien  qu'il  ne 
faisait  quo  barbouiller,  mais  il  y  trouvait  du 


charme,  et  gardait  sur  ces  occupations  se- 
crètes un  silence  si  absolu  que  personne 
pendant  quatre  ans  ne  les  soupçonna. 

Au  moment  oîi,  comme  nous  l'avons  dit, 
il  régnait  une  grande  agitation  dans  la  mai- 
son, le  pauvre  Juan  paraissait  le  plus  af- 
fairé; chacun  lui  donnait  des  ordres.  Deux 
illustres  visiteurs  étaient  attendus:  l'un 
était  le  roi  Philippe,  qui  venait  si  fréquem- 
ment, que  pour  lui  seul  on  n'eût  pas  lait 
toutes  ces  soigneuses  cérémonies;  mais 
l'autre  était  Pierre-Paul  Rubans,  et  le  bour- 
geois d'Anvers  était,  pour  Vélasquez  et  ses 
élèves,  bien  au-dessus  du  roi  de  toutes  les 
Ëspagnes;  c'était  leur  souverain  ii  eux,  le 
roi  de  la  peinture; alors,  en  Europe,  on  ne 
prononçait  qu'avec  un  respectueux  enthou- 
siasme le  nom  de  Rubens.  Dans  sa  glo- 
rieuse patrie,  dans  la  Hollande,  dans  l'Em- 
pire, en  France,  en  Italie,  en  Angleterre, 
en  Espagne,  partout  ce  nom  était  révéré  et 
digne  de  l'être.  Il  était  l'ami  de  tous  les 
princes:  Marie  de  Médicis  le  chérissait, 
Philippe  IV  l'avait  comblé  de  dignités, 
Charles  I"  l'avait  créé  chevalier  en  plein 
parlement,  l'infante  Isabelle  aimait  à  s'as- 
seoir auprès  de  son  chevalet.  Il  avait  formé 
des  écoles  de  peinture  et  de  gravure  qui 
devaient  étonner  le  monde.  Architecte,  ii 
s'était  bâti  un  palais,  et  avait  construit  le 
niagnilique  temple  des  jésuites  d'Anvers; 
diplomate,  il  avait  conclu  des  traités  de 
paix  eu  faisant  le  portrait  des  potentats; 
écrivain,  il  était  en  correspondance  avec  les 
premiers  stvants  de  l'Europe.  Son  carac- 
tère répondait  à  son  génie,  il  entretenait  à 
ses  frais  de  jeunes  artistes  à  Rome,  et  ne 
répondait  à  ses  ennemis  que  par  des  bien- 
faits. 

Vélasquez  éprouvait  une  vive  émotion  en 
pensant  qu'il  allait  être  jugé  par  le  plus  cé- 
lèbre des  artistes  de  son  temps.  •  Ma  re- 
nommée n'est  rien,  disait-il,  tant  que  je 
n'aurai  pas  l'approbation  de  Rubens.  •  Il 
avait  fait  exprès,  pour  celte  grande  entre- 
vue, son  célèbre  tableau  de  la  Robe  de  Jo- 


73 


seph,  que  les  Ffau«;ai!>;,  eu  1800,  apportèrent 
au  Louvre,  et  que  les  événements  qui  ren- 
versèrent Napoléon  rendirent  à  l'Espagne. 
A  mi'Ji,  deux  cortèges  brillants  arrivèrent 
presque  à  la  fois  dans  la  cour  de  l'hôtel 
habile  par  Diego  Vélasquez  ;  l'un  de  ces 
cortèges  s'arrèla  avec  déférence  pour  laisser 
passer  le  roi  Philippe  IV,  entouré  de  l'élite 
des  grands  d'Espagne  ;  puis  cet  autre  cor- 
tège entra.  C'était  Rubens,  accompagné  de 
Van  Dick,  de  Sneydes,  de  Van  Uden  ,  de 
Gaspard  Graeyer,  de  Widens  et  d'autres  ar- 
tistes, ses  élèves,  qu'il  emmenait  avfc  lui 
dijns  ses  aiuijassades;  car  il  venait  pour  la 
sfonde  fois  en  Espagne  avec  le  caractère 
d'a;]ibassadeur. 

Dès  que  l'artiste  flamand  se  trouva  en 
présence  du  roi,  il  se  hâta  de  descendre  de 
cheval,  et  vint  s'incliner  devant  le  prince  ; 
mais  Philippe  ne  voulut  pas  recevoir  d'hom- 
mages. 

«  Nous  sommes  chez  un  peintre,  dit-il , 
c'est  vous  qui  êtes  ici  le  nionarque  ;  »  il  le 
prit  en  même  temps  par  le  bras,  ei  les  deux 
rois  entrèrent  dans  l'atelier  suivis  de  leurs 
cours. 

De  la  part  de  Vélasquez  et  de  ses  élèves 
les  politesses  étaient  pour  Philippe,  les  hon- 
neurs pour  Kubens.  Juan  de  Paréja,  l'esclave 
muiàlre,  paraissait  surtout  fasciné;  ses  yeux 
ardents  dévoraient  le  grand  homme  ;  on 
voyait  que,  s'il  l'eut  osé,  il  se  fut  proslerné 
à  ses  genoux. 

Rubens  avait  cinquante-deux  ans,  sa  tête 
était  belle,  sa  ligure  imposante,  son  port 
noble  et  distingué.  Habitué  à  vivre  à  la 
cour,  il  joignait  ij  la  majesté  du  génie  les 
manières  élégantes  du  gentilhomme. 

Les  cœurs  de  tous  les  assistants  battaient 
avec  émotion  pendant  que  le  chef  de  l'école 
llaiiiande  examinait  eu  silence  les  ouvra- 
ges du  chef  de  l'école  espagnole.  A  la  vue 
de  la  Ilobe  de  Joseph  il  exprima  sa  profonde 
adiuir.ilion,  et  tendit  silencieusement  la 
main  a  Vélasquez,  qui  se  jeta  dans  ses  bras. 
"  Voilii;  s'écria-t  il  en  éclatant,  le  plus 


grand  jour  de  ma  vie  ;  vous  mettriez  le 
comble  à  mon  bonheur  et  à  ma  gloire,  se- 
nor,  si  vous  daigniez  honorer  mon  atelier 
en  y  donnant  un  coup  de  pinceau.  » 

En  disautces  mois,  il  indiquait  de  la  main 
ses  principaux  tableaux  et  présentait  à  Ru- 
bens un  pinceau  et  une  palette,  dans  l'es- 
poir que  le  grand  artiste  jetterait  sur  quel- 
ques parties  de  ses  ouvrages  un  rayon  de  sa 
flamme. 

"  Tout  ce  que  je  vois  est  achevé,  »  dit  Ru- 
bens en  se  baissant  pour  prendre  une  toile 
retournée  contre  le  mur  et  qu'il  croyait 
blanche  i  il  jeta  un  cri  de  surprise,  car 
celte  toile  était  le  tableau  connu  depuis 
sous  le  nom  de  l'Ensevelissement. 

L'esclave  pâlit  de  frayeur  en  voyant  dans 
de  telles  mains  cette  toile  qu'il  ne  croyait 
pas  là,  et  (ju'il  avait  peinte  dans  le  secret  de 
sa  solitude.  H  se  mit  a  trembler  comme  un 
coupable,  baissant  la  tête  sous  la  double  at- 
tente de  la  réprimande  de  son  maître  et  de 
la  raillerie  des  élèves. 

Rubens  cependant  examinait  cette  pein- 
ture attentivement. 

•  J'avais  cru  d'abord,  dit-il  enfin,  que  cet 
ouvrage  était  de  vous,  Vélasquez...  » 

Juan  releva  la  îêie,  n'osant  en  croire  ses 
oreilles,  et  se  sentant  enlevé  par  un  lêve 
d'or  au-delà  de  tons  ses  vœux.  Mais  per- 
sonne ne  le  remarquait- 

•  En  y  regardant  de  plus  près,  continua 
Rubens,  je  reconnais  que  cette  peinture  doit 
être  d'un  de  vos  élevés  :  quel  qu'il  soit,  il 
peut,  dès  à  présent,  se  dire  un  maître  ,  car 
il  y  a  là  du  talent  et  du  génie.  • 

Chacune  de  ces  paroles  redoublait  l'émo- 
tion du  pauvre  Juan. 

<•  J'ignore,  répliqua  Vélasquez,  en  exa- 
minant aussi  cette  toile,  j'ignore  qui  a  peint 
ce  tableau,  que  je  ne  savais  pas  être  dans 
mon  atelier.  » 

11  jeta  un  regard  inquiet  sur  tous  ses 
élèves. 

«  Qui  de  vous,  messieurs,  a  fait  ceci?» 
dit-il. 


74 


Personne  n'avait  répondu,  lorsque  ses 
yeux  rencontrèrent  le  mulâtre  qui,  se  je- 
tant à  genoux  dans  un  état  impossible  à  dé- 
crire, s'écria:  <•  C'est  moi,  »  puis  fondit  en 
larmes,  sans  pouvoir  ajouter  un  mot  de 
plus.  Van  Dick  fut  obligé  de  le  soutenir. 
Rubens  et  Vélasquez  le  relevèrent  et  l'em- 
brassèrent. Le  roi  Philippe  IV,  heureux  té- 
moin de  cette  grande  scène,  s'avança  aussi- 
tôt, et  posant  sa  main  sur  l'épaule  du  mu- 
lâtre : 

«  Un  homme  de  génie  ne  peut  rester  es- 
clave, dit- il  ;  lève  le  front  et  sois  libre;  ton 
maître,  tout  à  l'heure,  recevra  deux  cents 
onces  d'or  pour  ta  rançon. 

—  Et  ces  deux  cents  onces  d'or,  Juan, 
t'appartiennent,  répliqua  Vélasquez*,  j'ai 
déjà  beaucoup  gagné  tn  trouvant  en  toi, 
au  lieu  d'un  esclave,  un  peintre  et  un 
ami. 

—  Ah!  toujours  un  esclave,  s'écria  Juan 
de  Paréja  avec  effusion  ;  oui,  reprit-il,  je 
veux  toujours  être  votre  esclave,  »  et  il 
embrassait  avec  effusion  les  genoux  de  son 
maître. 

Rubens  trop  ému  avait  déposé  la  palette 
et  le  pinceau;  il  remit  au  lendemain  le 
plaisir  que  lui  demandait  Vélasquez  de 
laisser  dans  son  atelier  une  trace  de  sa 
présence.  Les  deux  cortèges  sortirent. 

Le  lendemain,  Rubens  vint  selon  sa  pro- 
messe, il  peignit  une  heure  et  laissa  une 
esquisse;  il  fut  servi  par  Juan,  maintenant 
vêtu  en  homme  libre,  et  ne  partit  pas  sans 
avoir  embrassé  ce  nouveau  confrère,  qui 
semblait  l'adorer. 


Cet  artiste  reconnaissant  n'oublia  jamais 
les  bons  traitetiienfs  qu'il  avait  reçus  de  Vé- 
lasquez; il  l'ucconipagna  partout,  et  fut 
admis  à  Rome,  le  même  jour  que  lui,  dans 
rAradémie  de  Saint- Luc. 

Vi'las(juez  mourut  à  Madrid  en  1660, 
frappé  d'une  maladie  contagieuse.  Juan  ne 
quitta  son  lit  funèbre  que  pour  continuer 
ses  soins  à  sa  veuve:  il  la  vit  mourir  huit 
jours  après  de  la  même  maladie.  Alors  il  se 
rendit  près  de  la  fille  de  son  maître,  qui 
avait,  peu  de  temps  avant,  épousé  le  paysa- 
giste Marlinez  del  Mazo. 

•  Senora,  lui  dit-il,  il  ne  me  reste  que 
vous;  prenez  moi  à  votre  service,  si  vous 
ne  voulez  pas  que  je  meure. 

—  Entre,  tu  es  de  la  maison,  »  répondit 
Mazo. 

Et  Juan  ne  quitta  plus  le  paysagiste,  qui 
lui  dut  la  vie;  car,  en  1670,  pour  un  tableau 
satirique  que  l'on  montre  encore  au  palais 
d'Aranjuez,  un  grand  seigneur  de  Madrid 
se  trouvant  offensé,  aposta  un  assassin 
chargé  de  poignarder  Mazo.  Juan  de  Paréja. 
qui  accompagnait  toujours  l'ami  auquel  il 
s'était  dévoué,  se  jeta  au-devant  du  poi- 
gnard, reçut  le  coup  et  en  mourut 

Le  Musée  de  Madrid  possède  de  l'.irtiste 
mulâtre  plusieurs  portraits  admirablement 
peints.  La  partie  de  celui  de  Paris,  qu'on 
appelle  Musée  Espagnol,  s'est  enrichie  de 
deux  de  ses  tableaux  :  l'un  est  les  Saintes 
Femmes  au  tombeau  du  Sauveur;  l'autre, 
cette  fameuse  toile  de  l'Ensevelissement^  qui 
reçut  la  lumière  dans  les  mains  de  Rubens, 
Le  Baron  de  Nilieuse. 


75 


LES  FEMMES. 


EVE 


Les  merveilles  de  la  création  sont  incon- 
nues à  la  jeunesse  des  villes;  et  liors  des 
villes,  l'intelligence  sans  culture,  les  sens 
engourdis  par  les  fatigues  du  coifis,  les  be- 
soins matériels  si  difficiles  à  satisfaire,  lais- 
sent apiiaraitie  et  se  succéder,  sans  admira- 
tion, les  beaulés  que  les  éléments  produisent 
à  i'envi.  Est-ce  donc  pour  Toeil  qui  cesse  de 
voir  que  scintillent  les  étoiles,  que  se  des- 
sinent tant  de  formes,  que  se  nuancent  tant 
de  couleurs?  Est-ce  doue  pour  l'oreille  qui 
cesse  d'entendre  que  les  oiseaux  mêlent  un 
chant  éclatant  au  bruit  mystérieux  des  fo- 
rêts, et  que  la  brise  accompagne  le  mur- 
mure des  flots?  N'est  ce  donc  pas  la  fraî- 
cheur des  pensées,  la  délicatesse  des  sen- 
sations, la  force,  la  souplesse  des  membres, 
l'exubérance  de  la  vie  enfin,  qui  doivent 
s'iiarmoniser  avec  la  nature  toujours  re- 
nouvelée et  toujours  rigoureuse  ?  Le  bon- 
heur d'exister  ne  fut  éprouvé  qu'une  fois 
dans  toute  sa  plénitude  :  une  fois  seulement 
l'œuvre  des  dix  jours  put  être  comprise  ; 
et  l'auteur  de  l'univers  recueillit  d'une  âme 
dont  l'enthousiasme  n'était  point  refroidi , 
d'un  cœur  plein  d'affections  naissantes , 
d'une  voix  éclatante  de  sa  sonorité  primi- 
tive un  cantique  de  grâces  digne  de  ses 
bienfdits-..  L'homme  sortait  des  mains  de 
l'Eternel. 

(1)  Ces  fragments  sonl  extraits  d'un  ouvrage  inédit 
intitulé  :  tes  Femmes,  et  divisé  en  Femmes  de  l'Ancien- 
Testament,  Femmes  de  l'Evangik,  Fcmmci  de  l'His- 
toire ancienne  et  moderne. 


Combien  est  magnifique  dans  sa  brièveté 
cette  histoire  qui  commence  nos  livres 
saints!  Mais  quelle  hâte  d'en  finir  avec  ces 
premières  délices,  é|)rouvaient  donc  ceux 
qni  en  transmirent  le  récit?  Et  pouvons- 
nous  dire  si  c'est  l'attrait  de  l'inconnu  qui 
nous  arrête  sur  ce  peu  de  lignes  renfermant 
tous  les  secrets  de  la  vie  telle  que  Dieu  l'a- 
vait faite,  et  telle  que  nous  la  souifrous? 
Redoutons-nous  de  découvrir  les  ineffables 
joies  que  ne  voulaient  plus  se  rappeler  ceux 
qui  nous  en  privèrent,  et  qu'ils  craignirent 
de  nous  révéler?...  N'attendons  point  que 
les  années  aient  flétri  notre  imagination  et 
épuisé  nos  corps  pour  aller  au  Créateur  par 
la  contemplation  de  ses  ouvrages,  par  la 
méditation  des  Ecritures  que  son  Esprit  ins- 
pira... Ouvrons  la  Genèse'...  Soyez  atten- 
tives, jeunes  filk>s,  un  nom  terrible  y  frap- 
pera d'abord  vos  regards. 

Èvei...  à  peine  ce  nom  est-il  prononcé 
qu'il  faut  s'arrêter;  tant  d'idées  se  présen- 
tent en  tumulte  !...  et  quand  on  s'affranchi- 
rait des  suggestions  de  la  mémoire  et  de 
l'imagination,  ne  faudrait-il  pas  encore  s'é- 
tonner pourquoi  les  expressions  de  laGenèse 
si  simples,  si  claires,  si  positives  jusqu'alors, 
deviennent  tout  à  coup  si  impénétrables  ?... 

La  lumière  était  faite;  les  astres  suivaient 
comme  en  corlége  la  terre  sortant  du  sein 
des  eaux.  Pétri  d'un  limon  dont  il  avait  re- 
tenu le  nom,  Adam  2  recevait  de  Dieu  la 

(I)  Le  premier  des  livres  delà  Bible. 

>2]  Adam,  en  hébreu,  signifie  (erre  rouge,  ou/wicn. 


76 


domination  sur  tout  ce  qui  l'entourait.  Mais 
Adam,  ce  roi  de  la  nature,  était  l'être  dans 
lequel  Dieu  s'était  complu  ;  car  cet  être  de- 
vait connaître,  aimer,  servir  Dieu,  qui  l'a- 
vait créé  à  son  image.  Aussi  le  langage  de 
l'Écriture  nous  plonge-t-il  dans  une  sur- 
prise respectueuse  lorsqu'il  nous  dit,  en 
parlant  d'Adam,  Dieu  les  bénit... 

Aldis  bienlôt  ce  langage  s'éclaircit.  Pen- 
dant le  sommeil  qu'il  lui  a  envoyé.  Dieu,  de 
la  chair  et  des  os  d'Adam,  forme  k  lemme  ; 
il  ne  la  crée  point;  l'œuvre  de  créer  accssé 
dès  qu'Adam  a  commencé  de  vivre.  Adam 
portait  sa  compagne  en  lui-même  quand 
Dieu  les  bénit.  Heureuse  union  !  égalité  par- 
faite !  secret  inexprimable  comme  celui  qui 
lie  l'àine  et  le  corps!  mais  dont  il  suflJt  de 
connaître  l'existence  pour  adorer  l'éter- 
nelle justice.  Par  Eve  sera  interverti  l'or- 
dre qu'éiablit  le  Tout-Puissant  :  c'est  Eve 
qui  va  refaire  le  monde,  car  la  liberté  lui  en 
u  été  donnée. 

Où  le  génie  humain  puiserait-il  la  force 
de  se  représenter  les  délices  de  l'innocence, 
la  quiétude  du  bonheur,  les  transports  de  la 
prière,  i'inlimité  divine,  remplissant  un 
cœur  pur  dans  un  corps  sans  douleur?... 
En  vain  nous  interrogeons  la  poussière  de 
nos  premiers  parents  :  elle  se  tait,  comme 
ils  se  turent  eux-mêmes. 

L'Éden  '  contenait  tuut  ce  que  la  nature 

(1)  Edeu,  jardin  délicieux,  paradis,  ainsi  l'ont  tra- 
duit les  Septante.  Il  est  important  de  savoir  que 
Ptoloinée  Plidadelplie  (  fils  de  Pioloraée  Lagus  ou 
Soier,  capiiaii.e  d'Alexaiidrc-le-Graud),  roi  d'Egypte 
après  son  porc,  voulut  connailre  les  livres  qui  con- 
tenaient les  dogmes  religieux  des  Juifs  et  leur  histoire. 
D'après  le  conseil  de  Démetrius  de  l'balère,  l'Iiiladel- 
phe  s'adressa  à  Eléazar,  souverain  ponlile  à  Jérusa- 
lem, qui  lui  envoya  six  savants  de  chacune  des  douze 
tribus,  capables  de  traduire  de  l'hébreu  en  grec  les 
livres  de  Moïse.  Ces  soixante  et  douze  interprètes 
furent  réunis  dans  l'ile  de  Phares,  où  ils  fiient  celte 
version  célèbre  que  l'on  appela  des  Septaiile ,  deux 
cent  vingt-sept  ans  avant  Jésus-Christ.  Cette  version 
prépara  les  voies  à  l'Évangile,  car  les  Gentils  ni  les 
Juifs  ne  parent  accuser  les  apôtres  d'eu  avoir  hivcnté 
Ita  prophéties, ni  atcomniodé  ic.circjniiju.Ci  btlcn 


avait  produit  de  beau  et  de  bon.  Quel  était 
cet  arbre  de  vie  ?  quel  était  cet  arbre  de  la 
science  du  bien  et  du  mal,  qui  croissait  • 
parmi  tant  de  végétaux  s'élevant  jusqu'aux 
nues,  ou  tapissant  la  terre  de  rameaux  llexi- 
bles  et  gracieux.^  innombrables  comme  les 
étoiles,  les  arbres  de  l'Éden  courbent  leurs 
branches  chargées  de  fruits  vers  les  fruits 
dont  les  plantes  rampantes  jonchent  les 
gazons  et  les  mousses.  Une  odeur  saine  et 
délicieuse  s'exhale  de  cette  nourritureolTerte 
si  abondamment  k  qui  voudra  la  recueillir  ; 
et  diversiliés  au  goût  comme  à  l'œil,  chacun 
de  ces  fruits  prévient  par  une  saveur  difFé- 
renie,  la  satiété  qu'amène  la  profusion. 

Mais  la  première  femme  ne  sait  pas  en- 
core que  la  faim  peut  exister  sans  trouver 
à  se  satisfaire,  que  les  fruits  peuvent  être 
acerbes  et  rares,  tenter  la  vue  et  rester 
inaccessibles  à  la  main.  Ses  désirs  rassa- 
siés, Eve  considère  paisiblement  les  trésors 
qui  lui  ont  été  prodigués. 

La  création  alors  plus  près  de  son  origine 
avait-elle  tout  entière  retenu  quelque  chose 
de  son  Auteur,  ou  le  principe  divin  appa- 
raissait-il davantage  dans  ces  œuvres  nou- 
velles du  Tout-Puissant? On  l'ignore;  mais 
on  ne  peut  se  tromper  en  redisant,  après  un 
docteur  chrétien  '  :  «  que  les  anges  conver- 
saient avec  l'homme,  en  telle  forme  que 
Dieu  permettait,  et  sous  la  figure  des  ani- 
maux. »  Eve,  donc,  ne  fut  point  surprise 
d'entendre  parler  le  serpent,  comme  elle  ne 
le  fut  pas  de  voir  Dieu  même  sous  une  forme 
sensible.  Pourquoi  l'ange  déchu  parut- il 
sous  la  forme  du  serpent,  plutôt  que  sous 

leurs  vues,  puisqu'elle  avait  précédé  la  naissance  du 
Sauveur  de  tant  d'années.  La  langue  latine  s'élant 
étendue  avec  l'empire  lomaio,  on  lit  plusieurs  tra- 
ductions des  livres  saints  eo  cette  langue  d'après  la 
version  des  Sepia7Ue.  Salut  Jérôme  ,  retiré  à  Beth- 
léem, traduisit  à  sou  tour  l'Ancien-Testament  ;  mais 
après  s'être  rendu  très  habile  dans  l'hébreu ,  ei 
donnant  la  version  latine  d'après  le  texte  original. 
Celte  traduction  de.saiiit  Jérôme  est  nommée  la  Yul- 
gaie,  et  fut  connue  vers  l'an  400  de  Jésus-CUrist. 
Il;  UOi-uct.  daui  ses  ék valions  à  Dieu. 


i 


77 


une  autre?  Qiioiqii'il  ne  soit  pas  nécessain' 
de  le  savoir,  TÉcriture  lious  l'insinue,  en  di- 
sant «que  !e  ser[)ent  e'Iait  lepluslindetous 
les  animaux  ,  celui  qui  représentait  mieux 
l'esprit  de  ténèbres  dans  sa  malice,  dans 
ses  embûches  et  ensuite  dans  son  supplice.  » 

Ce  fut  donc,  exempte  de  trouble,  qu'Eve 
s'entendit  interpeller  parle  serpent,  et  prit 
part  au  solennel  dialogue  que  les  livres 
saints  nous  ont  transmis. 

■  Pourquoi,  dit  l'Esprit  d'envie,  caché 
sous  les  enveloppes  brillantes  de  l'élégant 
et  souple  animal,  pourquoi  Dieu  vous  a-t-il 
commandé  de  ne  pas  manger  du  fruit  de 
tous  les  arbres  du  paradis?  » 

Eve  répondit  : 

«  Nous  mangeons  du  fruit  des  arbres  qui 
sont  dans  le  paradis;  mais  pour  ce  qui  est 
du  fruit  de  l'arbre  qui  est  au  milieu,  Dieu 
nous  a  commandé  de  n'en  point  manger  et 
de  n'y  poiiît  toucher ,  de  peur  que  nous  ne 
fussions  en  danger  de  mourir.  » 

Le  serpent  repartit  : 

«  Assurément  vous  ne  mourrez  point; 
mais  Dieu  sait  qu'aussitôt  (jue  vous  aurez 
mangé  de  ce  fruit,  vos  yeux  seront  ouverts, 
et  vous  serez  comme  des  dieux  en  connais- 
sant le  bien  et  le  mal.  » 

Être  comme  des  dieux  !  connaître  le  bien 
et  le  mal  !  quel  appel  à  l'orgueil  et  à  la  cu- 
riosité !  Adam  et  Eve  avaient  seuls  été  faits 
à  l'image  de  Dieu  ;  mais  qu'était-ce,  s'ils 
pouvaient  lui  devenir  semblable?  et  con- 
naître!... connaître  !...  quelle  faculté  ren- 
fermée en  elle-même  possédait  donc  Eve? 
Elle  vivait  avec  Dieu,  avec  les  anges,  avec 
l'époux  dont  elle  était  la  chair  et  les  os  ; 
elle  aimait,  elle  était  aimée.  Que  pouvait-il 
y  avoir  au-delà?  qu'était-ce  donc  que  la 
connaissance  du  bien  et  du  mal?  c'était 
l'assimilation  à  Jéliova  même..- 

Eve  étai!  libre.  L'Ètre-Suprème  ne  pou- 
vait vouloir  de  ses  créatures  que  des  homma- 
ges volontaires  ;  il  ne  pouvait  se  complaire 
<iue  dans  une  obéissance  consentie ,  dans 
Un  dévouement  tout  amour  et  toute  raison. 


Eve  était  libre,  et  elle  n'était  pas  encore 
semblable  à  Dieu?  et  la  connaissance  du 
bien  et  du  mal  lui  était  encore  ignorée.' 

Elle  s'avance  superbement  vers  cet  ar- 
bre  de  la  science  qui  entremêle  ses  bran- 
ches à  l'arbre  de  vie...  Mais  qu'importe  k 
Eve  le  fruit  de  ce  dernier?.  .  .  ce  n'est  plus 
de  cette  vie  qu'elle  veut  vivre!...  vivre 
ne  lui  semble  rien  \  elle  veut  savoir...  Dans 
l'exaltation  de  son  orgueil,  elle  oublie  les 
ordres  de  Dieu,  elle  oublie  ses  bienfaits. 
Aussi  ingrate  que  désobéissante,  elle  se  re- 
paît de  ce  fruit  défendu;  et  déjà  soumise 
aux  insinuations  que  l'ennemi  du  genre 
humain  développe  en  elle,  son  premier  be- 
soin est  de  faire  partager  sa  fauteà  son  époux. 

La  connaissance  du  mal  qu'Eve  vient 
d'acquérir  ne  lui  a  pas  inspiré  d'horreur; 
elle  s'empresse  de  tenter  Adam,  et  le  pé- 
ché, à  peine  introduit  dans  le  monde,  sem- 
ble y  régner  avec  \\n  empire  si  peu  contesté, 
que  l'Écriture  dit  simplement  :  Eve  man- 
gea de  ce  fruit,  et  en  donna  à  son  mari  qui 
en  mangea  aussi.  Pour  séduire  Eve,  Satan 
avait  eu  recours  à  d'astucieuses  paroles. 
L'exemple  suffit  pour  perdre  Adam.  Mais 
créés,  animés,  bénis  d'abord  ensrmble,  ces 
deux  êtres  ne  pouvaient  avoir  qu'une  même 
destinée.  Ils  avaient  été  une  seule  oeuvre  du 
Tout-Puissant;  objets  de  complaisance  et 
d'amour,  ils  devinrent  objets  de  co!ère. 
Leurs  yeux  se  dessillèrent  :  ils  virent  le  péché 
prenant  possession  de  la  terre,  et  toutes  les 
passions  qui  devaient  tourmenter  le  genre 
humain,  tous  les  crimes  qui  devaient  le 
souiller  leur  apparurent.  Ils  se  cachèrent 
alors;  et  cette  connaissance  qu'ils  venaient 
d'acquérir,  ils  n'osèrent  en  supporter  la 
honte  devant  la  face  de  Dieu. 

Cependant,  appelés,  il  fallut  comparaître. 

•  La  compagne  que  vous  m'avez  donnée, 
dit  Adam,  m'a  présenté  du  fruit  de  cet  ar- 
bre et  j'en  ai  mangé.  » 

Eve  répond  à  son  tour  : 

«  Le  serpent  m'a  trompée,  et  j'ai  mangé  de 
ce  fruit.  • 


rs 


L'arr^i  du  Seigneur  ne  se  fit  pas  atten- 
dre :  "  Maudit  entre  tous  les  animaux,  ser- 
pent, tu  ramperas  :  tu  mangeras  la  terre  ; 
la  femme  te  brisera  la  têie,  et  lu  tâcheras 
de  la  mordre  au  talon...  Femme  !  tu  enfan- 
teras avec  douleur,  et  Ion  mari  sera  ton 
maître...  Homme!  la  terre  sera  maudite 
à  cause  de  toi-,  elle  te  produira  des  épi- 
nes, de  sronces,  et  tu  niangeras  ton  pain 
à  la  sueur  de  ton  visage ,  jusqu'à  ce  que 
tu  rentres  dans  la  terre  d'où  tu  as  élé 
tiré  ^  car  tu  es  poudre,  et  tu  retourneras  en 
poudre-  » 

0  paroles  d'un  Dieu  irrité!  o  dou- 
leur sans  mesure  de  ces  deux  coupables  ! 
ô  race  humaine ,  issue  de  ces  pécheurs, 
avec  la  soull'iance  et  la  mort,  nos  compa- 
gnes fidèles!  ô  abîmes  du  mal  erilin  con- 
nus! !  !  Les  livres  que  l'Espril-Saiut  inspi- 
ra nous  apprennent  en  peu  de  mots  la  nou- 
velle condition  de  ces  créatures  :  le  Sei- 
gneur les  chassa  des  lieux  où  il  se  manifes- 
tait ;  il  les  chassa  de  sa  présiiice. 

Riais  cette  âme  humaine,  faite  à  l'image 
de  Dieu,  ne  pouvait  s'anéantir  dans  la  pou- 
dre dont  elle  n'était  point  sortie  :  sa  nature 
était  immortelle;  quelque  chose  de  divin, 
émané  de  lui-même,  rayonnait  encore  dans 
ces  misérables  aux  yeux  de  leur  Auteur. 
Oui,  même  après  avoir  inauguré  la  iiiort. 
ils  espérèrent.  Tremblants  à  la  lueur  des 
épées  qui  flamboyaient  aux  mains  des  ché- 
rubins gardiens  d'Eden, accablés  parle  tra- 
vail, luttant  contre  ce  monde  que  leur  pé- 
ché venait  de  bouleverser,  seulement  ga- 
rantis des  intempéries  par  quelques  peaux 
dont  Dieu  les  avait  revêtus,  eu  proie  à  la 
désolation  du  passé,  à  l'effroi  de  l'avenir, 
oui,  ils  espérèrent. 

Des  mystères  plus  beaux  que  la  création 
de  l'univers  leur  furent  révélés;  un  ré- 
dempteur leur  fut  [iromis,et  ils  virent  une 
nouvelle  Eve  écraser  le  serpent...  Le  re- 
pentir, la  reconnaissance  se  partagèrent 
leurs  affections,  et  quelquefois  ils  se  de- 
mandèrent si  l'homme  devait  déplorer  la 


faute  qui  lui  faisait  connaître  rincommcn- 
surable  amour  de  son  Dieu  ? 

Sans  doute  cette  pensée  consolante  se 
présenta  à  l'esprit  d'Eve  quand  elle  connut 
les  joies  de  la  maternité,  quand  elle  s'écria: 
"  Je  suis  mère  par  In  grâce  de  Dieu  !  »  Tout 
fut  oublié;  ainsi  la  Providence  voulait  al- 
léger cette  peine  de  la  femme,  qui  ne  fut 
plus  que  mère,  et  en  glorifia  Dieu. 

Quel  était  pourtant  ce  premier  né  qui 
absorbait  l'amertume  des  souvenirs  et  char- 
mait les  maux  présents?  c'était  Cam. 

Les  temps  étaient  inconnus  encore  :  la 
promesse  faite  à  ces  pécheurs  allait-elle  se 
réaliser?  Eve,  à  la  vue  de  son  fils,  dit  avec 
transport:  je  possède  un  homme,  et  le  nom- 
ma d'après  l'espérance  qu'un  salut  prochain 
lui  fit  concevoir';  et  le  premier  meurtre 
fut  commis  de  la  main  de  Caïn,  quand  il  tua 
son  frère  Abel...  Eve  prit  ainsi  connais- 
sance des  épouvantements  de  la  mort  qui 
n'avait  point  encore  frappé  la  famille  hu- 
maine. Sa  désobéissance  fut  peut-être,  ex- 
piée, quand,  à  la  naissance  de  Seth  ,  son 
troisième  fils,  sa  bouche  fit  entendre  ces 
paroles  de  résignation  :  •  Le  Seij^neur  m'a 
donné  un  autre  enfant  pour  remplacer 
Abelîr 

Cette  première  femme,  qu'Adam  avait  ap- 
pelée iui-mêuie  la  mère  des  vivants*,  après 
avoir  donné  le  jour  a  plusieurs  fils  et  à  plu- 
sieurs filles,  dont  les  noms  sont  demeurés 
inconnus,  n'est  plus  mentionnée  dans  la 
sainte  Écriture,  qui  ne  rapporte  que  la  mort 
d'Adam.  Eve  ne  dut  pas  lui  survivre;  car 
la  plénitude  des  malheurs  comme  la  pléni- 
tude des  félicités  n'avaieut  point  manqué  à 
la  consécration  de  ce  premier  mari;ige,  in- 
stitution divine  sur  laquelle  le  Seigneur 
voulut  que  la  famille  et  la  société  fusïent 
basées.  Si  près  de  leur  origine  unique,  après 
tant  de  maux  soufferts  ensemble,  surpris, 
effrayés  des  ravages  de  la  vieillesse ,  ces 

(1)  Caiii,  en  bébieu,  siguifie  :  posséder. 

(2)  Uevah,  eu  hébreu,  dérive  de  la  même  racine 
que  bcàm,  la  vie. 


79 


deux  êtres,  qui  n'avaient  trouvé  de  conso- 
lation que  dans  leur  pitié  mutuelle  et  clans 
un  repentir  commun,  ne  pouvaient  aspirer 
qu'à  se  repiésenter  ensemble  devant  ce 
Dieu  dont  ils  avaient  connu  l'amoiir,  excité 
le  courroux,  et  dont,  purifiés  par  leurs  lar- 
mes, ils  avaient  déjà  éprouvé  la  miséri- 
corde. 

La  raison  humaine  demeure  confondue 
devant  cette  histoire  qui  ne  s'explique  point, 
mais  qui  explique  tout:  et  notre  pensée, 
cherchant  alternativement  Jéhova  au  haut 


de  l'empyrée,  Satan  dans  les  profondeurs  de 

l'abîme  \  et  notre  hésitation  entre  les  subli- 
mités de  l'intelligence  et  les  abjections  de 
la  matière;  et  ce  combat  sans  cesse  renais- 
sant de  nos  volontés  contre  nos  inclina- 
tions ;  et  cette  insuffisance  de  l'univers  ;  et 
ce  joug  des  sciences  accablant  l'enfant  ;  et 
cette  rébellion  de  l'homme  contre  Dieu  ;  et, 
ce  qui  résume  tout,  ces  pensées  pour  le 
temps,  quand  l'éternité  existe  ! 

Ct"^*DEBRADI. 


LES  CHARMES  DE  LA  PATRIE. 


Je  vais  revoir  cette  terre  chérie, 

J'irai  mourir  oii  j'ai  reçu  le  jour  ; 

Que  je  vous  plains,  vous  chez  qui  la  patrie 

N'éveille  pas  un  sentiment  d'amour  ! 

Champs  fortunés  des  jeiïx  de  notre  enfance, 
Semés  pour  nous  de  tendres  souvenirs, 
Vous  nous  offrez  la  double  jouissance 
De  nos  premiers,  de  nos  derniers  plaisirs.' 


Tout,  ici-bas,  ressent  la  sympathie 
Qui  nous  rappelle  oîi  fut  notre  berceau; 
Heureux  penchant  qui  fait  aimer  la  vie, 
Et  prête  un  charme  aux  horreurs  du  tombeau. 


Dans  les  ennuis  d'une  trop  longue  absence, 
J'aime  à  rêver  à  mes  anciens  plaisirs  ; 
Mon  cœur  renaît,  ma  muse  est  l'espérance, 
Et  je  jouis  en  chantant  mes  désirs. 

Duchesse  de  Saint-Leu. 
(  Reine  Hortense.  ) 


S(» 


ÉGLISES  ET  CHATEAUX. 

II.  ABBAYE  DE  SAINT-GERMAIN-DES-CHAMPS.  — COÎS'SERWTOIRE 
DES  ARTS  ET  MÉTIEllS. 


Dernièrement,  flans  de  rapides  souvenirs 
inspirés  par  la  vue  du  château  de  Saint- 
Gertiiain,  nous  remarquions  que  !es  tenl 
trente  villes,  bourgs  ou  hameaux  placés 
sous  l'invocation  du  saint  évêque  d'Auxerre 
étaient  le  témoignage  éternel  de  ruillus-nce 
dont  il  avait  joui  dans  les  Gaules.  Quelle  fut 
donc  la  vénération  attachée  au  nom  desaint 
Martin,  patron  de  deux  cent  soixanle-douze 
localités  d'importance  diverse,  sans  comp- 
ter les  innombrables  églises  qu'il  protège! 
Cet  honunagfc  univers'^l  fut-il  rendu  au  cé- 
lèbre prélat  de  Tours,  ou  au  simple  cavalier 
Pannonicn,  qui,  pour  votir  un  pauvre,  se 
ilépouillaii  de  la  moitié  de  son  nianteau? 
Soyons  convaincus  que  la  charité,  et  ia  cha- 
rité exercée  aussi  complètement  par  la  rude 
main  d'un  soldat  du  Nord,  excita,  la  pre- 
mière, les  acclamations  religieuses  dont  fut 
salué  saint  Martin  lorsqu'il  monta  sur  le 
siège  épiscopal.  11  avait  préludé  à  son  apos- 
tolat par  l'enseignement  pratique  de  la  plus 
belle  et  de  la  plus  chrétienne  des  vertus. 

Aussi,  après  trente  années  d'une  vie 
sainte,  !aissa-t-il,  en  mourant,  le  plus  pieux 
lenom  k  la  ville  de  Tours,  dont  son  souve- 
nir est  pour  toujours  inséparable.  Le  tem- 
ple o\i  il  priait,  où  il  enseignait  à  prier, 
l'étroite,  la  pauvre  cellule  que  l'humble 
prélat  voulut  habiter  près  de  son  église,  et 
l;i  solitaire  retraite  de  Marmoutiers  (iWar- 
lini  monasierinm).  oii  il  se  retirait  hors  de 
Il  ville  pour  tiiir  les  visiteurs;  tous  ces 
lieux  devinrent  autant  de  lieux  saints,  où 
l'un  se  rendait  en  pèlerinage.  C'est  ainsi 
que  l'on  aime  à  rriro\n'er  et  à  aller  revoir. 


par  la  pensée,  les  hommes  chers  et  ver- 
tueux. 

Clovis,  à  peine  clirétifn,  accourut  faire 
hommage  de  son  coursier  de  bataille  à  saint 
Martin  de  Tours,  et,  renonçant  au  lion  que 
portaient  sur  leurs  enseignes  les  premiers 
chefs  dfs  Francs,  il  prit  pour  étendard  royal 
la  Chape  de  saint  Martin,  beau  monument 
de  sa  charité.  Cet  étendard  n'était  antre 
chose  que  le  manteau  du  pieux  soldat,  brodé 
ou  broché  sur  l'enseigne  nationale,  lequel 
manteau  était,  dit-on,  composé  de  peaux  de 
brebis.  De  là  vient  que  beaucoup  d"rglises 
de  France  étaient  dans  l'usage  de  donner  à 
l'église  et  à  l'abbaye,  le  jour  de  la  Saint- 
Martin  d'hiver,  un  certain  nombre  de  peaux 
d'agneaux,  et  cette  redevance  avait  conservé 
lenom  de  Mantel  de  Saint-Martin. Soua cet 
étendard,  Clovis  ayant  presque  accompli  une 
vie  toute  de  triomphes,  Anastase,  empereur 
d'Orient,  envoya  au  victorieux  monarque, 
en  510,  une  couronne  d'or  et  un  manteau 
de  pourpre,  avec  le  titre  de  Consul  et  d'Au- 
guste. Clovis,  paré  de  ces  insignes  de  l'an- 
li(]ue  grandeur  romaine,  se  rendit  à  la  mé- 
tropole de  Tours,  et  là,  mit  sur  son  front 
et  de  sa  propre  main  la  couronne,  ainsi  (|ue 
firent  le  fils  de  Charlemagneet  >apoléon  ; 
puis,  vêtu  de  la  pourpre  impériale,  jl  tra- 
versa, en  jetant  l'or  et  l'argent  à  la  foule,  le 
parvis  de  l'église  de  Saint-Martin,  qui.  bien- 
tôt après,  devint  le  lieu  d'adoration  et  de 
prièredeClotilde,  cette  femme  douce,  comme 
lenom  que  nous  lui  avons  fait.  Clotilde,  l'a- 
pôtre élue  entre  les  femmes. 

Et  non -seulement  les  rois,  les  princes, 


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Hi 


les  giaails  de  la  naissanle  chrt'lienle  ve- 
naient se  prosterner  devant  la  châsse  du  saint 
évèque,  des  gens  de  toutes  les  classes,  et  les 
pauvres  surtout,  ceux  qui  ont  le  plus  besoin 
d'une  foi  qui  soutient,  d'une  piété  qui  con- 
sole, les  pauvres  pèlerins  y  abordaient  du 
midi,  du  couchant,  de  l'orient,  du  nord,  et 
des  grands,  des  riches  et  des  âmes  charila- 
Itles  élevèrent  sur  le  chemin  de  ces  pèlerins 
des  lieux  d'asile  et  de  repos,  des  stations. 
Or,  ceux  d'entre  ces  pieux  voyageurs  qui 
du  nord  se  rendaient  à  Tours,  et  avaient 
par  conséquent  Paris  à  traverser,  trouvaient 
en  avant  de  la  capitale,  bien  petite  encore, 
puisqu'elle  avait  pour  limites  les  deux  bras 
de  la  Seine,  un  oratoire  dédié  à  saint  Mar- 
tin, une  humble  chapelle  en  branches  d'ar- 
bre, qui  bientôt  devint  un  monastère  révéré 
à  la  suite  d'un  merveilleux  événement  naï- 
vement raconté  par  Grégoire  de  Tours,  le 
plus  ancien  de  nos  historiens  et  l'un  des 
successeurs  de  saint  Martin  dans  la  chaire 
épiscopale.  C'était  sous  Contran  et  Clotaire. 
En  ce  temps-là,  une  lèniuie,  courut  pen- 
dant trois  jours  les  rues  de  la  ville,  disant 
au  peuple  :  Fuyez  d'ici!  et  sachez  que  toute 
la  ville  sera  bientôt  brûlée.  Quelle  émotion 
se  répandit  dans  les  populations  croyantes, 
crédules  même,  de  ces  ténébreuses  époques; 
on  peut  le  comprendre,  surtout  lorsque  cette 
femme  de  mauvais  augure  ajouta  qu'elle 
avait  vu  un  homme  venir  du  côté  de  Saint- 
Vincent  (Saint-Germain-des-Prés)  un  cierge 
à  la  main,  et  mettant  le  feu  aux  maisons 
des  marchands. 

Cette  prédiction  funeste  se  réalisa  :  trois 
jours  s'étaient  écoulés  à  peine,  qu'un  soir, 
au  soleil  couché,  un  homme  laissa  jaillir 
quelques  étincelles  de  sa  chandelle  sur  une 
cuvette  remplie  d'huile.  Ce  liquide  en- 
llammé,  en  un  clin  d'oeil  devint  un  torrent 
^e  feu.  Sa  maison,  située  à  côté  de  la  porte 
du  Midi^  l'ut  bientôt  enflammée,  et  le  vent 
soufflant  avec  fureur,  l'embrasement  dé- 
vora tout  l'intérieur  de  la  ville  jusqu'à  Vau- 
tre porte  où  il  y  avait  un  oratoire  de  saint 
Tow  \|. 


Martin,  devant  lequel  s'arrêta  court  Viii- 
cendie  qui.,  jusque-là,  roulait  en  grands 
boulets  de  flamme. 

L'abbaye,  construite  à  la  place  qu'occu- 
pait le  merveilleux  oratoire,  fut  bientôt  dé- 
vastée par  un  autre  incendie,  un  autre  tor- 
rent, un  autre  fléau,  les  Normands,  dont  il 
est  impossible  de  ne  pas  rencontrer  les  hor- 
des formidables  en  remontant  le  cours  de 
notre  histoire,  de  même  qu'on  ne  saurait 
traverser  l'histoire  de  l'empire  romain,  sans 
y  rencontrer  nos  ancêtres  germains  et  gau- 
lois. Conquérants  conquis,  envahisseurs  en- 
vahis à  leur  tour,  ainsi  va  le  monde.  Or, 
les  Normands,  dans  une  de  leurs  expédi- 
tions sur  la  Seine,  anéantirent  l'oratoire  de 
saint  Martin  avec  une  rage  indomptable, 
car  il  semblait  qu'il  n'eût  jamais  existé. 
(,Quasi  non  fuerit.) 

Telles  sont  les  expressions  de  l'acte  par 
lequel  Henri  I",  fils  de  Roberl-le-Pieux. 
déclara  le  rétablissement,  sur  des  terres  à 
lui  appartenantes,  du  monastère  de  Saiut- 
Martin-des-Champs ,  restauration  qui  eut 
pour  motif  principal  la  reconnaissance  que 
le  monarque  ressentait  de  la  victoire  qu'il 
avait  remportée  sur  les  grands  vassaux,  ex- 
cités à  le  renverser  du  tiône,  par  sa  mère 
Constance,  au  profit  de  son  frère  Robert. 
Au  lieu  de  raconter  froidement  les  diver- 
ses phases  de  cette  religieuse  fondation,  que 
ne  puis-je  présenter  ici  la  légende  que  nous 
en  a  laissée  un  moine  des  premiers  temps  de 
l'abbaye?  Elle  est  en  vers,  et  en  vers  d'un 
latin  si  barbare,  que  nos  lectrices  seraient 
trop  heureuses  de  n'y  pouvoir  rien  compren- 
dre. Ce  que  je  voudrais  leur  montrer,  ce 
n'est  donc  point  la  narration,  mais  bien  la 
série  d'enluminures  dont  elle  est,  comme 
nous  dirions  de  nos  jours,  merveilleusement 
illustrée.  C'est  d'abord  Henri I",  assis,  on 
costumes  lOyaux,  sur  son  trône;  et  du  a.ié 
opposé  au  trôiie,  dans  une  niche  richement 
sculptée,  est  l'évêque  saint  Martin,  auquel 
le  roi  fait  don  de  l'abbaye  dont  il  lui  mon- 
tre l'image  dans  le  fond  du  tableau  ;  puis 


%2 


une  autre  enluminure  représente  l'évéque 
de  Paris  remettant  à  l'abbé  Ingelard  et  aux 
chanoines  réguliers,  la  charte  de  fondation 
et  d'affranchissement  de  l'église.  Ils  en 
prennent  possession  sur-le-champ;  car  on 
les  voit  dans  un  coin  de  l'image  se  diri- 
geant en  procession  vers  l'édifice,  dont  on 
reconnaît  la  forme  actuplle.  Une  troisième 
enluminure  accompagne  le  diplôme  par  le- 
quel le  roi  Philippe  1"  fait  diverses  dona- 
tions au  monastère  ouvert  pour  les  pauvres 
et  pèlerins  de  Saint-Martin.  Cette  enlumi- 
nure réunit  naïvement  dans  ce  cadre  étroit 
les  églises  d'Anet,d'AuberviIliers,  deNoisy- 
sur-Marne  et  de  Bondy,  plus  un  moulin  si- 
tué sur  le  grand  pont.  On  voit  que  les  en- 
lumineurs d'alors  n'étaient  nullement  em- 
barrassés pour  rapprocher  les  distances , 
et,  dans  leurs  compositions,  tenaient  peu 
compte  de  l'unité  de  lieu. 

Bientôt,  sur  la  demande  du  prieur  et  des 
religieux,  le  monastère  reçut  du  roi  Louis- 
le-Gros  la  plus  belle  des  donations ,  une 
charte  qui  relevait  les  serfs  du  couvent  de 
Vhumiliante  et  funeste  abjection  dans  la- 
quelle ils  étaient  placés  vis-à-vis  des  hom- 
mes libres  en  cas  de  témoignage  en  justice, 
et  les  autt)ri*;ait  à  déposer  comme  témoins 
légitimes  et  à  affirmer  leurs  dépositions  [lar 
serment.  Rendre  à  l'homme  la  faculté  du 
serment,  de  ce  qu'il  y  a  de  pins  saint,  c'é- 
tait le  rendre  au  sentiment  de  sa  dignité, 
de  sa  moralité  par  conséquent.  Cette  charte, 
l'un  des  premiers  pas  de  l'affranchissement 
commencé  par  Louis  VI,  était,  certes,  la 
plus  belle  des  donations  qu'il  pût  faire  à 
une  église  chrétienne. 

Dès  ces  premiers  temps,  le  monastère 
était  richement  doté;  aussi  devint-il  un  des 
prieurés  les  plus  opulents  des  opulents  Bé- 
nédictins de  Cluny.  Il  possédait  presque 
toute  la  campagne  dans  un  rayon  de  cinq 
ou  six  lieues,  au  nord  de  Paris,  et,  en  outre, 
avait  dans  la  ville  plusieurs  possessions  et 
liefs,  qu'il  tenait  des  rois  ou  de  personnes 
pieuses.  Ainsi,  le  fameux  Bouchard  de  Mont- 


morency lui  faisait  don  de  quarante  sous 
parisis  à  prendre  sur  un  péage  dont  il  jouis- 
sait sur  le  chemin  de  la  cité;  ainsi,  Louis- 
le-Jeune  donnait  aux  moines,  en  1I37,  une 
maison,  un  four,  une  terre  dans  les  Cham- 
peaux,  •  où ,  continue  le  royal  donaieur, 
mon  père  a  établi  un  nouveau  marché  dans 
lequel  ont  une  place  les  vendeurs  de  den- 
rées ei  une  (lartie  des  changeurs.  »  Or,  ce 
fut  le  commencement  de  la  halle,  que  ce 
marché  des  Champeaux,  situé  dans  le  fau- 
bourg de  Paris. 

Que  de  faubourgs  ont  depuis  cette  épo- 
que repoussé  dans  l'intérieur  de  l'immense 
ville  ces  champeaux  dont  le. nom  suffisait 
pour  représenter  à  nos  ancêtres  un  aspect 
tout  rural ,  car  ce  nom  signifie  petits 
champs!  C'étaient,  à  celte  époque,  des  jar- 
dins et  des  marais,  que  cette  bruyante  rue 
des  Petits  -  Champs  ,  qui  est  aujourd'hui 
presque  au  centre  de  notre  monde  parisien; 
et,  bien  plus  avant  encore,  au  fond  de  ce 
chaos  de  rues  sales  et  étroites,  sur  le  terri- 
toire du  quartier  Saint-Martin,  est  une  rue 
des  Petits-Champs,  dont  le  nom  éveille  no- 
tre imagination  rétrospective  et  la  magi- 
cienne, tendant  de  verts  tapis  de  gazons  là 
où  sont  des  pavés  boueux,  élevant  des  hê- 
tres, des  ormes,  des  peupliers  à  la  place  des 
maisons  enfumées  et  croulantes,  nous  mon- 
tre la  vaste  culture  ou  coulture  Saint- 
Martin,  au  milieu  de  laquelle  se  dressait 
le  monastère,  flanqué  de  tours  et  de  rem- 
parts.  alors  qu'il  était,  comme  dit  une 
chronique  écrite  en  latin,  à  plusieurs  para- 
sanges  de  la  ville.  Ici,  soit  dit  en  passant, 
parasange  est  un  mol  persan,  adopté  par 
les  Grecs  et  les  Romains,  pour  exprimer  la 
distance  que,  dans  notre  langue  métrique, 
nous  appelons  un  kilomètre,  et  en  français 
un  quart  de  lieue. 

C'était  à  cette  époque  que  les  annalistes, 
racontant  les  débordements  de  la  Seine  et 
de  la  Marne,  non  contenues  alors  par  des 
quais,  parlent  de  bateaux  naufragés  en- 
tre la  ville  et  l'église  Saint- Laurent,  situé 


i 


aujourd'hui  au  centre  du  populeux  faubourg 
Saint-Martin.  Une  heure  ck  marche  sépare  ce 
faubourg  du  premier  faubourg  de  Paris,  où 
alors  on  voyait  la  chapelle  de  Saint-Jacques- 
la-Boucherie,  deveniie  pins  tard  une  e'glise, 
dont  la  tour  st-ule  debniit  à  présent,  domine 
de  si  haut  le  cours  de  la  Seine  et  la  vieille 
ville. 

«  Veux-tu  savoir  comment  le  monde  ira 
le  lendemain  de  ta  mort  ?  a  dit  je  ne  sais 
quel  moraliste  de  l'Orient,  regarde  autour 
de  toi  après  la  mort  d'un  de  tes  sembla- 
bles. »  Prenant  le  contre-pied  de  cet  adage  : 
«  Veux-tu  savoir,  pourrait-on  dire,  com- 
ment ces  champs,  ces  jardins  et  cultures 
sont  devenus  rues,  places  et  ville  avant  toi  ? 
rappelle-toi  ces  vastes  terrains  verdoyants, 
ce  magnifique  jardin  de  Tivoli  que  les  mai- 
sons envahissent  de  jour  en  jour,  et  les 
vastes  terrains  verdoyants  qui  étendaient 
leur  tapis  de  gazon  sous  Montmartre,  il  y  a 
deux  ans  à  peine.  Aujourd'hui  toute  une 
ville  s'y  groupe  autour  de  l'e'glise  de  Notre- 
Dame-de-Lorette,  dont  le  sol,  placé  sur  le 
chemin  de  la  chapelle  des  Martyrs,  pp[)ar- 
tenait  autrefois  k  l'abbaye  de  Saint-iMartin- 
des-Champs.  Nous  avons  vu  cette  campagne 
devenir  cité  comme  par  encbantem>'nt,  et 
avec  la  dévorante  rapidité  qui  emporte  nos 
jours  et  nos  années.  » 

Avec  plus  fie  lenteur,  mais  aussi  avec 
plus  de  solidité,  beaucoup  d'antiques  mai- 
sons le  prouvent,  Paris  diminua  le  nombre 
de  parasanges  qui  le  séparait  di»  monastère 
de  Saint-Martin-des-Charaps,  et  les  encein- 
tes de  Philippe-Auguste,  de  Charles  V,  re- 
culèrent devant  les  pas  que  la  ville  faisait, 
surtout  vers  le  nord,  comme  aujourd'hui. 
Un  acte  de  1373  est  daté  de  Saint-Martin- 
des-Champs,  près  Paris;  et,  en  effet,  un 
établissement  qui  existait  à  cetie  époque 
dans  la   coulture  Saint-Martin,  établisse- 
ment bien  peu  couvcndjlement  placé  sur 
une  terre  d'église,  démontre  que   la  cour 
et  le  monde  s'en  approchaient  de  plus  en 
plus.  C'était  un  champ  clos,  toujours  ou- 


m 

;  vert,  toujours  sablé,  toujours  entouré  de 
!  sa  double  barrière,  toujours  de  ses  écha- 
fauiis  et  de  ses  gradins,  d'où  le  roi,  les  ju- 
ges du  camp,  les  dames  (  les  dames  !  ),  Ifs 
gens  de  la  cour  et  le  peuple  venaient  au 
spectacle  des  duels  judiciaires  ordonnés  par 
le  prince  ou  le  parlement  lui-même.  C'est 
là,  qu'en  vertu  d'un  ordre  de  celte  cour  de 
justice,  et  elle  oubliait  profondément  sa 
haute  mission  en  commandant  à  des  hom- 
mes de  se  faire  justice  eux-mêmes,  c'est  là 
qu'eut  lieu,  en  présence  du  roi,  le  fameux 
duel  de  Legris  et  Carrouge  en  ï38f)  ;  c'est 
là,  enfin,  qu'en  1409,  Charles  VI  et  sa  cour 
assistèrent  au  combat  d'un  Breton  et  d'un 
Anglais  pour  cause  de  foi  menlie  l'un  à 
Vautre.  Qui  avait  menti  à  sa  foi  ?  le  Breton? 
l'Anglais?  Le  sort  des  armes  déclara  franc  et 
loyal  le  plus  fou  et  le  plus  habile.  Croyons 
que  pendant  ces  scènes  de  meurtre  les  moi- 
nes étaient  en  prière. 

Quelques  années  après,  seulement,  ils 
devaient  être  encore  prosternés  devant  l'au- 
tel, car  il  se  passait  autour  de  leurs  uiu- 
raillt's  et  dans  leur  coulture  même ,  une 
scène  bien  plus  affreuse!  Le  comte  d'Ar- 
magnac et  le  chancelier  de  Marie,  égorgés 
par  les  Bourguignons  en  1418,  étaient  jetés 
au  milieu  des  carcasses  des  chevaux  el  des 
chiens  morts,  à  peu  près  là  où  sont  au- 
jourd'hui les  magniliques  boulevards,  dans 
une  voirie  appelée  Louvière,  après  avoir 
été  traînés,  trois  jours  durant,  de  rue  en 
rue,  par  une  atroce  populace.  Les  religieux 
accomplirent  leurs  saintes  fonctions,  et  al- 
lèrent relever  ces  corps  mutilés,  pour  leur 
donner  la  sépulture,  ainsi,  sans  doute,  qu'à 
tous  les  malheureux  qui  furent  massacrés 
datis   la  prison  de  Saint- Martin- des - 
Champs. 

Et  cette  prison,  ou  en  voit  encore  une 
tourelle  rue  Saint-Martin,  au  coin  de  la  rue 
du  Vertbois,  de  même  qu'il  y  a  deux  cents 
ans,  dans  cette  même  rue,  et  près  de  l'é- 
glise Saint-Nicolas,  autrefois  simple  cha- 
pelle destinée  aux  serviteurs  du  monastère, 


84 


on  voyait  se  drcssor  Véchelle,  «signe  sinistre  ' 
par  lequel  s'annonçaient  les  liauls  justi- 
ciers; l'échelle  où  se  faisaient  toutes  les 
exécutions  ordonnées  par  les  juges  au  )iom 
(lu  Prieur,  Oh  !  que  les  établissements  re- 
ligieux furent  plus  beaux  et  plus  vénérables 
dès  qu'on  les  eût  dégagés  de  ces  attributs 
de  la  justice  humaine  !  Hàtons-nous  de  rap- 
peler ici,  cependant,  que  le  chapitre  Notre- 
Dame,  venant  en  procession  h  Saint-lMartin- 
des-Chanips,  lors  des  deux  fêtes  solennelles 
du  patron,  faisait,  par  sa  seule  présence, 
sortir  des  cachots  un  prisonnier. 

La  ville  n'était  pas,  on  le  pense,  dans  un 
bien  actif  état  de  progrès  en  ces  jours  de 
calamités  publiques.  En  plusieurs  terres  et 
■juridictions  de  ladite  église  (Saint-Martin), 
qui  soûlaient  être  peuplées  de  bonnes  gens 
mesnagiers,  est  à  prescrit  grande  quantité 
de  maisons  et  lieux  cheus  en  ruine  et  dé- 
sert. Tels  sont  les  termes  d'un  acte  par  le- 
quel frère  Jehan  Alvernas,  humble  prieur 
de  Véglise  et  lieu  de  Saint -Martin- des- 
Champs  à  Paris,  concède  un  terrain  à  Ni- 
colas Flamel  pour  y  faire  édiffier  soit  mai- 
son d^aumosne  par  manière  de  hôpital  ou 
autrement,  et  pouvoir  les  donner  à  demeu- 
rer pauvres  gens.  Ces  établissL'ineuts  chari- 
tables, bien  placés  près  d'un  lieu  consacré 
à  un  saint  dont  la  charité  pratique  fut  la 
première  profession   de  foi ,   étaient  plus 
utiles  que  jamais  ii  cette  époque  de  désordre 
et  de  détresse  où  l'Hôtel-Eùeu  était  souvent 
fermé  aux  pauvres,  à  défaut  d'argent  pour 
se  soutenir.  Nicolas  Flamel  faisait  donc,  en 
établissant  des  maisons  d'aumône,  un  bien 
louable  emploi  de  sa  fortune  acquise  par 
de  longs  et  habiles  travaux  comme  écri- 
vain public  et  libraire-juré  de  l'université. 
Ses  crédules  et  peut-être  jaloux  contempo- 
rains, ne  pouvant  s'expliquer  les  richesses 
qu'il  avait  réalisées  au  prix  de  l'économie 
et  de  l'ordre,  publièrent  qu'il  avait  trouvé 
le  secret  de  transformer  les  métaux  eu  or, 
et  découvert  la  pierre  philosophale.  Pierre 
philosuphale,  eu  elfet,  bien  précieuse  et 


bien  rare,  que  l'(jrdre  et  l'économie  qui 
permirent  à  Nicolas  Flamel  de  se  montrer 
charitable  et  secourable  aux  malheureux,  . 
en  des  temps  d'avidité  et  d'égoïsnie. 

Les  pieuses  constructions  de  Flamel  por- 
tèrent bonheur  au  quartier.  Sous  les  règnes 
relativement  paisibles  et  heureux  qui  sui- 
virent celui  de  Charles  VI  et  la  domination 
des  Anglais,  il  s'étendit,  se  peupla  et  bien- 
tôt il  ne  resta  pins  de  la  coullure  Saint- 
Martin,  et  des  champs  au  uiiliru  desquels 
s'était  élevée  cette  abbaye,  qu'un  vaste 
et  bien  vaste  jardin  dont,  en  1536,  un  écri- 
vain du  monastère  doune  une  courte  des- 
cription en  parlant  des  améliorations  que  le 
prieur  de  cette  époque  avait  réalisées  :  «  Il 
"  ceignit  de  tous  côtés  de  murailles  et  d'eaux 
•  courantes  les  habitations  tant  des  frères 
«  que  des  hôtes  (  le  but  de  la  fondation  était 
«toujours  pieusement  observé),  et  dans 
«  cette  enceinte  il  renferma  les  jardins,  les 
«  saussayes,  les  vergers  et  les  étangs  pois- 
" sonneux. » 

Ces  jardins,  ces  étangs  et  ces  vergers  que 
sont-ils  devenus  aujourd'hui?  Un  lieu  où 
abondent  les  habitants  des  étangs,  les  fruits 
des  vergers,  mais  détachés  pour  jamais  des 
branches  verdoyantes,  exilés  des  limpides 
eaux,  mais  décolorés,  éteints,  morts.  Les 
jardins  de  Saint-Martin-des-Chaïups  sont 
changés  en  marché. 

Et  les  habitations  tant  des  frères  que  des 
hôtes?  Certes  l'abbé  Ingelard,  le  prieur 
Hugo  1",  et  leurs  successeurs,  lorsqu'ils 
construisaient  l'église,  les  cloîtres,  le  beau 
dortoir,  le  réfectoir  plus  élégant  encore,  et 
ceignaient  les  quatorze  arpents  du  prieuré 
d'une  muraille  forliliée  qui  n'a  été  renver- 
sée qu'en  1571 ,  ils  ne  soupçonnaient  point 
par  quels  hôtes  ils  seraient  remplacés  un 
jour.  Lorsque  le  prieur  Evrard  concluait 
avec  sa  sœur  Julienne,  abbessede  Farniou- 
tiers,  une  convention  par  laquelle  les  reli- 
gieux de  Saint-  Martin  s'engageaient  à  prier 
pour  les  religieuses  de  Farmoutiers,  et  ré- 
ciproquement les  sœurs  pour  les  frères,  il 


8. 


était  loin  de  se  douter  qu'il  viendrait  un 
temps  où,  dans  l'enceinte  de  son  prieuré, 
ces  prières  seraient  rempiace'es  par  les  le- 
(;ons  spéciales  de  nos  plus  habiles  profes- 
seurs, données  aux  ouvriers  et  aux  indus- 
triels qui  s'y  rendent  eu  Foule. 

Les  bâtiments  du  prieuré  deSaint-Martin- 
des-Ciiamps  sont  aujourd'hui  le  dépôt  de 
tous  les  modèles,  grands  ou  petits,  des  in- 
struments que  les  sciences  physiques  et  mé- 
caniques ont  inventés  pour  le  progrès  de 
l'industrie  et  des  arts.  Qui  ne  remarquera 
encore  ici  combien  les  grandes  idées  sont 
lentes  ii  se  réaliser?  Descartes,  il  y  a  près 
de  deux  siècles,  avait  eu  la  pensée  de  for- 
mer une  telle  collection  publique,  et  c'est 
en  1794  seulement  qu'elle  est  fondée  : 
«  collection  qui  n'aura  pas  d'égale  en  Eu- 
«  rope,  dit  le  rapport  à  la  suite  duquel  l'é- 
"  tablissement  fut  prononcé;  l'histoire  des 
«  découvertes  de  l'esprit  humain  y  sera 
«  écrite  par  les  instruments  de  tous  les  arts, 
«  depuis  l'outil  du  vannier  jusqu'à  la  ma- 
«  chine  arithmétique.  » 

Elle  est  là,  en  effet,  cette  merveilleuse 
machine,  premier  monument  de  l'infatiga- 
ble pensée  de  Pascal.  Unique  et  constante 
tfleditation  de  trois  des  plus  belles  années 
de  sa  courte  vie,  la  machine  arithmétique 
renferme  dans  le  plus  étroit  espace  d'im- 
menses combinaisons  ;  c'est  ainsi  que  plus 
tard  les  pensées  infinies  de  Pascal  devaient 
se.  concentrer  dans  un  petit  volume  im- 
morlel. 

Oh!  oui,  les  galeries  du  Conservatoire 
des  arts  et  métiers,  plus  encore  que  celles 
de  nos  bibliothèques,  sont  pleines  des  mo- 
numents de  la  pensée  humaine.  Que  d'ef- 
forts d'intelligence  pour  donner  en  quel- 
que sorte  la  vie  à  ce  bois,  à  cet  ivoire,  à 
ces  métaux  1  Vaucanson  le  sut,  Vancanson, 
le  uïagicien  en  mécanique,  Vaucanson  qui 
devina  l'horloge  comme  Pascal  la  géomé- 
liie,  V.iucanson  dont  les  œuvres  furent  la 
premu're  cullection  de  ce  genre,  Vaucanson 
qui  a  rendu,  pour  sa  part,  im  service  im- 


mense à  l'industrie,  et  qui,  cependant,  faillit 
être  lapidé  par  les  ouvriers  de  Lyon,  pour 
avoir  cherché  à  simplifier  les  machines  ! 

Belle  et  utile  transformation  subie  par 
l'antique  prieuré,  elle  a  conservé  aux  arts 
ce  monument  religieux.  L'élégant  et  gra- 
cieux réfectoire  est  encore  debout,  et  l'é- 
glise renferme  un  complet  assemblage 
d'instruments  de  filature  et  de  labour.  C'est 
toujours  un  hommage  au  Dieu  que  l'on 
priait  jadis  dans  ce  temple;  au  Dieu  qui  a 
créé  Ihomme  pour  travailler,  développer 
l'intelligence  dont  il  lui  a  fait  don  ;  au  Dieu 
qui  lui  a  départi  de  quoi  se  nourrir,  se  vê- 
tir et  rendre  plus  doux,  par  son  industrie, 
son  passage  ici-bas.  J'admire  cette  trans- 
formation du  monastère,  et  pourtant,  en 
errant  dans  ces  cours,  ces  salles,  ces  gale- 
ries qui  furent  jadis  cloîtres  et  cellules,  je 
ne  puis  m'empècher  de  chercher  du  regard 
de  la  pensée,  la  sépulture  de  toute  la  fa- 
mille des  Arrodes,  cette  famille  si  antique 
et  si  considérable  dans  la  bourgeoisie  de 
Paris,  que  cela  équivalait  à  noblesse.  Le 
chancelier  de  Morvilliers  sur  la  pierre  du- 
quel se  lisaient  ces  deux  vers  : 

Or,  gist  ici  son  corps,  dans  le  ciel  est  son  âme 
Que  d'un  soupir  tranquille  il  rendit  à  son  Dieu; 

Philippe  de  Morvilliers,  oii  est-il  ?  Qu'est 
devenu  le  tombeau  de  Martin-le-Picard,  no- 
taire et  secrétaire  du  roi,  qui  gisait  entouré 
des  effigies  de  ses  vingt  enfants,  avec  leurs 
noms  inscrits  au-dessous,  suivant  la  naïveté 
du  (|uinzième  siècle?  Oîi  sont  ses  filles, 
Etieunette,  Catherine,  Jeanne,  Jacquette, 
dont  les  paysannes  de  nos  jours  dédaigne- 
raient profondément  les  humbles  noms? 
Oîi  Irouverai-je,  enfin,  le  sépulcre  de  Jean 
Postel,  qui  mourut  dans  le  monastère,  plus 
que  centenaire,  dit-on,  après  avoir  voyagé 
dans  tous  les  pays,  su  toutes  les  langues  et 
les  avoir  enseignées  dans  le  collège  royal 
nouvellement  ouvert  alors  par  François  1"? 
Où  est  l'épitaphe  qui  m'eût  raconté  com- 
ment, orphehn  de  bonne  heure,  maître  d'é 


80 


cole  à  treize  ans,  et  dépouillé  de  tout  ce  qu'il 
possédait  dans  cette  grande  ville  <>ù  il  était 
accouru  pour  chercher  la  science,  il  prit  le 
parti  le  plus  singulier  pour  réparer  sa  pauvre 
fortune;  il  alla  en  Beauce  à  l'époque  des 
moissons,  et  glana  tant  et  si  bien  qu'à  !a  (in 
de  la  saison  il  put  réaliser  assez  d'argent 
pour  revenir  à  Paris,  et  s'élever  par  degrés 
à  la  position  honorable  qu'il  se  créa?  Uu  tel 
exemple  ne  serait  pas  la  leçon  la  moins 
utile  à  donner  à  la  jeunesse. 

Toutefois,  il  serait  injuste  de  ne  pas  re- 
connaître qu'elle  accourt  avec  empresse- 
ment aux  cours  gratuits  de  toute  nature, 
par  lesquels  on  la  met  en  état  de  compren- 
dre cette  collection  de  merveilles  que  con- 
tiennent les  galeries.  En  effet,  que  seraient 
ces  instruments  de  mécanique,  cet  admira- 
ble cabinet  de  physique,  ces  machines  à 
vapeur,  ces  modèles  de  moulins,  de  métiers, 
de  charrues,  si  des  voii  ne  s'élevaient  pour 
les  animer  et  leur  donner  le  mouvement,  la 
vie,  par  le  développement  des  principes  dfc 


la  physique,  de  la  chimie,  de  l'agriculture, 
de  l'écDiiomie  industrielle?  Rien  n'est  ou- 
blié de  ces  enseignements  pratiques,  et  ou-, 
tre  ces  cours  permanents,  des  cours  tempo- 
raires sont,  au  besoin,  créés  pour  la  mise  etii 
progièsde  l'élucidalion  des  méthodes  nou- 
velles inventées,  soit  en  France,  soit  à 
l'étranger.  Certes,  en  nos  jours  de  progrès 
et  de  perfectionnement  industriels,  le  Con- 
servatoire des  arts  et  métiers  est  l'établis- 
sement qui  a  le  plus  d'influence  et  d'avenir. 
Allez  donc  y  passer  quelques  heures  soit 
le  jeudi,  soit  le  dimanche,  et  en  sortant 
lisez  les  noms  donnés  aux  petites  rues  qui 
entourent  le  monastère,  noms  dont  l'en- 
semJjle  est  une  histoire  abrégée;  de  ces 
lieux;  ici,  rue  Uenri,  rue  Philippe,  fonda- 
teurs de  l'abbaye  ;  là,  rue  Montgolfier,  rue 
Vaucanson  ,  fondateur  du  Conservatoire; 
lisez,  et  rappelez-vous  les  pages  qui  précè- 
dent. 

Ernest  Fouiret. 


CORRESPONDANCE  D'OUTRE-MER. 


DEUXIEME   LETTRE 


CE  QUE  PEUT  COUTER  AU  CHILI  UNE  ROBE  DE  SOIE. 


II. 


N'est-ce  pas,  mesdemoiselles,  que  ce  se- 
rait une  chose  bien  horrible  si  l'on  enfouis- 
sait dans  le  sol  ce  pauvre  enfant,  sans  d'a- 
bord isoler  son  cadavre  à  l'aide  d'un  couver- 
cle de  cercueil?  n'est-ce  pas  que  ce  serait 
affreux  d'entendre  le  fossoyeur  amonceler 
des  pelletées  de  terre  et  de  cailloux  sur 
cette  corbeille  qui  ressemble  à  un  berceau, 
sur  ce  dormeur  pour  l'éternité,  qui,  même 
après  sa  mort,  sourit  encore  à  sa  mère?  Oh! 

Il  Voir  lP  numéro  du  Ifr  janvier. 


ne  vous  épouvantez  pas  !  lâ-ba?,  les  champs 
du  repos  ne  sont  pas  faits  comme  les  nôtres; 
là-bas,  la  terre  ne  s'engraisse  pas  des  dé- 
pouilles, de  ceux  que  nous  avons  aimé;  car 
les  cimetières  ne  sont  que  de  vastes  et 
épaisses  murailles  où  chaque  mort  a  sa 
cabine  que  l'on  referme  sur  lui  pour  ja- 
mais! 

Ils  posèrent  donc  la  corbeille  funéraire 
au  fond  d'une  petite  niche  pratiquée  dans  la! 
tombe  commune  ;  l'ensevelisseur  éleva  au-i 
tour  d'elle  un  parapet  de  chaux  vive.  La 
dalle  de  pierre  qui  devait  clore  la  niche  fut 
npportée  ,   puis  le  préire  récita   les  dcr- 


87 


nières  prières,  et  la  foule  revint  au  logis 
y  consoler  la  mère  de  l'enfant. 

Moi  qui  venais  d'assister  a  cette  cére'mo- 
nie  funèbre,  j'étais  cependant  invité  à  une 
chinganas,  joyeuse  fête  de  auit  qu'offrait 
aux  étrangers  un  riche  marchand  de  Tal- 
cahuana;  mais  je  ne  m'y  rendis  pas  ;  j'avais 
le  cœur  trop  triste  :  je  frétai  un  canot  de 
pêcheur,  et  fis  route  pour  gagner  le  bord 
de  mon  navire.  Il  était  minuit  :  la  lune  ne 
s'était  pas  encore  élevée  au-dessus  du  cap 
Estera,  une  profonde  obscurité  enveloppait 
toute  la  baie,  et  sans  le  fanal  qui  brillait 
comme  une  étoile  à  la  cime  des  mâts  de  la 
Vaillante,  mon  patron  de  barque  n'aurait 
jamais  pu  me  conduire  à  ma  destination. 
Nous  avancions  lentement,  une  faible  brise 
de  terre  n'enflait  qu'a  moitié  notre  voile,  et 
je  contemplais  à  loisir  les  myriades  d'étin- 
celles que  soulevait  la  quille  du  canot  en 
labourant  les  vagues,  et  les  longues  traî- 
nées de  lueurs  phosphorescentes  dont  s'il- 
luuiinait  notre  sillage. 

«  Chante,  dis-je  tout  à  coup  au  pêcheur 
qui  m'accompagnait,  chante  une  chanson 
bien  gaie,  une  chanson  de  Boléro.  » 

Je  lui  disais  de  chanter,  car  je  me  trou- 
vais triste  et  découragé,  je  ne  voyais  ni  la 
terre,  ni  mon  navire;  je  ne  voyais  que  la 
mer  et  le  ciel,  et  je  savais  que  les  chiens 
que  j'entendais  aboyer  au  loin,  n'aboyaient 
pas  sur  les  côtes  de  France  ;  que  la  marée 
que  j'entendais  bruir  ne  bruissait  pas  sur 
les  rochers  des  côtes  de  France;  que  ce 
n'était  pas  des  côtes  de  France  que  me 
venaient  ces  mille  parfums  d'arbres,  d'her- 
bes et  de  fleurs  qui  s'échappent  des  grè- 
ves et  voyagent  la  nuit  sur  les  flots... 

«  Chante  donc.  Chilien  !  je  te  paierai  ta 
chanson  un  réal.  » 

A  cette  promesse  d'un  réal ,  le  Chilien 
répondit  d'aburd  par  un  gros  rire,  puis 
abraquant  l'écoute  de  sa  voile,  il  entoniia 
d'une  voix  crépitante  et  narquoise ,  un 
chant  populaire  dans  toute  l'Amérique  es- 
pagnole, un  chant  satirique  qui  a  souvent 


excité  la  colère  de  nos  matelots  et  provo- 
qué des  scènes  de  pugilat  dont  le  dénoue- 
ment se  fait  toujours  à  coups  de  stylet.  Oui, 
mon  impudent  compagnon  eut  l'effronterie 
de  vouloir  me  chanter,  à  moi  qui  lui  offrais 
un  réal  en  paiement,  l'épopée  qui  com- 
mence par  ce  vers  sublime  : 

Losfranceses  no  tienne  de  plala  ',  elc,  etc. 

«Coquin!  m'écriai-je  en  lui  serrant  le 
bras  de  toutes  mes  forces,  tais-loi  !  » 

Il  comprit  l'apropos  de  ma  protestation 
patriotique,  et  commença  aussitôt  un  au- 
tre chant.  Mais  je  l'arrêtai  encore  au  dé- 
but en  lui  disant  : 

«Atteîition!  relève  bien  le  point  oit  se 
trouve  le  navire  et  gouverne  droit  dessus.» 

Car  en  ce  moment  le  fanal,  qui  jusqu'a- 
lors avait  brillé  immobile  à  la  tête  du  grand 
mât,  descendait  lentement  vers  le  pont;  une 
minute  après  il  remonta  à  son  poste,  puis 
descendit  pour  reuionter,  redescenditeuco- 
re  et  disparut  enfin  tout-à-fait.  Voilà  qui  est 
extraordinaire,  pensais-je.  Les  mouvements 
du  fanal  et  sa  disparition  doivent  êîre  mo- 
tivés; ce  sont  des  signaux.  A  qui  sont-ils 
adressés.?  Ce  n'est  pas  l'officier  de  quart 
qui  rappelle  notre  capitaine  ;  notre  capi- 
taine est  rentré  à  bord  dès  le  crépuscule. 
J'étais  vivement  intrigué  par  cette  télégra- 
phie nocturne,  et  la  curiusité  me  poussant, 
je  m'emparai  d'un  aviron  et  me  mis  à  ramer, 
afin  d'activer  la  marche  du  canot,  et  de  sa- 
voir au  plus  tôt  ce  qui  se  passait  à  bord. 
Mais  nous  n'en  n'avançâmes  pas  plus  rapide- 
ment ;  la  folle,  la  capricieuse  brise  de  terre 
abandonna  notre  voile  ;  la  marée,  qui  de- 
puis cinq  heures  du  soir  avait  fait  route 
pour  la  haute  mer,  rebroussa  chemin  ,  il 
nous  fut  impossible  de  l'étaler,  de  lutter  con- 
tre elle  avec  nos  deux  seuls  avirons,  et  nous 
nous  en  allâmes  en  dérive  vers  le  fund  d'une 
giantle  anse  taillée  dans  les  hautes  terres 
du  cap  Estera.  Alors  je   n'eus  plus  que 

(1)  Les  Français  n'ont  pas  d'argent: 


88 


deux  partis  à  prendre  :  ou  bien  tlebaniuer 
dans  cette  ansi;  et  me  refngier  jusqu'au  jour 
dans  une  des  cabanes  du  petit  hameau  bâti 
sur  le  rivage,  ou  bien  encore  laisser  arri- 
ver pour  Talcahuana  que  j'atteindrais  avant 
mie  demi-heure.  Ce  dernier  parti  me  sembla 
le  plus  confortable,  car  la  chinganas  que 
j'avais  tant  méprisée  après  les  funérailles 
de  l'enfant  durait  encore,  et  j'y  serais  chau- 
dement reçu.  J'ordonnai  donc  à  mon  cano- 
tier de  virer  de  bord.  A  peine  avions-nous 
parcouru  quelques  mètres  du  côté  de  la 
ville  qu'un  bruit  sourd,  mais  régulier  et  ca- 
dencé, retentit  à  nos  oreilles.  Ce  bruit  était 
celui  d'avirons  fendant  les  vagues  avec 
promptitude  et  vigueur,  et  l'embarcation 
d'où  il  partait  semblait  se  diriger  vers  le 
fond  de  Ja  crique  que  nous  quittions.  J'é- 
coutai attentivement,  j'étudiai  ce  bruit,  et 
reconnaissant,  à  ne  pas  m'y  tromper,  la 
marche  d'une  de  nos  pirogues  ,  je  la  hélai 
en  espagnol  :  «  Ohé  !  de  la  baleinière,  ohé  !• 
La  mystérieuse  embarcation  s'arrêta  tout  à 
coup,  et  un  silence  complet  fut  la  seule  ré- 
|)onse  que  nous  en  reçiimes.  Mon  compa- 
gnon de  route,  lui,  fit  un  mouvement  et 
une  manœuvre  que  je  m'expliquai  plus  tard, 
maisdtintjeneme  rendispascomptealors.il 
sortit  de  son  apathie  habituelle,  se  redressa, 
arrangea  ou  parut  consolider  un  objet  qu'il 
portait  caché  sous  les  plis  de  son  poncho, 
puis  s'emparant  d'une  pagaye,  dirigea  le 
canot  avec  une  agilité  merveilleuse  vers 
l'endroit  où  s'était  arrêtée  la  pirogue  in- 
connue. La  nuit  était  noire,  noire  à  ne  rien 
apercevoir  à  une  longueur  d'aviron.  Un 
feu  qui  brillait  sans  doute  à  travers  la  porte 
entrebaillée  d'une  des  cabanes  du  rivage, 
faisait  seul  reconnaître  le  gisement  du  fond 
de  la  crique,  et  c'est  vers  ce  feu  que  mon 
compagnon  pagayait  avec  tant  d'ardeur.  Il 
n'y  avait  encore  que  peu  de  jours  que  j'étais 
arrivé  à  Talcahuana;  mais  j'avais  déjà  en- 
tendu dire  que  les  habitants  de  ce  hameau 
nr  jouissaient  pas  d'une  réputation  d'hon- 
nèlct.  ,;;cns,  et  que  le  suir  il  u'ctait  pas  pru 


dent  de  prolonger  ses  promenades  dans 
leurs  parages.  La  manœuvre  de  mon  pa- 
tron de  barque  me  paraissait  donc  suspec 
te,  et  si  elle  ne  m'épouvantait  pas,  du  moins 
elle  m'inquiétait  assez  pour  que  je  lui  inti- 
masse l'ordre  de  gouverner  immédiatement 
sur  la  ville  ;  mais  il  ne  fit  aucun  cas  de  mes 
ordres,  et  continua  sa  route  vers  le  feu. 

—  J'ai  affermé  ta  barque,  lui  dis-je  à  voix 
basse,  et  si  tu  ne  m'obéis  pas  je  ne  te  paierai 
point.  » 

Il  ne  lit  pas  attention  à  cette  menace. 

«Situ  continues, je  t'assomme  à  coup 
d'avirons...  • 

Il  continua  toujours. 

•  Si  tu  ne  l'arrêtes,  je  te  jette  à  l'eau.  • 

H  ne  s'arrêta  pas. 

«  Si  tu  pagayes  encore,  je  prends  mes 
pistolets  de  poche  et  je  te  fais  sauter  la 
cervelle...  « 

Il  pagaya  encore  plus  fort. 

Exaspéré,  ne  sachant  que  faire,  que  ré- 
soudre et  ne  voulant  plus  me  laisser  con- 
duire où  son  caprice  et  ses  mauvais  desseins 
peut-être  me  conduisaient,  j'eus  l'idée, 
l'inspiration  de  ni'écrier  encore  une  fois, 
mais  en  français,  en  bon  français  : 

«Ohé,  de  la  baleinière,  ohé!  à  moi,  si 
vous  êtes  de  la  Vaillante!  » 

Soudain  des  éclats  de  rire  étouf/és  sor- 
tirent de  l'obscurité  à  moins  de  quatre  mè- 
tres de  nous,  et  une  voix  bien  connue,  une 
voix  amie,  me  répondit  d'un  ton  voilé, 
bas  et  sifflant  : 

«  C'est  donc  vous?...  Eh  !  que  faites-vous 
là?... 

—  Parbleu  !  répondis-je  sur  le  même  ton, 
comprenant  qu'il  se  jouait  ici  quelque  scène 
mystérieuse  et  que  des  oreilles  étrangères 
étaient  à  craindre,  parbleu  !  je  voulais  re- 
tourner à  Talcahuana  ou  à  bord  de  la  Vail- 
lante, et  un  scé\ér<i\  de  pêcheur,  qui  m'a  loué 
son  canot,  veut  me  conduire  au  fond  de 
cette  crique.  Approchez,  et  délivrez-moi. 

—  Signer  !  dit  alors  d'un  ton  patelin  mon 
pécheur,  qui  ne  pagayait  |.|u5,  je  voulais 


89 


vouscoiuluire  auprès  de  la  pirogue  île  votre 
fregata. 

—  Tiens,  lui  dis-je  en  sautant  dans  no- 
ire I)aleinière,  voilà  un  real  pour  ta  bar- 
qiiasse,  la  chanson  et  ton  obéissance,  et  file 
bien  vite  ton  nœud  par  oii  tu  voudras.  » 

[.e  pêcheur  inurninra  un  gracias  signor^ 
et  prenant  un  aviron  raina  vers  la  ville. 

»  Vous  nous  avez  fait  une  tière  peur,  avec 
votre  youyou\  me  dit  rolficier  qui  com- 
mandait l'embarcation. 

—  Pourquoi? 

—  C'est  que  je  croyais  avoir  rencontré 
des  douaniers. 

—  Des  douaniers  !  est-ce  que  vous  n'allez 
pas  à  terre  à  la  chinganas  ? 

—  Ah!  bien  oui,  la  chinganas;  on  y 
pense!...  je  suis  en  corvée  de  contrebande. 
Regardez  ces  ballots  ;  il  y  en  a  quatre,  (jua- 
trc  remplis  de  soieries  de  Lyon  que  le  géné- 
ral de  Conception  a  achetés  hier  à  notre  ca- 
pitaine. Au  fond  de  la  baie  des  cavaliers 
nous  attendent;  nous  leur  avons  donné  le 
signal  convenu,  en  halant  bas,  par  trois 
fois,  notre  fanal  du  grand  mât.  Demain  ma- 
tin ces  ballots  seront  rendus  à  Conception, 
et  les  demoiselles  du  général  s'y  tailleront 
des  ornements  pour  la  grande  chinganas- 
tertullias  qui  a  lieu  dans  huit  jours  chez  le 
gouverneur  de  la  province.  Ah  !  par  exem- 
ple, à  celle-là  nous  irons,  nous  danserons 
et  nous  verrons  briller  la  «oie  que  nous 
allons  déposera  terre,  à  la  barbe  du  fisc 
et  au  mépris  des  lois.  Par  ma  foi  !  si  ce 
n'était  pour  des  dames,  je  ne  me  serais 
pas  chargé  de  cette  opération  de  contre- 
bande, et  si  le  capitaine  m'avait  donné  du 
vin  de  Bordeaux  à  débar(|uer  en  fraude,  je 
l'aurais  peut-être  bu  pendant  la  route...   ■> 

Celui  qui  me  parlait  ainsi  était  le  lieute- 
nant de  notre  navire,  franc  breton  et  intré- 
pide marin,  qui  attaquait  une  baleine  comme 
il  aurait  attaqué  une  mouche...  A  ce  propos, 
il  faut  que  je  vous  fasse  un  aveu  que  j'avais 
éludé  de  faire  jusqu'à  présent...  .Je  vous 

(I)  l'clit  bateau. 


déclare  donc  que  la  Vaillante  n'était  ni  une 
orgueilleuse corvettedeguerre, ni  un  coquet 
trois-mâts  marchand,  mais,  hélas  !  un  ba- 
teau chasseur  de  baleines  et  de  cacha- 
lots, un  vil  pêcheur  d'huile,  qui  venait 
se  ravitailler  dans  la  baie  de  la  Concep- 
tion !  !  ! 

MM.  les  capitaines  baleiniers  ont  l'ha- 
bitude d'emporter,  en  quittant  leur  port 
d'armemerit,  quelques  tonneaux  de  pacotil- 
les, et  partout  où  ils  relâchent,  ils  cher- 
chent à  introduire  ces  marchandises  en 
franchise  forcée.  Quand  ce  petit  couimerce 
réussit,  il  est  grandement  lucratif;  mais 
quand  la  douane,  qui  ouvre  l'œil  partout 
et  ne  s'endort  jamais,  saisit  les  fraudeurs  au 
passage,  alors  c'est  différent,  il  y  a  confis- 
cation absolue  et  des  marchandises  et  même 
du  navire.  Nous  en  avions  ici  un  exemple 
sous  nos  yeux  ;  un  exemple  qui  aurait  dû 
intimider  notre  capitaine,  car  depuis  neuf 
mois  un  trois -mâts  américain  des  Etals- 
Unis  se  balançait  captif  à  l'ancre,  au  fond  de 
la  baie,  avec  le  pavillon  chilien  à  son  arti- 
mon, et  des  soldats  chiliens  garnisaires  de 
son  tillac,  et  cela  parce  que  le  capitaine 
américain  avait  été  surpris  débarquant  illé- 
galement un  boucaut  de  tabac  de  Kentucki. 
Mais  notre  chef,  prudent  et  audacieux,  avait 
combiné  d'avance  toutes  les  chances  favora 
blés  à  la  réussite  de  sa  contrebande.  Il  avait 
choisi  pour  l'opérer  une  nuit  obscure  et 
sans  lune.  La  meilleure  marcheuse  d'entre 
nos  pirogues,  nos  plus  vigoureux  matelots 
et  le  plus  actif  et  le  plus  adroit  de  nos  of- 
ficiers transportaient  à  terre  ces  ballots  de 
soieries  5  les  cavaliers  qui  devaient  se  tenir 
prêts  à  les  recevoir  sur  la  croupe  de  leurs 
chevaux  avaient  dû  se  rendre  au  lieu  du 
rendez- vous  sans  traverser  la  ville  de  Tal- 
cahuana  ;  il  savait  aussi  que  les  officiers  de 
la  doudne  passeraient  la  nuit  dans  la  chin- 
ganas^ dont  je  vous  al  parlé. 

«  Attention,  mes  fils!  dit  tout  bas  notre 
lieutenant,  écoutons,  et  sachons  si  le  you- 
you  retourne  à  la  ville.  » 


90 


Nous  écoutâmes  tous,  tête  penchée  vers 
les  flots,  et  nous  n'entendîmes  rien. 

«Le  youyou  ne  remue  pas,  ajout;i-t-il,  il 
ne  peut  pas  être  loin,  et  l'on  entendrait 
comme  tout  à  l'iieure  le  bruit  de  sa  pagaye, 
s'il  faisait  route  n'importe  pour  quel  en- 
droit. Quel  est  cet  homme,  le  connaissez- 
vous? 

—  Il  est  pêcheur,  répondis-je;  je  l'ai 
trouvé,  lui  et  son  canot,  échoués  sur  les 
js'alets  devant  la  douane,  et  il  avait  con- 
senti à  me  reconduire  à  bord  moyennant 
un  réal. 

—  Qu'a-t-il  dit  ?  qu'a-t-il  fait  quand  vous 
avez  entendu  tous  les  deux  le  bruit  de  nos 
avirons,  et  que  nous  nous  sommes  arrêtés 
aussitôt  votre  hélage  en  espagnol  ? 

—  Il  s'est  mis  à  pagayer  vers  vous  ou  vers 
le  feu  du  rivage,  malgré  mes  ordres  con- 
traires, et  son  canot,  que  j'avais  cru  jus- 
qu'alors être  aussi  bon  marcheur  que  la 
bouée  d'une  ancre,  a  filé,  filé  rapide  comme 
un  pingouin  qui  nage  en  pleine  mer. 

—  Je  n'ai  pas  vu  la  tournure  de  ce  par- 
ticulier, que  vous  appelez  un  pêcheur  de 
poissons,  reprit  le  lieutenant  après  un  ins- 
tant de  silence  ;  mais  je  n'aime  pas  ses  al- 
lures, elles  sentent  le  Gabelou...  Uolà!  en- 
fants !  pas  de  sottises  :  tant  pis  pour  les 
robes  des  filles  du  général  ;  en  route  pour  la 
Vaillante,  et  nage  à  tour  de  bras.  » 

Aussitôt  chaque  rameur  saisit  la  poignée 
de  son  aviron,  se  rejeta  en  arrière,  .courba 
le  dos,  raidit  les  bras...  puis  la  baleinière, 
après  avoir  pivoté  sur  son  centre,  bondit 
avec  fracas  dans  la  direction  du  navire. 

Nous  arrivâmes  en  moins  de  cinq  minu- 
tes auprès  d'un  promontoire  derrière  le- 
quel était  l'ancrage  de  la  Vaillante. 

«  En  douceur,  en  douceur,  matelots,  dit 
alors  le  lieutenant,  nage  en  douceur.  « 

Nager  en  douceur  ,  c'est  ramer  avec 
moins  de  force  qu'à  tour  de  bras,  c'est  cou- 
per plus  mollement  la  vague  avec  la  pelle 
de  l'aviron ,  c'est  agir  de  manière  que  l'é- 
lan de  la  pirogue  diminue  graduellement 


d'intensité.  Les  matelots  obéirent,  et  grâce 
à  cette  manœuvre  le  bruit  de  notre  marche 
s'éteignit  peu  à  peu  dans  l'espace  et  s'en 
alla  si  bien  smorzendo,  que  l'homme  du 
you-you  dut  nous  croire  déjà  arrivés  à 
bord  du  navire,  tandis  que  nous  étions 
encore  près  de  la  grève  du  promontoire. 

«  Halte  !  maintenant,  et  l'oreille  au  bos- 
soir. ' 

Toutes  les  oreilles  obéirent  à  cet  ordre 
du  lieutenant^  mais  aucune  n'ayant  en- 
tendu ricocher  sur  les  Ilots  de  la  baie  un 
son,  un  bruit  qui  put  nous  alarmer,  il  dit  : 

«  Rentrez  les  avirons  ;  et  vous,  Jacques 
et  Thomas,  debout;  prenez  chacun  une 
gaffe  et  faites-nous  glisser  le  long  de  l'at- 
terrissage ;  il  n'y  a  pas  ici  plus  de  deux 
pieds  d'eau;  toi,  Pierre,  veille  bien  par-de- 
vant, de  peur  que  la  pirogue  ne  se  défonce 
sur  une  pointe  de  rochers  ,  et  vous,  les  au- 
tres, ouvrez  l'œil,  ne  vous  bouchez  pas  les 
oreilles  et  surveillez  les  gabelous...  les  de- 
moiselles du  générai  auront  leurs  robes.  » 

La  pirogue ,  en  tâtonnant  ainsi  et  en 
suivant  toutes  les  sinuosités  du  rivage , 
rentra  dans  la  crique  du  rendez  -  vous. 
Après  un  quart  d'heure  d'une  marche  à  pas 
de  tortue,  le  feu  que  nous  avions  perdu 
de  vue  reparaissait  encore  plus  brillant 
que  d'abord,  et  à  quelque  distance  de  lui 
une  flamme  bleuâtre  étiucelait  de  temps 
en  temps  au  milieu  de  l'obscurité. 

«  Tout  va  bien ,  mes  fils  !  murmura  Le 
Flem  (  c'est  ainsi  que  se  nommait  notre 
lieutenant),  tout  va  bien;  les  douauiers 
n'ont  pas  surpris  nos  cavaliers  qui  brûlent 
des  amorces  pour  nous  faire  signe  que  nous 
pouvons  les  accoster  en  toute  sûreté  ;  cou- 
rage! et  encore  une  douzaine  de  bons  coups 
de  gaffe.  • 

Un  instant  après,  la  proue  de  notre  piro- 
gue touchait  les  galets  du  rivage,  devant  la 
cabane  où  flamboyait  un  feu  clair.  Des  for- 
mes humaines  se  dessinèrent  en  silhouettes 
sur  les  lueurs  de  ce  feu,  et  un  inconnu  nous 
dit  : 


91 

o  Ouste  pescadores  Franceses  ?  i  bane  où  ils  furent  immédiatement  échangés 

—  Yes,  wylord,  »  répondit  Le  Flem,  en  }  contre  un  rouleau  d'onces  d'or, 

riant;  puis  nos  matelots  s'emparèrent  des  |  (La  suhe  à  un  prochain  numéro.) 

ballots  desoierieset  les portèrentdaus laça-  \  Félix  Maynard 


COURRIER  DE  PARIS. 


28  février. 


A  cette  heure  où  je  t'écris,  chère  Eugé- 
nie, je  te  vois  assise  entre  mes  gentilles 
cousines;  ces  leçons,  qu'elles  reçoivent  avec 
autant  d'application  et  de  plaisir  que  tu  les 
donnes  avec  bonté  et  tendresse,  viennent 
de  (inir;  Pauline  et  Lucie  sont  récompensées 
par  de  douces  paroles  et  par  des  baisers,  et 
si  la  joie  anime  leurs  charmantes  figures, 
elle  ne  brille  pas  moins  dans  tes  yeux. 

Et  moi  aussi,  je  viens  d'embrasser  ma 
petite  Aline  dont  les  progrès  me  sont  une 
si  douce  jouissance;  elle  me  quitte  pour 
aller  jouer,  mais  comme  elle  sait  très  bien 
que  c'est  à  toi  que  j'écris,  elle  me  recom- 
mande de  te  dire  que  tout  le  monde  ici  est 
content  d'elle,  et  qu'il  faudra  donc  que  tu 
l'aimes  toujours. 

Quoique  je  sois  à  Paris,  et  que  tu  sois 
bien  loin,  et  presque  à  la  campagne,  nous 
pouvons,  grâce  à  la  similitude  de  nos  de- 
voirs, de  nos  affections,  de  nos  goiits  et  de 
eette  éducation  que  nous  avons  reçue  en 
commun  des  meilleurs  et  des  plus  tendres 
parents  du  monde,  nous  pouvons,  dis-je, 
nous  voir  par  la  pensée  presqu'à  toute  heure 
du  jour  ;  et  je  ne  sais  rien  de  plus  consolant 
dans  l'absence  que  de  pouvoir  se  dire  à  coup 
sûr  :  elle  est  là,  elle  fait  ceci,  elle  me  re- 
garde et  je  la  vois.  Certainement  Shaks- 
peare  n'avait  pas  la  même  consolation  lors- 
qu'il adressait  à  une  personne  aimée  les 
vers  que  mon  oncle  Jean  nous  a  donnés  à 
traduire.  Malgré  cette  réflexion,  je  suis  fort 
de  l'avis  du  poëte  en  ceci,  que  j'aimerais 
bien  que  tout  mon  être  put  franchir  la  dis- 


tance qui  nous  sépare,  mais  je  ne  vais  pas 
au-delà  et  (peut  être  est-ce  l'effet  d'un 
reste  de  rancune  que  je  lui  garde  pour  la 
peine  qu'il  m'a  donnée  à  le  traduire)  je 
trouve  un  peu  d'exagération  etdepréc/eua;, 
oserais-je  dire,  dans  sa  pensée.  Pour  l'ex- 
pression, je  ne  saurais  la  juger,  même  entre 
nous  deux  ;  mon  oncle,  qui  a  un  profond 
respect  pour  Shakspeare,  ne  m'a  point  blâ- 
mée ;  mais  il  a  excusé  le  poëte  en  me  disant 
que  cette  exagération,  dont  je  me  plains, 
éiait  tout-à-fait  dans  le  goût  littéraire  de  l'é- 
poque de  la  jeunesse  de  Shakspeare. 

Voici  ma  traduction  : 

«  Si  mon  être  était  toute  pensée,  l'inexo- 
«  rable  éloigncment  n'arrêterait  pas  mon 
«  essor.  Alors,  en  dépit  de  la  distance,  je 
«  parviendrais  jusqu'aux  lieux  éloignés  où 
«  tu  as  ton  séjour.  Peu  importerait  alors  que 
«je  fusse  loin,  bien  loin  de  toi,  puisque  la 
«  rapide  pensée  s'élancerait  au  -  delà  des 
«  terres  et  des  mers  en  aussi  peu  de  temps 
«  qu'elle  en  mettrait  à  songer  au  lieu  où  elle 
«voudrait  être;  mais,  hélas!  cette  pensée 
«  me  tue,  qui  me  fait  sentir  que  je  ne  suis 
«  pas  pensée  pour  franchir,  lorsque  tu  es 
«  partie,  le  vaste  espace  qui  me  sépare  de 
«toi.  » 

Les  vers  sur  la  fragilité  de  la  beauté 
m'ont  semblé  moins  difficiles  à  tiaduire, 
mais  encore  bien  assez,  quoiqu'ils  soient 
très  faciles  à  conjprendre.  Les  voici  : 

«  La  beauté  est  un  bien  incertain  et  fri- 
'  vole  ,  un  lustre  éclatant  qui  s'éteint  tout 
•  à  coup ,  un  bouton  qui  meurt  en  mnae 


92 


«  temps  qu'il  lleurit,  un  cristal  fragile  qui 
«  se  brise  en  un  instant.  Bien  incertain, 
«lustre,  cristal,  bouton  de  fleur;  perdu, 
«  éteint,  brise,  mort  avant  qu'une  heure  se 
«soit  ëcoulëe.  • 

La  prose  de  Boccace  sera  beaucoup  plus 
aise'e  ;  je  viens  de  lire  avec  mon  oncle  le 
passage  que  je  vais  écrire  sous  sa  dictée;  il 
me  fait  remarquer  que  cette  anecdote  a  la 
tournure  orientale;  et,  en  effet,  il  semble 
qu'on  lise  un  conte  des  Mille  et  une 
Nuits^  tout  les  rappelle  jusqu'aux  noms; 
mon  oncle  pense  que  cela  s'explique  par  les 
relations  fréquentes  qui  existaient  au  qua- 
torzième siècle  entre  l'Italie  et  le  Levant. 

Écrivons: 

«  Certissiuia  cosa  è  (  se  l'eile  si  piio  dare 
«  alIc  parole  d'alcuni  genovesi  et  d'allri  uo- 
«  mini  che  in  quelle  contrade  stati  sono), 
«  che  nelle  parti  del  Cattaio  fu  già  uomo 
«  di  legnaggio  nobile  e  ricco  senza  compa- 
«  razione,  e  per  nome  chiamato  Natan.  Il 
«  quale  avendo  un  suo  ricetto  vicino  ad 
«  una  strada  per  la  quai  quasi  di  nécessita 
«  passava  cioscunochedi  Ponente  verso  Le- 
«  vante  andar  voleva  o  di  Levante  in  Po- 

•  nente,  et  avendo  l'animo  grande  e  libe- 
«  raie  e  disideroso  che  fosse  per  opéra  co- 

•  nosciuto,  quivi,  avendo  molti  maestri, 
«  fece  in  piccolo  spazzio  di  tempo  fare  un 
«  de'  più  belli  e  de'  maggiori  e  de'  più  ric- 
«  chi  palagi  che  mai  fosse  stato  veduto,  e 
«  questo  di  tulfe  quelle  cose  che  opportune 
«  erano  a  dovere  gentili  uomini  ricevere  e 
«  onorare  fece  ottimamente  fornire.  Et 
«  avendo  grande  e  bella  famiglia,  cou  pia- 

•  cevolezza  e  con  testa  chiunque  andava  e 
«  veniva  faceva  ricevere  et  onorare.  Et  in 
"  tanto  perseverù  in  questo  laudevol  cos- 
«  tume,  che  già  non  solamente  il  Levante, 
«  ma  quasi  tutto  il  Ponente  par  fama  il  co- 
«  noscea.  Et  essendo  egli  giii  d'anni  pieno, 
«  ne  perî)  del  corteseggiar  divenuto  stanco, 
«  avvenne  che  la  sua  famaagii  orccchi  per- 
«  venue  d'un  giovane  chiamato  Mitridancs, 

•  di   pacse  non  guari  al   suo  IuhIhiio.  il 


«  quale,  sentendosi  non  meno  ricco  che  Na 
"  tan  fosse,  divenuto  délia  sua  fama  e  délia 
"  sua  virtù  invidioso,  seco  propose  con 
«  maggior  liberalità  quella  o  annullare  o 
«  olfuscare.  Ë  fatto  fare  un  palagio  simile  a 
-  qncTo  di  Natan,  cominciù  a  fare  le  più 
«  Sïiiisurate  cortesie  che  mai  facesse  alcuno 
«  altro,  a  chi  andava  o   veniva  per  quin- 

•  di  ;  e  senza  dubbio  in  piccol  tempo 
«  assai  divenue  famoso.  Ora  avvenne  un 
«  giorno  che  dimorando  il  giovane  tutto 

•  solo  uella  corte  del  suo  palagio,  una  fe- 
"  minellaentrafadentro  per  una  délie  porte 
«  del  pdlagio  gii  domandô  limosiua  et  eb- 
«  bêla  ;  e  ritornata  per  la  seconda  porta 
«  pure  a  lui,  ancore  l'cbbe,  e  cosi  successi- 
«  vameute  infiuo  al|;i  diiodt'cima  ;  e  la  tre- 
«  décima  volta  tornata  disse  Milridanes  : 
«  Buona  femina,  tu  se'  assai  sollecila  a 
«  questo  tuo  dimandare  ;  e  nondimeno  lei 

•  fece  limosina.  La  Vecchierella,  udita  ques- 
«  ta  parola,  disse:  «  0  liberalità  iH  Natau, 
«  quanio  se'  tu  maravigliosa!  che  per  tren- 
«  tadue  porte  che  ha  il  suo  palagio,  si  corne 
<•  questo,  entrata  e  domandaiagli  limosina, 
«  mai  da  lui,  che  egli  mostrasse,  riconos- 
"  ciufa  non  fui,  e  sempre  l'ebbi  :  e  qui  non 
«  veuutaancora  se  non  per  tredeci,  e  rico- 
"  nosciuta  e  proverbiala  sono  stata.  » 

Voilà  une  bien  grande  magnificence. 

La  magniBcence  dont  on  s'entretient  le 
plus  aujourd'hui,  c'est  celle  des  bals  et  des 
concerts,  et  cela  ne  fait  point  de  tort  à  la 
charité,  au  contraire,  puisque  les  uns  et  les 
autres  la  servent  souvent  et  que  le  luxe 
des  salons  et  des  toilettes  fait  vivre  une 
multitude  de  gens  de  toutes  sortes  de  pro- 
fessions. C'est  ce  qu'il  ne  faut  pas  oublier, 
dit  souvent  mou  père;  bien  qu'assurément 
il  soit  loin  d'aimer  le  luxe  pour  lui-même. 
Ici,  tu  le  sais  bien,  le  confortable  et  le  bon 
goût  régnent  uniquement,  et  la  plupart  de 
nos  amis  n'ont  pas  moins  de  simplicité  que 
nous.  La  dernière  soirée  de  ma  mère  en 
ferait  loi. 

Notre  petit  eoureit  ;i  étc  écuuto  avrc  Tin- 


93 


ilulgeiice  que  nous  sommes  tûiijoiirs  sûrs 
de  trouver  dans  notre  bienveillant  audi- 
toire. 

Les  plus  jeunes  de  nos  artistes,  Julie  et 
Zoé,  ont  joué  deux  airs  variés  de  Lecarpen- 
tier,  op.  05;  l'un  sur  un  motif  de  Donizetli, 
l'autre  sur  un  motif  de  Mercadante.  Quoi- 
que très  faciles,  ces  doux  morceaux  ont 
vraiment  fait  plaisir,  car  ils  sont  très  bril- 
lants. 

Pour  moi,  j'ai  joué  une  fantaisie  de  Kalk- 
breiîiier  sur  le  Roi  d'Yvetot;  cet  ouvrage 
n'exige  pas  que  l'on  soit  très  forte,  et,  par 
conséquent,  il  ne  te  conviendrait  guère 
couiuie  étude,  mais  il  est  si  parfaitement 
écrit  pour  le  piano,  qu'on  peut,  en  s'amu- 
sant  beaucoup,  perfectionner  son  exécution, 
et  c'est  ce  qui  me  l'avait  fait  adopter.  Les 
tours  de  force  ne  sont  pas  toujours  ce  qui 
me  fait  le  plus  de  plaisir,  dit  uja  grand'- 
luaman;  mon  père  est  de  cet  avis,  et  je  crois 
que  mon  oncle  pense  de  même  ;  essaie  donc 
de  la  fantaisie  de  Kalkbrenner,  je  suis  sûre 
qu'elle  lui  plaira.  Gabrielle  et  moi,  nous 
avons  chanté  les  romances  et  chansonnettes 
de  l'album  de  raudemoiseVe  Puget  que  je 
t'ai  déjà  mentionnées;  et  puis  la  soirée  s'est 
achevée  gaîment  en  dansant  des  contredan- 
ses que  nous  jouions  à  tour  de  rôle,  et  que 
mou  frère  m'avait  apportées  il  y  a  quelques 
jours. 

.  Notre  orchestre  de  danse  était  vraiment 
magnifique  :  le  violon  de  Léon,  le  cornet  ii 
pistons  et  le  flageolet  de  nos  cousins  Georges 
et  Ernest  faisaient  un  effet  superbe  et  assis- 
taient merveilleusement  le  piano. 

Zoé  a  joué  le  quadrille  très  facile  et  très 
bi  illant  ayant  pour  titre  Paul  et  Virginie^ 
par  Alphonse  Leduc.  La  lithographie  qui 
orne  le  titre  de  celui-ci  est  si  jolie,  que 
Pauline  serait  enchantée  de  pouvoir  le  jouer, 
rien  que  pour  voir  Pdul  et  Virginie  port('s 
par  les  nègres. 

Le  quadrille  du  Bonhomme  Dimanche, 
composé  par  Musard  pour  les  bals  de  l'O- 
péfa,el  tiréde  lalbum  de  mademoisille  Pu 


get,  a  enlevé  les  danseurs.  C'était  moi  reite 
fois  qui  tenais  le  piano. 

Gabrielle,  qui  a  joué  celui  du  Roi  d'Yve- 
tot, a  eu  un  succès  incontestable  et  bien 
mérité.  Ce  quadrille  est  encore  de  Musard. 

Celles  de  nos  amies  qui  ne  pourraient 
former  un  orchestre  aussi  complet  que  le 
nôtre,  trouveront  toutes  ces  contredanses 
pour  deux  et  quatre  mains  sur  le  piano,  et 
ce  sera  encore  fort  joli. 

Comme  Gabrielle  et  moi  nous  ne  valsons 
pas,  c'est  nous  qui  avons  joué  toutes  les 
valses,  et  d'abord  une  suite  de  valses  de 
Tolbecque  (toujours  sur  le  Roi  d'Yvetot)^  et 
puis  encore  une  valse  et  un  galop  tirés  du 
même  opéra  et  arrangés  par  Burgmiiller.  Le 
tout  a  fait  une  charmante  soirée  qui  a  paru 
agréable  à  tout  le  monde. 

Si  tu  veux  plus  de  détails  encore,  je  te 
dirai  quelles  étaient  les  toilettes  de  nos 
meilleures  amies,  et,  à  cef  compte,  je  devrai 
commencer  par  celle  de  maman,  qui  avait 
une  robe  de  poult  de  soie  gris,  avec  un  ca- 
nezou  à  la  Robert  dont  je  t'envoie  le  patron 
et  le  dessin  ;  ce  canezou ,  en  imitation 
d'Angleterre ,  était  doublé  de  marceline 
rose. 

Madame  de  C...  avait  une  robe  de  pékin 
noir,  une  berthe  en  dentelles,  et  sur  la  tète 
des  barbes  de  dentelles  avec  des  roses. 

Gabrielle,  une  robe  de  crêpe  blanc  à  deux 
jupes  relevées  à  droite  et  à  gauche,  au  bas 
des  jupons,  avec  des  bouquets  de  violettes 
de  Parme  retenus  par  un  ruban  de  satin 
montant  jusqu'à  la  ceinture. 

Dans  les  cheveux,  une  guirlande  de  fleurs 
naturelles  de  violettes  de  Parme  ei  de 
bruyères,  posée  sur  la  natte  de  derrière  et 
formant  des  bouquets  à  droite  et  à  gauche, 
qui  accompagnaient  les  touffes  de  cheveux 
frisées  à  l'anglaise;  celles-ci  tombaient  assez 
bas  sur  les  joues,  mais  sans  exagération  ce- 
pendant. Madame  de  C...  est  comme  ma- 
man, et  dit  qu'une  jeune  personne  doit  évi- 
ter avec  soin  tout  ce  qui  pourrait  attirer  les 
regards  sur  elle. 


9>i 


La  robe  de  ma  petite  Aline  était  en  barége 
uni  doublé  de  marccline  rose,  avec  trois  plis 
au  bas  du  jupon  ;  le  corsage  décolleté,  avec 
une  berthe  pareille  à  la  robe;  ses  cheveux 
partagés  en  deux  nattes  tressées  tout  au  bas 
de  la  tête,  et  nouées  avec  des  rubans  roses. 
Et  moi,  chère  Eugénie,  j'avais  mis  la  robe 
de  tarlatane  doublée  de  rose,  dont  je  t'ai 
envoyé  le  modèle;  mes  cheveux  de  de- 
vant, que  j'avais  nattés  la  veille,  formaient 
des  bandeaux  un  peu  ondulés  ;  ceux  de 
denière  étaient  réuni-s  dans  une  seule  natte 
tournée  en  couronne,  placée  très  en  arrière 
de  la  tête.  Pour  orner  cette  coiffure  si  sim- 
ple, un  peigne  Joséphine  et  une  demi-guir- 
lande de  camélias  blancs  et  de  bruyères 
roses  naturels,  que  j';!vais  montée  moi- 
même  avec  du  laiton  vert  que  nous  em- 
ployons pour  faire  des  fleurs.  Mais  en  vnilà 
bien  assez  sur  les  toileties;  si  mon  oncle 
arrivait  en  ce  moment,  c'est  pour  le  coup 
qu'il  pourrait  rire  et  nie  demander  si  je 
t'envoie  un  journal  de  modes.  Le  carnaval 
est  notre  excuse. 

Les  soirées  de  danse  et  de  musique,  si 
nombreuses  en  ce  moment,  ne  font  cpp<^n- 
dant  aucun  tort  à  nos  soirées  de  travail  et 
de  réunions  iniimes.  Notre  jour  des  pauvres 
est  toujours  l'un  de  ceux  qui  nous  procu- 
rent le  plus  de  douce  gaîlé.  C'est  qu'à  ren- 
contre des  autres  soirées,  dont  il  ne  nous 
reste  le  lendemain  que  de  la  fatigue,  nous 
conservons  de  celle-ci  un  bon  souvenir  tiré 
du  contentement  de  nous-mêmes.  Aussi  le 
zèle  d'aucune  travailleuse  ne  se  ralentit,  et 
dans  ce  moment,  c'est  à  qui  fera  les  plus 
jolis  ouvrages  pour  la  loterie  que  prépare 
madame  deC... 

Le  crochet  se  montre  toujours  sous  toutes 
les  formes:  bourses,  sacs,  bonnets  d'hom- 
me, ceux-ci  avec  de  la  laine,  de  la  soie  et  de 
l'or;  ceux-là  avec  la  soie,  l'or  et  les  perles 
d'or  ou  d'acier  (  aujourd'hui  on  met  de  l'or 
partout  et  jusque  dans  la  tapisserie  ),  cro- 
chet uni,  crochet  allemand,  crochet  à  jour 
simple  ou  à  double  maille  et  formant  da- 


mier, tous  les  crochets  possibles  sont  fort 
eii  vogue.  La  tapisserie  n'y  perd  rien  et  se 
voit  toujours  dans  beaucoup  de  mains.  Pen- 
dant que  nos  aiguilles  de  toutes  sortes,  nos 
crochets  et  nos  navettes  fonctionneut  à  qui 
mieux  mieux,  nos  frères  et  nos  cousins  em- 
ploient très  utilement,  et  très  agréablement 
aussi,  leurs  crayons  et  leurs  pinceaux  dans 
le  but  qui  nous  est  commun,  et  rien  n'est 
plus  charmant  que  cette  activité. 

Tu  trouveras  dans  la  planche  de  dessins 
que  je  t'envoie,  deux  signets  qui  font  partie 
des  lots  de  la  loterie. 

Le  n°  1  est  un  signet  destiné  à  mettre 
dans  un  livre  de  messe,  c'est  pourquoi  le 
dessin  qui  est  dessus  forme  l'anagramme 
du  nom  de  Jésus. 

Le  no  2  est  un  signet  qui  ne  diffère  du 
précédent  que  par  le  dessin,  parce  qu'il 
doit  trouver  sa  place  dans  un  volume  quel- 
conque. 

Le  premier  est  brodé  sur  du  velours  gre- 
nat avec  de  l'or  appelé  bouillonné  :  cet  or 
se  coupe  par  petits  morceaux  plus  ou  moins 
loiigs,  suivant  la  partie  du  dessin  à  laquelle 
on  veut  l'euiployer,  puis  avec  une  aiguille 
fine  enfilée  de  soie  couleur  d'or,  on  fixe  le 
bouillonné  sur  l'étoffe  en  passant  son  ai- 
guille dans  ce  bouillonné  Ce  bouillonné 
oceupe  alors,  sur  l'objet  qu'on  brode,  la 
même  place,  un  peu  plus  épaisse,  qu'y  oc- 
cuperait la  soie  si  l'on  brodait  tout  simple- 
ment en  soie  au  passé. 

L'autre  signet  est  en  velours  vert  ;  les  lo- 
sanges sont  brodés  avec  du  cordonnet  d'or, 
cousu  sur  le  velours,  et  dans  leurs  milieux 
j'ai  mis  trois  perles  d'or. 

Pour  monter  l'un  ou  l'autre,  taille  deux 
petits  morceaux  de  carton  semblables  au 
n"  1  ou  au  n°  2,  couvre  l'un  de  ces  mor- 
ceaux de  carton  avec  ton  velours  brodé  ; 
l'autre,  tu  l'envelopperas  d'étoffe  de  soie 
d'une  couleur  pareille  à  celle  du  velours  ou 
de  toute  autre  couleur,  pourvu  qu'elle  aille 
bien  avec  celle  du  dessus,  conmie  bleu  ciel 
et  grenat,  blanc  et  vert,  cerise  et  vert ,  etc. 


95 


Alors  coupe  douze  petits  morceaux  ,  de 
30  centimètres,  de  ruban,  appelé  sig7}et  ;  aie 
soin  d'en  varier  agre'ablement  les  couleurs, 
et  couds  six  à  droite  et  six  à  gauche,  en 
dedans  du  morceau  de  carton  enveloppé 
d'étoffe  de  soie. 

Après  cetle  besogne  finie,  applique  le 
dessus  brodé  sur  le  dessous  uni,  couds-les 
ensemble  par  un  pefit  siirgetet  cache  cette 
couture  avec  un  petit  lacet  d'or,  que  tu  cou- 
dras aussi. 

Pour  donner  un  peu  de  poids  aux  petits 
rubans,  qui  tomberont  ainsi  plus  naturelle- 
ment dans  un  livre,  tu  enfileras  en  bas,  au 
bout  de  chacun  d'eux,  uneperlesoit  d'or,  soit 
de  corail,  etc.  Comme  j'avais  quelques  per- 
les de  corail ,  je  lésai  mises  au  bas  des  ru- 
bans de  ces  deux  signets,  et  je  les  ai  placées 
entre  deux  petites  perles  d'or,  ce  qui  les 
relevait  beaucoup,  et  a  été  trouvé  très  joli  -, 
puis,  au-dessous  de  chaque  bout  de  ruban 
ainsi  orné  de  perles,  j'ai  fait  un  petit  nœud 
pour  les  retenir. 

Tu  trouveras  que  le  dessinateur  a  été  pro- 
digue de  bouts  de  rubans;  mais  tu  n'en 
tiendras  compte. 

Le  no  3  est  le  canezou  en  imitation  d'An- 
gleterre, dont  je  t'ai  parlé  plus  haut.  Tout 
dessiné  et  prêt  à  broder,  il  avait  coulé,  chez 
madame  David,  9  fr.  Les  deux  petits  cols 
de  la  dernière  planche  étaient  aussi  du  pas- 
sage Choiseul,  et  du  prix  de  2  fr.  50  c. 

Le  n°  i  est  la  moitié  du  dos  de  ce  cane- 
zou ;  sa  forme  t'indique  tout  de  suite  qu'il 
doit  être  froncé  par  le  bas. 

Le  no  5  est  le  petit  col  qui  est  un  mor- 
ceau séparé,  et  que  j'ai  fait  mettre  sur  le 
dessin  à  l'endroit  qu'il  doit  occuper  pour 
économiser  la  place. 

Le  n"  6  est  le  revers  d'un  côté  du  devant, 
et  puisqu'il  se  renverse  sur  ce  devant  com- 
me les  revers  d'un  habit  d'homme,  tu  con- 
çois que  l'endroit  de  la  broderie  doit  se 
trouver  k  l'envers  de.  la  broderie  du  mor- 
ceau tout  entier,  formant  un  des  côtés  du 
devant. 


Ce  devant  tout  entier,  je  n'ai  pu  le  met- 
tre faute  de  place;  mais  lu  en  trouveras  le 
patron  au  n°  7,  et  le  revers  étant  dessiné,  et 
le  semé  le  même  pour  tout,  tu  n'en  as  pas 
besoin  pour  faire  parfaitement  ton  travail 
tout  entier. 

Le  n°  8  est  un  bout  de  bordure  pour  le 
devant  du  canezou,  du  côté  de  l'épaule. 

Si  tu  voulais  faire  ce  dessin  beaucoup  plus 
simple,  lu  pourrais  te  borner  à  ne  faire  tout 
autour  que  la  bordure  qui  se  trouve  au  bord 
du  revers,  et  faire  plus  de  semé. 

Le  n»  9  est  ce  qu'on  appelle  un  tour  de 
bonnet  pour  mettre  sous  un  chapeau. 

Pour  en  faire  un  semblable,  il  faut  3  mè- 
tres de  ruban  n°  12  et  de  la  paille  iaitonnéc 
(lu  sais  que  la  puille  laitonnée  est  une  petite 
tresse  en  paille  de  riz  sur  le  milieu  de  la- 
quelle on  a  cousu  un  laiton). 

Coupe  un  morceau  de  50  centimètres  de 
cette  paille  laitonnée,  plus  deux  autres  mor- 
ceaux de  30  centimètres  environ. 

Couvre  chacun  de  ces  deux  derniers  mor- 
ceaux avec  du  ruban  que  tu  roules  dessus 
de  biais  ;  arrête  avec  quelques  points. 

Réunis  ces  deux  morceaux  au  grand  mor- 
ceau à  une  hauteur  d'environ  11  centimè- 
tres de  chacune  des  extrémités  de  celui-ci. 
Cela  formera  trois  cintres  séparés  les  uns 
des  autres  dans  leurs  milieux,  et  se  rappro- 
chant toujours  un  peu  jusqu'au  point  de 
leur  jonction  complète. 

Alors  couvre  aussi  de  ruban  ce  que  tu 
n'as  pas  couvert  encore.  Ceci  fini,  coupe  dix 
bouts  de  ruban  de  10  centimètres  chaque. 

Tu  en  formeras  huit  coques;  ces  coques  se 
font  en  repliant  le  ruban  sur  lui-même  par 
la  moitié,  et  en  le  pinçant  ensuite  du  bas,  à 
droite  et  à  gauche,  de  manière  à  en  rappro- 
cher les  deux  côtés  du  centre. 

Prends  trois  de  ces  coques  ;  couds-en  une 
de  façou  à  ce  qu'elle  couvre  le  point  de 
jonction  de  tes  trois  autres;  couds  en  une 
seconde  à  1  centimètre  environ  au-dessous 
et  un  peu  à  droite  ou  à  gauche,  selon  le 
côté  par  lequel  tu  as  commencé. 


9f; 


'  La  troisième  coque  devra  ^irc  placée  \m 
peu  plus  bas,  ef  inclinée  du  côté  opposé  à 
la  seconde. 

Entre  ces  coques  et  celles  que  tu  vas  met- 
tre au-dessous,  en  les  renversant  de  ma- 
nière qu'elles  soient  opposées  aux  premiè- 
res, tu  laisseras  un  intervalle  de  15  à  18 
millimètres. 

Ces  dernières  coques,  au  nombre  de  cinq, 
seront  disposées  en  s'élargissant  un  peu  au 
bas  des  joues.  Sous  la  dernière  coque,  en 
l'attachant,  tu  poseras  le  bout  de  ruban  qui 
termine. 

Alors  prends  le  dernier  bout  de  ruban  de 
10  centimètres,  et,  croisant  les  deux  extré- 
mités de  ce  ruban  en  les  i)assant  Tune  sous 
l'antre,  noue -les  connue  on  noue  deux 
morceaux  de  cordons  que  l'on  veut  réunir  ; 
mais  ne  serre  pas  le  nœud,  et  laisse-le  ou- 
vert avec  grâce;  alors,  tu  le  poseras  sur 
l'espace  laissé  vide  entre  les  coques  d'en 
baut  et  celles  d'en  bas,  en  ayant  soin  de  re- 
plier proprement  les  bouts  sous  la  paille 
couverte  de  ruban 

Voilà  pour  un  des  côtés  du  visage.  Fais 
l'autre  pareil  à  celui-ci.  et  puis  tu  coudras, 
à  la  naissance  des  coques  de  droite  et  de 
gauche,  un  bout  de  faveur  qui  servira  à  re- 
tenir celte  coiffure  sur  la  tête,  en  la  nouant 
dessous  le  chignon. 

Tu  pourrais  encore,  à  la  place  des  coques, 
placer  à  droite  et  à  gauche  un  chou  ayant 
trois  bouts  de  ruban,  ce  qui  formerait  une 
jolie  coiffure  que  tu  pourrais  garder  nu- 
tète. 

Mo;i  l)ieu  !  je  vois  mon  papier  finir  en 


[  mt^me  temps  que  l'heure  que  je  consacre  à 
t'écrire,  et  je  veux  pourtant  te  donner  en- 
core un  moyen  pour  nettoyer  tes  gants;  on 
en  use  tant  dans  cette  saison  !  Ce  moyen,  je 
ne  l'ai  pas  inventé,  mais  je  l'ai  trouvé. 

C'est  une  espèce  de  pommade  appelée  sa- 
ponine,  eique  l'on  vend  ici  chez  Duvigncau, 
pharmacien,  mais  je  ne  doute  pas  que  tu  te 
la  procures  facilement  dans  ton  voisinage. 
Celte  pommade  coûte  2  francs  le  pol,  et  l'on 
peut  nettoyer  au  moins  20  paires  de  gauls 
avec. 

Pour  cela,  on  prend  un  morceau  de  lla- 
nelle,  on  le  frotte  légèrement  de  saponine^ 
puis,  après  avoir  étendu  sur  une  table  la 
partie  du  gant  que  l'on  veut  nettoyer,  on  la 
frutte  avec  la  flanelle,  et  l'on  voit  tout  aus- 
sitôt la  tache  quitter  le  gant  et  se  montrer 
sur  la  flanelle;  alors  on  prend  la  flanelle 
plus  loin  pour  rimbd)er  encore  de  saponine, 
et  ainsi  de  suite,  jusqu'à  ce  que  l'opération 
soit  finie. 

J'ai  nettoyé  ainsi ,  non-seulement  mes 
gants,  mais  encore  ceux  de  mon  frère,  qui 
était  enchanté.  J'oubliais  de  te  dire  que  cela 
ne  peut  se  faire  que  pour  des  gants  glacés. 

Ce  que  je  n'oublierai  pas,  c'est  de  t'em- 
brasser,  de  me  recommander  au  tendre  et 
bienveillant  souvenir  de  mon  cher  oncle, 
de  dire  à  mes  petites  cousines  que  je  suis 
ravie  de  savoir  qu'elles  travaillent  si  bien, 
et  à  toi,  que  je  meiu's  d'envie  de  te  revoir; 
conunent  pourrait-on  oublier  ce  à  quoi  l'on 
pense  toujours? 

Marie  d'Aisgremont. 


)® 


mes,  d'au, 
ne  l'était  i 
pays  civil i 
Californie 
bœufs  ;  le 
avec  desi 
Pécherais 
lui,  se  cod| 
pieux;  ent 
branches 
feuilles,  pu' 
de  la  boue,  ei  murailles  et  toiture  se  trou- 
vent ainsi  fabriquées,  et  il  demeure  là-des- 
sous!... Il  n'a  ni  meubles,  ni  cheminée,  ni 

(1)  Voir  page  80. 

N.  4—1'"  AVRIÎ.  1843,  — Xr  ANNÉE. 


a-tspagne  que  nous  avons  si  souvent  con- 
templés à  rétdiage  des  marchands  de  gravu- 
res. Cet  homme  donna  quelque  medios^  au 

(2)  Bois  de  chêne  très  rouge. 

(3)  Petite  monnaie  d'argent  valant  trente  renUmes. 


97 


CORRESPONDANCE  IVOUTRE-MER. 


TROISIÈME  LETTRE*. 


«  Maintenant,  good  morning  etfarewel, 
mylords,  s'écria  Leilem  \  et  nous,  enfants, 
retournons  à  bord,  l'affaire  est  faite...  si  les 
filles  du  géne'ral  ne  sont  pas  contentes  de 
ces  étoffes,  elles  n'ont  qu'à  me  l'écrire  poste 
restante,  en  Europe;  je  leur  apporterai  d'au- 
tres nouveautés  à  mon  prochain  voyage.» 

Et  cela  disant,  il  avait  décacheté  le  rou- 
leau d'onces,  et  faisait  résonner  dans  la  po- 
che de  son  paletot  les  joyeuses  pièces  d'or. 

Moi ,  pendant  que  se  terminait  cette 
transaction  de  contrebandiers,  j'eus  le  loi- 
sir de  contempler  et  la  cabane  oîi  nous 
étions  entrés  et  les  êtres  qui  l'habitaient, 
et  les  quatre  Chiliens  qui  se  préparaient  à 
poser  nos  marchandises  sur  la  croupe  de 
leurs  chevaux.  La  cabane!  oh!  la  misère  la 
plus  incommensurable  ne  s'est  jamais  ré- 
fugiée sous  un  plus  misérable  abri.  J'ai  vu 
les  huttes  des  pécherais  de  la  Terre-de-Feu, 
les  huttes  des  Nouveaux-Zélandais ,  les 
huttes  des  Californiens,  eh  bien  !  je  n'en  n'ai 
jamais  vu  d'aussi  délabrées,  d'aussi  inti- 
mes, d'aussi  dégoûtantes  de  sauvagerie  que 
ne  l'était  celle-ci ,  bâtie  cependant  dans  un 
pays  civilisé  et  à  la  porte  d'une  ville  !  Le 
Californien  couvre  sa  demeure  de  peaux  de 
bœufs;  le  Zélandais  en  forme  les  lambris 
avec  des  treillis  de  joncs  et  d'herbes;  le 
Pécherais  la  creuse  dans  le  sol  ;  le  Chilien, 
lui,  se  contente  de  planter  en  terre  quatre 
pieux;  entre  ces  quatre  pieux  il  place  des 
branches  d'arbres  encore  revêiues  de  leurs 
feuilles,  puis  il  placarde  ces  branches  avec 
de  la  boue,  et  murailles  et  toiture  se  trou- 
vent ainsi  fabriquées,  et  il  demeure  là-des- 
sous!... 11  n'a  ni  meubles,  ni  cheminée,  ni 

(t)  Voir  page  8C. 

N.  4.—  V'  Wmi.  1843,— Xr  ANNÉE. 


fenêtres.  Son  lit,  c'est  la  terre  nue;  sa 
cheminée,  c'est  le  trou  fabriqué  au  plafond, 
et  par  lequel  s'échappe  au  dehors  la  fumée 
du  foyer;  sa  fenêtre,  c'est  sa  porte.  Ils 
étaient  là,  cinq  ou  six  êtres  vivants,  hu- 
mains ou  pourceaux  étendus,  et  dormant 
sur  un  tas  de  goèjnons  desséchés  !  Oh  !  non, 
jamais!  eussiez-vous  une  imagination  douée 
d'une  divine  toute-puissance  pour  conce- 
voir et  pour  voir  par  la  pensée  ce  que  vous 
ne  pouvez  voir  par  les  yeux,  jamais  vous  ne 
vous  créeriez  une  image,  même  approxi- 
mative, de  la  demeure  d'un  pauvre  Chilien! 
Les  contrebandiers, eux, c'étaient  des  hom- 
mes alertes,  vigoureux  et  à  tournures  éner- 
giques, coiffés  du  5om6rero  national,  cou- 
verts d'uu  poncho  court  et  léger,  chaussés  de 
hautes  bottes  en  peau  de  mouton  dont  le 
lainage  non  tondu  paraissait  en  dehors,  et 
armés  d'un  coutelas  qui  ne  laissait  entre- 
voir que  son  manche  d'eucryphie'  ;  la  lame 
s'étant  fait  un  fourreau  dans  une  doublure 
des  peaux  de  la  botte.  Ce  devaient  être  des 
cavaliers  ardents,  car  les  molettes  de  leurs 
éperons  étaient  plus  larges  qu'une  grosse 
piastre  à  canons  d'Espagne,  et  je  n'avais 
jamais  vu  un  fouet  de  cuir  plus  souple  et 
plus  cinglant  que  celui  qu'ils  portaient  en 
collier  par-dessus  leur  poncho.  L'un  deux, 
le  même  qui  avait  payé  Leflem,  semblait 
commander  à  ses  compagnons,  et  sa  figure 
bronzée,  l'expression  mobile  de  ses  traits, 
son  regard  impérieux  et  décidé  me  le  fai- 
saient comparer  à  ces  brigands  d'Italie  ou 
d'Espagne  que  nous  avons  si  souvent  con- 
templés à  l'étalage  des  marchands  de  gravu- 
res. Cet  homme  donna  quelque  raedios^  au 

(2)  Bois  de  chêne  très  rouge. 

(3)  Petite  monnaie  d'argent  valant  trente  r«ntfmes. 

7 


98 


maître  de  la  cabane,  qui,  accoudé  sur  son 
matelas  de  varec,  et  à  moitié  endormi, 
nous  regardait  stupidement;  puis  saisissant 
un  ballot,  il  sortit  et  ses  compagnons  le 
suivirent;  mais  à  peine  eut-il  fait  quel- 
ques pas  pour  rejoindre  les  chevaux  fourra- 
geiint  non  loin  de  là  dans  les  buissons  lie 
bambous  et  de  sarmenta,  qu'un  nouveau 
venu  s'élança  à  sa  rencontre,  et  s'écria  à 
haute  voix  et  en  espagnol  : 

«  Au  nom  de  la  loi  !  je  vous  arrête. 

—  En  double,  mes  fils,  embarque  en  dou- 
ble, et  pousse  au  large;  voilà  les  doua- 
niers! exclama  Leflem  ;  embarque  !  sauvons- 
nous!  • 

En  moins  d'une  seconde  notre  embar- 
cation reprenait  flot;  en  moins  de  deux 
secondes  elle  s'était  déjà  élevée  à  plus  d'une 
encablure  du  rivage. 

Que  se  passa  t-il  alors  sur  le  rivage?  je 
l'ignore.  Leflem  ne  craignant  plus  d'être 
saisi,  puisque  la  preuve  du  flagrant  délit 
était  déposée  à  terre,  suspendit  la  marche 
de  la  pirogue,  et  nous  écoutâmes,  et  nous 
entendîmes  des  cris  étouffés,  des  trépigne- 
ments, des  bruits  sourds,  des  paroles  de 
rage,  puis  des  pas  de  chevaux  s'enfuyant  au 
galop,  puis  des  gémissements  et  comme  un 
râle  d'agonie... 

•  Est-ce  que  les  coutelas  se  sont  mêlés 
de  l'afi'aire?  nous  dit  Leflem  avec  terreur; 
attention.  • 

Les  mêmes  gémissements ,  le  même  râle 
d'agonie  sefaisaienttoujoursentendre,  mais 
ils  s'aff'aiblirenl  peu  à  peu,  et  tout  rentra 
dans  le  silence. 

.  Ma  foi  !  ajouta  Leflem  d'une  voix  pro- 
fondément émue,  s'il  y  a  eu  un  meurtre 
de  commis,  que  Dieu  nous  le  pardonne, 
car  si  j'avais  pu  le  prévoir,j'aurais  préféré 
jeter  à  la  mer  toutes  les  soieries  du  capi- 
taine, plutôi  que  de  chercher  à  les  vendre 
au  prix  de  la  vie  d'un  chrétien,  qu'il  soit 
gabelou  ou  non.  Enfants  !  il  faut  retourner 
là-bas ,  cet  homme  n'est  peut-être  pas  en- 
core mort  i  s'il  n'est  que  blessé,  notre  doc- 


teur le  guérira...  au  risque  de  taire  confit- 
quer  le  navire,  regagnons  la  terre.  » 

A  peine  avions-nous  commencé  à  nager 
qu'une  voix  forte  et  son(jre  retentit  sur  la 
grève  : 

«  Ohé  !  vous  autres,  arrivez  donc  ;  je  suis 
pris  comme  un  renard  au  trébuchet  ;  venez 
me  dégager...  ici...  ici...  par  ici...  • 

Le  timbre  de  cette  voix,  timbre  de  la 
voix  d'un  homme  bien  portant,  nous  remit 
de  la  joie  datis  le  cœur;  nous  nous  élan- 
çâmes vers  celui  qui  criait  si  gaîment  au 
secours,  et  un  matelot  ayant  allumé  le  fanal 
de  pirogue  (ustensile  que  les  baleiniers 
tiennent  toujours  en  bon  état  et  à  leur 
portée),  n.ins  trouvâmes,  étendu  sur  le  sa- 
ble, et,  une  cuisse  engagée  sous  le  corps  de 
son  cheval,  qui,  lui  aussi,  gisait  immobile 
à  la  même  place,  nous  trouvâmes...  qui  ?  le 
chef  des  conirebmdiers  qu'entourait  une 
mare  de  sang. 

•  Parbleu  !  s'écria-t-il,  pendant  qu'il  re- 
tirait intacte  sa  cuisse  de  dessous  le  cadavre 
de  l'animal  que  soulevaient  nos  matelots, 
parbleu!  je  savais  bien  que  vous  n'étiez  pas 
loin  et  que  vous  viendriez  à  mon  secours. 

—  Pourquoi  ne  nous  avez-vous  pas  ap- 
pelés plus  lot?  reprit  Leflem. 

—  Ah  !  c'est  que  j'avais  peur  qu'il  ne  fût 
pas  encore  mort. 

—  Qui  ?  votre  cheval  ? 

—  Eh  !  non,  le  douanier  qui  s'est  permis 
de  vouloir  nous  arrêter.  Je  me  disais  :  Si  je 
crie  au  secours,  ils  viendront;  et  si  le  doua- 
nier les  reconnaît,  ça  les  compromettra. 
J'étais  dans  une  position  très  désagréable, 
cependant  j'ai  préféré  attendre  qu'il  ait 
poussé  le  dernier  de  ses  derniers  soupirs...» 

Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  si  le  jour  avait 
lui  dans  ce  moment,  nous  nous  serions  re- 
gardés les  uns  les  autres,  et  nous  aurions 
tous  vu,  peinte  sur  nos  visages,  l'horreur 
que  nous  éprouvions  devant  l'horrible 
sang-froid  de  cet  homme. 

«Figurez-vous,  reprit-il  d'un  ton  aisé, 
en  se  relevant,  en  secouant  ses  jambes,  en 


99 


redressant'ses  bottes  et  en  se  dépouillant  de 
son  poncho  qui  dégouttait  de  sang,  tigurez- 
vous  que,  quand  il  est  venu  pour  me  saisir, 
je  lui.ai.dit  :  «  Tu  plaisantes?  »  mais  il  ne  plai- 
santait pas;  il  a  tiré  un  grand  sabre  et 
s'est  mis  à  gesticuler  au  nom  de  la  loi.  Je 
l'ai  laissé  fdire^  j'ai  ordonné  à  mes  hom- 
mes d'emporter  les  marchandises  au  grand 
galop,  et  je  suis  monté  le  dernier  à  che- 
val. Alors,  quand  il  a  vu  que  moi  aussi 
j'allais  lui  échapper,  il  a  enfoncé  son  sabre 
dans  le  poitrail  de  mon  cheval,  et  moi... 
moi...  ma  foi!...  jelui  ai  lardé  la  poitrine 
avec  mon  stylet,  puis  j'ai  éperonné  ma  pau- 
vre bête,  qui  n'a  pu  faire  que  deux  ou  trois 
bonds,  et  est  venue  tomber  avec  moi  là,  oi!i 
vous  nous  voyez...  Ah!  signor,  ajouta-t-il 
avec  une  véritable  tristesse,  c'était  un  bon 
coureur,  que  mon  cheval,  il  n'y  eu  avait 
pas  un  pareil  dans  toute  la  province...  il 
était  né,  voilà  six  ans,  dans  les  pampas  de 
Mendoza,  de  l'autre  côté  des  Cordillières...» 

Nous,  mu«ts  d'horreur,  nous  le  laissions 
dire,  sans  penser  à  vérifier  si  le  malheu- 
reux qui  gisait  près  de  là  n'avait  pas  encore 
un  souffle  de  vie. 

«  C'est  égal,  l'affaire  est  faite,  reprit-il  ; 
mes  camarades  sont  déjà  loin,  et  les  signo- 
rittès  du  général  seront  contentes.  Adios. 

—  Un  instant,  dit  Leflem,  en  lui  saisis- 
sant le  bras,  tu  vas  t'approcher  avec  nous 
du  malheureux  qui  est  là...  il  n'est  peut- 
être  pas  encore  mort. 

—  Non...  je  n'aime  pas  à  regarder  ce  que 
j'ai  fait...  ce  u'est  pas  ma  faute  si  je  l'ai  tué, 
c'est  lui  qui  m'a  poussé  à  bout  ;  non,  laissez- 
moi  partir.  » 

Mais  Leflem,  qui  avait  un  poignet  de  fer, 
un  vrai  poignet  de  baleinier,  l'entraîna 
avec  lui,  et  après  qu'on  eut  promené  pen- 
dant quelque  temps  le  fanai  sur  la  terre, 
on  rencontra  le  cadavre.  11  était  couché  sur 
le  dos.  Leflem  approcha  la  lumière  de  son 
visage,  et  nous  le  contemplâmes  tous,  sauf 
le  contrebandier  qui  détournait  la  tête. 

•Mort,"  dit  Leflem. 


«  Voyons, ..  repris-je  ;  et  je  m'agenouillai, 
et  je  glissai  une  main  sur  son  cœur;  ma 
main  n'y  devina  pas  un  seul  battement. 
J'envdyai  un  matelot  tremper  mon  foulard 
dans  l'eau  de  mer,  et  avec  le  foulard  j'épon- 
geai les  narines  du  malheureux,  puis  quand 
j'eus  enlevé  le  sang  qui  obstruait  sa  bou- 
che, et  que  je  l'eus  longtemps,  bien  long- 
temps regardé,  je  m'écriai,  dans  un  mouve- 
ment de  révélation  soudaine  : 

«  Eh  !  qu'avez-vousfait?  ce  n'est  pas  un 
douanier,  que  cet  homme  ;  c'est  le  pêcheur 
qui  me  reconduisait  à  bord  dans  son  canot. 

—  C'estundouanier,réponditlefraudeur; 
il  n'y  a  que  les  douaniers  qui  portent  des 
sabres  dans  la  province;  il  n'y  a  que  les 
douaniers  qui  poursuivent  ce  qu'on  appelle 
les  contrebandiers. 

—  Mais  regardez-le  donc;  vous  êtes  du 
pays,  vous  le  reconnaîtrez;  c'est  mon  pê- 
cheur, vous  dis-je. 

—  Je  ne  le  regarderai  pas...  mais  je  ferai 
dire  des  messes  pour  le  repos  de  son  âme... 
Adios,  et  il  voulut  partir. 

—  Tu  le  regarderas,  brigand,  s'écria  Le- 
flem exaspéré,  tu  le  regarderas,  et  tu  nous 
diras  si  tu  le  connais,  ou  bien  je  te  conduis 
chez  l'alcade  de  Talcahuana.  Nous  avons  été 
complices  d'un  fait  de  contrebande,  nous 
ne  voulons  pas  être  les  complices  d'un 
meurtre.  » 

Et  cela  disant,  Leflem  appliquait  sa  large 
main  sur  la  nuque  du  contrebandier.  Celui- 
ci  subjugué  se  pencha  vers  le  cadavre,  en 
fermant  d'abord  les  yeux,  puis  il  les  ouvrit, 
puis  quand  il  les  eut  ouverts,  il  se  laissa 
choir  à  genoux,  leva  ses  mains  au  ciel  et 
tomba  à  la  renverse  sur  le  mort,  en  pous- 
sant un  indicible  cri  de  désespoir. 

H  avait  reconnu  le  mort ,  le  mort  c'é- 
tait... sou  frère  ! 

Car  il  se  redressa  un  instant  après,  et 
s'écria  d'une  voix  entrecoupée  de  sanglots  : 

«Thomè  !  Thomè  !  mon  pauvre  frère  !  Oh  ! 
réveille-toi,  regarde-moi,  parle-moi,  dis-moi 
que  je  ne  t'ai  pas  tué  !.,.  » 


100 


Et  il  embrassait  se.^  main'',  il  embras- 
sait sa  figure,  il  embrassait  sa  plaie,  et 
nous  faisions  tous  silence,  et  Ton  nVntfn- 
dait  que  lui  et  le  bruit  de  la  mare'e  qui 
montait  et  venait  déjà  baigner  nos  pieds... 

«  Non,  il  n'est  pas  mort...  c'est  impossi- 
ble... voyons...  ici  le  fanal...  là,  plus  près, 
sur  ses  yeux,  là...  » 

Et  il  entr'ouvrit  du  doigt  les  paupières  de 
Thoniè,  tandis  qu'un  matelot  versait  sur 
elles  toute  la  lumière  du  fanal  ;  mais  en  ce 
moment  une  lame  déferla  sur  noire  groupe, 
inonda  les  deux  frères,  éteignit  la  lumière, 
puis  se  retira... 

•  Oh!  dit-il  alors  en  saisissant  son  Irère 
entre  ses  bras  et  en  cherchant  à  le  soulever 
de  terre,  il  ne  faut  pas  qu'il  reste  ici...  je 
ne  veux  pas  que  la  marée  l'emmène  !  Mes- 
sieurs, aidez-moi  donc  .'  je  n'ai  pas  plus  de 
force  qu'un  enfant...  nous  le  transporterons 
dans  ma  maison;  je  le  coucherai  sur  mon 
lit,  j'enverrai  chercher  un  médecin  ;  il  n'est 
pas  mort,  mon  frère  !  un  frère  ne  peut  pas 
tuer  son  frère! 

—  Où  demeures-tu?  dit  Leflem  qui  pou- 
vait parler  à  peine  tant  cette  scène  l'impres- 
sionnait vivement. 

—  A  Hualqui... 

—  Est-ce  près  d'ici? 

—  Tout  près;  à  cinq  lieues  de  la  Concep- 
tion :  allons,  en  route. 

—  Pauvre  fou  !  ajouta  Leflem  soulevant 
la  tête  du  blessé ,  tandis  qu'un  matelot  le 
prenait  par  les  pieds  et  moi  par  un  bras. 
Pourquoi  donc  aller  à  Hualqui,  il  y  a  à 
deux  pas  d'ici  une  cabane,  et  un  bon  feu... 
Pierre,  vas-y  rallumer  le  fanal,  et  vous, 
Louis  et  Joseph,  préparez  devant  le  foyer 
un  lit  de  varec  ;  nous  vous  suivons.  »  Nos 
matelots  s'élancèrent  vers  la  chaumière, 
et  nous  nous  mîmes  lentement  en  marche 
avec  notre  triste  fardeau. 

'  Madrededios!  s'écria  soudain  le  con- 
trebandier qui  n'avait  cessé  de  se  pencher 
sur  le  visage  de  son  frère  en  soutenant  ses 
épaules,  madré  de  dios!  il  a  respiré... 


']f  l'ai  entendu. . .  tenez. . .  écoutez. . .  • 

Nos  têtes  s'inclinèrent  vers  la  tête  du 
blessé,  et  nous  écoulâmes  longtemps. 

«  Rien  !  murmura  Leflem  après  quelques 
minutes  d'attente,  rien!  rien  !  murmurai- 
je  aussi.' 

—  Chut  !  »  exclama  le  meurtrier,  avec  un 
ton  de  certitude  et  de  foi  si  accentué,  si 
puissant,  qu'il  nous  força  de  nouveau  k 
écouter. 

Pourquoi  le  fanal  ne  revint-il  pas  aussitôt 
éclairer  cette  scène  lugubre?  je  vous  dirais 
tout  ce  qu'il  y  avait  de,  douleurs  et  d'an- 
goisses empreintes  sur  la  physionomie  du 
fraudeur  ;  je  vous  dirais  que  j'ai  vu  ses  lar- 
mes tomber  une  à  une  sur  la  face  de  son 
frère  et  tomber  silencieuses,  car  il  compri- 
mait ses  sanglots  pour  mieux  entendre,  pour 
mieux  découvrir  le  bruit  de  la  respiration 
de  sa  victime:  je  vous  dirais  aussi  que  ses 
larmes  se  tarirent  tout  à  coup,  qu'un  éclair 
de  bonheur  passa  sur  son  front,  et  qu'un  cri 
d'espérance,  prière  de  repentir  et  de  remer- 
cîment  que  Dieu  seul  put  comprendre,  s'é- 
chappa de  son  gosier,  quand  celui  que  nous 
croyions  être  mort  poussa  un  soupir...  Oh  ! 
elle  brilla  trop  tard  la  faible  lueur  du  fanal  ! 
et  le  moribond  était  déjà  couché  sur  l'ar- 
rière de  notre  pirogue  lorsque  les  matelots 
nous  annoncèrent  que  tout  était  prêt  dans 
la  chaumière. 

Leflem,  homme  de  cœur  et  d'apropos, 
avait  compris  toute  la  gravité  de  la  situa- 
tion :  conduire  le  moribond  dans  la  chau- 
mière c'était  nous  exposer  à  être  découverts 
dès  le  lendemain,  plus  tard  ou  pendant  sa 
convalescence  ;  le  transporter  à  bord  de 
notre  navire,  où  il  y  avait  un  médecin,  c'é- 
tait faire  à  la  fois  acte  de  prudence  et  d'hu- 
manité; car  le  blessé  pouvait  se  rétablir  et 
nous  étions  tous  intéressés  à  garder  le  se- 
cret sur  cette  malheureuse  affaire.  Le  con- 
trebandier s'accroupit  auprès  de  son  frère, 
l'embarcation  glissa  doucement  sur  les  va- 
gues de  la  baie,  et  s'arrêta  bientôt  après 
sous   les  porte-haubans  de  la  Vaillarile, 


101 


Notre  capitaine,  qui  se  promenait  sur  le  til- 
lac  et  fumait  un  cigarre,  en  attendant  im- 
patiemment le  retour  de  la  pirogue,  nous 
héla. 

«  Tout  va-t-il  bien? 

—  Mal,  répondit  Leflem  en  montant  seul 
à  bord.  » 

En  moins  d'une  seconde,  poulies,  palans 
et  cordages  furent  prêts  ;  la  pirogue  hissée 
lentement  le  long  des  flancs  du  navire  n'y 
demeura  pas  suspendue  comme  d'habitude  ; 
on  la  rentra  sur  le  tillac,  on  la  déchargea 
de  son  fardeau,  et  le  médecin  se  mit  à 
l'œuvre. 

Puis  quand  le  jour  vint,  un  homme  se  te- 
nait accoudé  sur  le  rebord  d'un  cadre ^  sus- 
pendu dans  la  grand'chambre  du  navire,  et 
parlait  à  voix  basse  avec  un  agonisant  cou- 
ché sur  ce  cadre. 

«  Frère,  disait  le  mourant,  je  te  croyais 
soldat  et  parti  pour  la  guerre  du  Pérou. 

—  Frère,  répondait  l'autre,  j'ai  déserté 
et  je  me  suis  fait  contrebaiidier  pour  ga- 
gner beaucoup  d'argent. 

—  Moi ,  je  m'étais  fait  douanier  pour 
nourrir  notre  pauvre  mère,  qui  demeure 
toujours  à  Penco-Viego ,  j'avais  pris  un 
costume  de  pêcheur  afin  de  mieux  sur- 
prendre les  fraudeurs...  tiens...  j'étouffe... 
je  ne  puis  plus  parler...  ta  main...  ta  main... 
adieu...  elle  demeure  toujours  à  Penco- 
Viego,  notre  mère!  elle  n'a  plus  que  toi... 
adieu... 

—  Adieu  ;  mais  si  tu  veux  que  je  vive  en- 
core, oh!  dis-moi  que  tu  me  pardonnes... 

—  Oui,  oui,  je  te  pardonne,  adieu... 
frère...  » 

Et  Thomè  exhala  son  dernier  soupir  dans 
les  embrassemenls  de  son  frère. 

Il  y  a  dans  le  caractère  des  Chiliens,  de 
ceux  surtout  qui  sont  de  la  trempe  du  con- 
trebandier, un  curieux  amalgame  de  sensi- 
bilité et  de  sang-froid  ;  tant  que.le  mal  qu'ils 
ont  fait  peut  se  réparer,  tant  qu'il  leur  reste 

(1)  Lii  ?iispeiiilu. 


un  peu  d'espoir,  Us  pleurent,  ils  se  condui- 
sent comme  des  enfants;  mais  sitôt  que 
toute  espérance  s'est  évanouie  et  que  le  mal 
est  reconnu  irréparable,  alors  la  sensibilité 
et  les  larmes  font  place  à  la  raison,  il  leur 
survient  une  incroyable  lucidité  de  volonté, 
et  iis  agissent  en  hommes. 

«  Capitaine,  dit  le  contrebandier  au  com- 
mandant de  la  Vaillante,  yai  tué  mon  frère, 
il  est  mort  chez  vous;  mais  ne  craignez 
rien  ;  personne  sur  la  côte  ne  saura  où  il  est 
mort,  et  comment  il  est  mort.  Vous  me 
donnerez  ce  soir  une  pirogue  etsix  hommes. 
Nous  emporterons  Thomè  à  Penco-Viego  ; 
un  prêtre  bénira  son  corps,  et  nous  l'ense- 
velirons. On  dira  demain  dans  le  pays  qu'un 
douanier  a  été  assassiné  par  des  fraudeurs,  on 
en  parlera  pendant  trois  jours  peut-être,  puis 
on  n'y  pensera  plus  ;  car  on  est  habitué  ici  à 
des  choses  pareilles,  et  la  vie  d'un  homme 
n'est  rien,  surtout  quand  c'est  la  vied'un  pau- 
vre homme.  Moi,  j'irai  ensuite  à  flua^gwi,  j'y 
prendrai  Madeleine,  ma  femnie,  et  nos  deux 
jeunes  enfants;  je  les  conduirai  chez  ma 
vieille  mère  ;  je  dirai  à  ma  vieille  mère  que 
Thomè  est  parti  à  ma  place  pour  la  guerre 
du  Pérou,  et  je  recommencerai...  oui  je... 
recommencerai  à  faire  de  la  contrebande, 
afin  de  nourrir  la  famille...  car  je  suis  dé- 
serteur, il  faut  que  je  me  cache,  et  je  ne 
puis  exercer  un  autre  métier... 

«  Capitaine  !  voulez-vous  me  donner  une 
pirogue  ce  soir  .^  » 

A  la  nuit  close  le  convoi  traversa  la  baie; 
l'enterrement  se  fit  ;  le  contrebandier  dis- 
parut ensuite,  et  l'on  ne  parla  le  lendemain 
dans  toute  la  ville  que  du  meurtre  du  doua- 
nier; mais  on  ne  découvrit  pas  le  coupable. 

L'homme  de  mer  a  le  privilège  de  pou- 
voir rapidement  tout  oublier  ;  sa  vie  aventu- 
reuse qu'assombrissent  souvent  de  terribles 
épisodes,  ne  serait,  sans  cette  merveilleuse 
faculté,  qu'un  enchaînement  de  douleurs, 
qu'un  enfer  continuel.  Il  faut  qu'  un  rayon 
de  soleil  puisse  le  consoler  d'une  tempête. 
Aussi  mon  capitaine,  Leflem  et  moi  nouy 


102 


ne  pensions  déjà  plus  aux  deux  frèrps 
quand,  quelques  jours  après,  nous  entrâmes 
joyeusement  dans  les  salons  du  général  de 
la  province.  La  fête,  la  chinganas^  la  ter- 
tuUias  étaient,  par  ma  foi!  très  belles, 
aussi  belles  qu'un  bal  de  France^  tantôt  on 
y  dansait  les  danses  nationales  :  le  sapa- 
tera^  le  pericon,\e  quando^  le  fandango,  le 
boléro,  l'antique  menuet,  la  corrienfe,  etc., 
tantôt  la  gigue  anglaise  ,  tantôt  le  qua- 
drille français,  le  quadrille  Musard.  Les 
vêtements  des  hommes  ressemblaient  aux 
nôtres.  Les  robes  des  femmes  rappelaient 
les  vôtres  à  mon  souvenir.  L'orchestre  se 
composait  des  musiciens  d'un  régiment  de 
cavalerie,  et,  ce  qui  vous  étonnera,  tout  le 
monde  portait  des  gants  jaunes,  sauf  mon 
ami  Letlem  qui  gantait  ses  larges  mains  gou- 
dronnées avec  les  pans  de  son  habit.  Quel- 
ques instants  après  notre  arrivée,  il  me  dit 
avec  tristesse  : 

•  Voilà  une  réunion  bien  S  palmée  ^ , 
mais  je  crois  que  le  cambusier  veut  nous 
mettre  au  régime.  Au  lieu  de  nous  servir 
des  bougarons-  de  punch,  il  nous  envoie 
des  tasses  de  lait.  » 

En  effet,  de  vastes  plateaux  chargés  de 
petites  tasses  en  porcelaine  du  Japon,  rem- 
plies du  liquide  innocent  dont  parlait  mon 
ami ,  circulaient  dans  les  groupes.  Trois 
fois  ces  plateaux  passèrent  devant  lui,  trois 
fois  il  détourna  la  tête  avec  dédain 

«  Ledem,  lui  dis-je,  j'ai  déjà  bu  de  ce  lait 
(ce  n'était  pas  vrai),  il  est  très  bon.  Plu- 
sieurs fois  on  vous  en  a  offert,  et  refuser 
encore  d'en  prendre,  ce  serait  faire  une 
impolitesse  au  général  Bowlnes.  » 

Le  brave  jeune  homme  me  crut  sur  pa- 
role, et  quand  le  plateau  revint  il  s'empara 
d'une  tasse,  leva  les  yeux  au  ciel,  poussa  un 
soupir  et  but.  Je  m'attendais  à  des  plaintes 
de  sa  part,  au  contraire,  il  poursuivit  le  pla- 

(IJ  Propre,  élégante,  bien  faite. 
(2)  Petit  vase  de  fer-blàoc  dans  lequel  le»  matelots 
reçoivent  leur  ration  d'eaude-\ie  à  bord. 


teaii,  vida  une  autre  tasse,  une  autre  encore, 
et  puis  une  autre,  et  puis  toujours  une 
autre. 

•  Comment  donc,  lui  dis-je,  vous  aimez 
If  lait  maintenant  ? 

—  Oui,  me  répondit-il  d'un  ton  sournois, 
il  est  très  bon  ce  lait,  j'en  ai  6a.. .Je  l'ame, 
et  j'en  boirai  encore  ;  car  je  veux  être  très 
poli.  '  Et  nous  nous  séparâmes. 

Un  instant  après,  je  causais  avec  un  Chi- 
lien qui  parlait  français;  un  plateau  passa, 
toujours  chargé  du  même  liquide  blanc. 

«  Buvez  donc  du  punch,  me  dit  le  Chilien. 

—  Du  punch! 

—  Oui,  du  punch,  et  du  punch  très  bon; 
croyez-moi,  buvez.  » 

Je  bus.  Il  disait  vrai,  c'était  du  puuch 
très  confortable  ;  du  punch  aux  œufs  et  au 
lait  comme  les  Chiliens  savent  seuls  le  faire. 
Alors  je  compris  pourquoi  LeUem  s'était 
instantanément  livré  à  la  chasse  au  plateau, 
et  voulant  l'empêcher  de  faire  trop  de  po- 
litesses au  général,  je  me  mis  à  sa  recher- 
che. Je  le  trouvai  adossé  dans  un  angle  du 
salon,  et  contemplant  morne  et  silencieux 
un  groupe  déjeunes  femmes  assises  à  l'o- 
rientale sur  le  tapis  de  ['estrado. 

«La  reconnaissez-vous,  me  dit-il  tout 
bas  en  me  montrant  du  doigt  le  groupe 
des  jeunes  femmes,  la  reconnaissez-vous? 

—  Laquelle? 

—  Il  n'y  en  a  qu'une,  c'est  la  même...  » 
Il  a  trop  bu  de  lait.,  pensai  je,  il  a  perdu 

la  raison. 

«Oh!  ajouta-t-il,  si  elles  savaient  com- 
bien elle  est  souillée,  elles  la  rejetteraient 
loin  d'elles  ! 

—  Mais,  qui  ?  et  de  quelle  femme  parlez- 
vous?  vous  vous  trompez;  ces  dames  sont 
les  tilles  du  général,  et  vous  vous  proposiez, 
ii  y  a  huit  jours,  de  danser  avec  elles. 

—  Je  ne  parle  pas  de  ces  dames,  je  parle 
de  leurs  robes;  de  l'étoffe  de  soie  de  leurs 
robes. ..  oh!  vous  ne  la  reconnaissez  donc  pas 
l'étolfe  de  leurs  robes!  c'e^t...  la  sou  de 
l'autre  nuit...  y 


103 


A  ces  mots  je  frissonnai;  la  scène  du 
meurtre  que  j'avais  déjà  oublie'e,  m'apparut 
tout  entière  ;  et  quand  Torche ^tre  préluda 
à  une  danse,  quand  ces  jeunes  femmes,  si 
belles,  si  rieuses,  si  animées  par  le  plaisir 
descendirent  de  l'estrado,  et  entraînées  par 
leurs  cavaliers,  passèrent  une  à  une  devant 
moi,  oh!  je  ne  les  vis  plus  qu'à  travers  un 
brouillard  de  sang...  le  frôlement  de  leurs 
robes  me  fit  un  mal  horrible,  et  je  crus  re- 
connaître dans  la  crépitation  de  leurs  jupes 
le  dernier  bruit  du  râle  de  Thomè  !  !  ! 

Cependant,  l'une  de  ces  folles  danseuses 
resta  seule  sur  l'estrado;  elle  promenait  des 
regards  inquiets  sur  la  foule  5  elle  semblait 
chercher  des  yeux  le  cavalier  qui  l'ou- 
bliait, et  ses  joues  s'empourpraient  de  dé- 
pit. Moi,  j'étais  presque  insensé  et  je  me 
croyais  encore  sur  la  grève  de  Talcahuana. 
H  faut,  pensai-je  soudain,  il  faut  que  je 
venge  la  mort  de  Thomè  :  il  faut  que  je  dise 
à  cette  femme  comment  lui  est  venue  cette 
robe  de  soie,  il  faut  qu'au  milieu  de  la  fête 
et  de  la  joie  elle  frémisse  dtiorreur,  et  que 
ses  compagnes  frémissent  comme  elle  !...  Je 
m'élançai  donc  vers  la  danseuse  abandonnée, 
avec  la  ferme  intention  de  tout  lui  révéler; 
mais  elle  me  reçut  en  souriant,  elle  me  ten- 
dit la  main  comme  si  elle  eût  compris  que  je 
venais  la  chercher  seulement  pour  la  con- 
duire dans  les  quadrilles,  et  son  sourire  fut 
si  doux,  si  angélique,  si  rayonnant  de  pu- 
reté ;  il  y  eut  tant  de  bonne  foi  dans  l'im- 
pulsion de  sa  main  «lui  se  livrait  à  la  mienne, 
qu'elle  me  fascina,  qu'elle  changea  subite- 
ment le  cours  de  mes  idées,  que  je  ne  vou- 
lus plus  détruire  le  bonheur  qui  la  rendait 
si  joUe...  et  que,  sans  rien  avouer,  j'allai 
danser  avec  elle!,.. 

«ici  je  crois  être  en  France,  lui  dis-je  au 
milieu  de  nos  causeries. 

—Oh  !  signor,  répondit-elle  avec  une  co- 
quetterie charmante  et  en  regardant  à  la 


dérobée  les  mille  chatoiements  de  sa  robe, 
signor ,  on  n'est  pas  encore  si  sauvage  que 
vous  le  pensez  à  quatre  mille  lieues  de  Paris! 

—  Oui,  je  retrouve  Paris  dans  les  salons 
du  général.  Vous  avez  une  toilette  qui  vous 
sied  à  merveille. 

—  Nous  recevons  souvent  des  nouveautés 
de  France. 

—  Et  comment  les  recevez-vous? 

—  Ceci  c'est  un  secret,  murmura-t-elle  en 
posant  l'un  de  ses  jolis  doigts  sur  sa  bouche. 

—  Un  secret? 

—  Oui  ;  trois  ballots  de  soieries  nous  sont 
tombés  des  cieux,  et  je  ne  suis  pas  initiée 
aux  secrets  des  cieux... 

—  Vous  êtes  cependant  un  ange  !  » 

Elle  rougit,  me  regarda  avec  dédain, 
puis  voulant  me  punir  de  la  fadeur  de  mon 
interruption,  elle  me  dit  avec  un  ton  de 
hauteur  et  comme  si,  grande  duchesse,  elle 
eût  interrogé  un  commis  marchand  de  nou- 
veautés, elle  me  dit  : 

«  Monsieur,  combien  coûte  en  France  un 
mètre  de  la  soie  de  cette  robe  ? 

—  Pas  cher,  répondis-je,  nous  en  avons 
à  très  bon  marché  ;  mais,  vous,  mademoi- 
selle, puissiez-vous  ne  jamais  savoir  com- 
bien peut  coûter  au  Chili  une  robe  de  soie  ! 


La  chenganas  finit  avec  la  nuit.  Le  len- 
demain, je  me  préparais  à  partir  pour  la 
ville  de  Conception  ;  mais  mon  capitaine  me 
retint  abord.  Il  venait  d'apprendre  que  de 
sourdes  rumeurs  circulaient  dans  le  peu- 
ple sur  la  disparition  du  douanier,  et  il 
crut  prudent  d'appareiller  aussitôt  pour  la 
haute  mer.  Adieu  donc  au  Chili  que  je  ne 
devais  revoir  que  trois  années  plus  tard  ;  et 
route  pour  la  Tasmanie,  cette  Angleterre 
des  Antipodes. 

Félix  Mâynard. 


î(>1 


UN  ANGE  SUR  LA  TERRE. 


Léonie  de  Saint-Léger,  lille  unique  d'un 
riche  propriétaire  de  l'Anjou,  avait  perdu 
ses  parents  dans  un  âge  trop  tendre  pour 
que  leur  souvenir  fût  resté  gravé  dans  sa 
mémoire.  Le  soin  de  veiller  sur  sa  personne 
et  sur  sa  fortune  avait  été  confié  à  M.  Mo- 
rin,  son  oncle  paternel,  homme  excellent, 
d'une  probité  sévère,  d'un  sens  droit  et  de 
mœurs  pures,  mais  dont  les  principes  un 
peu  surannés  n'admettaient  pas  les  i.lées 
du  jour  sur  l'éducation  des  femmes.  M.  Mo 
rin  n'avait  pas  marché  avec  son  siècle,  et  il 
ne  pouvait  comprendre  les  exigences  de  la 
société  actuelle.  Cependant,  il  fallut  bien 
qu'il  se  décidât  à  placer  sa  jeune  pupille 
dans  une  pension,  car,  célibataire  et  âgé,  il 
ne  lui  était  pas  possible  de  penser  à  l'élever 
lui-même. 

Madame  Brémont,  maîtresse  de  pension 
à  Angers,  fut  choisie  pour  remplacer  auprès 
de  la  jeune  Léonie  la  mère  qu'elle  avait 
perdue.  Grâce  aux  recommandations  de 
M.  Morin,  cette  jeune  fille  ne  fut  point  ad- 
mise à  suivre  les  leçons  de  musique ,  ni 
les  cours  de  langues  étrangères,  choses 
frivoles  et  inutiles  aux  yeux  de  son  tuteur; 
mais  on  lui  accorda  un  maître  de  dessin,  et 
pour  le  reste  des  leçons,  telles  que  la  lec- 
ture, l'écriture,  le  calcul  et  l'instruction 
religieuse,  il  n'y  eut  aucune  différence  entre 
elle  et  ses  jeunes  compagnes. 

Léonie,  douce,  timide  et  craintive  à  l'ex- 
cès ,  travailla,  beaucoup;  mais  n'eut  au- 
cun succès  lors  de  la  distribution  des  prix, 
que  toutes  les  autorités  d'Angers  hono- 
raient tous  les  ans  de  leur  présence.  Plus 
d'une  raison  avait  été  cause  de  cette  ri- 
gueur des  examinateurs  chargés  d'apprécier 
les  études  des  élèves  de  madame  Brémont. 

La  plus  forte  sans  doute  fut  l'insurmon- 
table timidité  de  Léonie,  qui  l'avait  empê- 


chée de  répondre  d'une  manière  satisfai- 
sante aux  questions  posées  dans  les  diffé- 
rents concours.  Aussi  son  nom  ne  fut-il 
appelé  qu'une  seule  fois  la  première  année, 
pour  un  accessit  d'histoire  sacrée,  et  ce  fut 
la  rougeur  sur  le  front,  la  tête  baissée  et 
les  yeux  gros  de  larmes  qu'elle  vint  rece- 
voir la  couronne  qui  lui  fut  accordée.  Au- 
cun applaudissement  n'accueillit  l'appari- 
tion de  la  pauvre  enf..nt  sur  l'estrade  du 
bureau,  et  ce  fut  dans  le  silence  le  plus  hu- 
miliant qu'elle  retourna  à  sa  place. 

Cette  mortification  était  cependant  injuste 
et  bien  peu  méritée,  car  Léonie  avait,  nous 
l'avons  dit,  beaucoup  travaillé,  et  elle  savait 
beaucoup.  Mais  persuadée  que  l'éducation 
simple  et  commune  qu'elle  recevait  la  plaçait 
dans  une  classe  inférieure  à  celle  de  ses  com- 
pagnes, et  que  j'amais  elle  n'obtiendrait  ces 
succès  brillants  qu'elle  voyait  prodiguer  à 
d'autres,  il  lui  était  devenu  impossible  de 
faire  valoir  ce  qu'elle  avait  appris,  et  elle 
resta  pour  toujours  convaincue  que  le  sort 
avait  marqué  sa  place  dans  Tobseunté  et  au- 
dessous  de  toutes  les  autres  élèves. 

Cette  découverte  imprima  à  sa  jeune  âme 
une  teinte  de  tristesse  qui  ne  devait  jamais 
s'effacer.  Une  autre  cause  encore  vint  aug- 
menter cette  disposition  mélancolique.  Léo- 
nie n'était  pas  jolie  :  sans  avoir  rien  de 
difforme  ni  de  repoussant,  elle  n'avait  rien 
non  plus  dans  sa  personne  qui  pût  faire  dire 
cette  phrase  banale  à  ceux  qui  la  regar- 
daient: c'est  un  joli  enfant.  Jamais  ces  mots 
n'avaient  flatté  son  oreille,  et  souvent,  au 
contraire,  de  méchantes  petites  filles  avaient 
pris  plaisir  à  la  mortifier,  soit  en  vantant 
avec  affectation  la  beauté  de  quelques  au- 
tres pensionnaires,  soit  en  faisant  de  sottes 
comparaisons  qui  tournaient  toujours  au 
désavantage  de  la  pauvre  orpheline. 


05 


Cependant,  sous  cet  extérieur  si  humble, 
Dieu  avait  placé  une  âme  d'élite  et  des  qua- 
lités morales  qu'auraient  dû  envier  toutes 
ces  jeunes  filles  si  lières  de  leur  beauté  et  de 
l'éducation  brillante  qu'elles  recevaient.  A 
un  jugement  sain  et  à  une  rare  intelligence, 
Léonie  joignait  un  cœur  aimant,  généreux, 
étranger  à  tout  sentiment  d'égoïsme,  de  ja- 
lousie et  de  fausseté.  Obligeante  avec  ses 
compagnes,  soumise  envers  ses  maîtresses, 
exacte  à  remplir  tous  ses  devoirs,  toujours 
contente  du  peu  qu'on  faisait  pour  elle,  il 
ne  lui  manquait,  pour  être  la  plus  parfaite, 
que  la  grâce,  la  gaîté  et  cette  gentillesse  en- 
fantine qui  donne  du  prix  à  toutes  les  autres 
qualités,  et  que  Léonie  aurait  eues  sans  doute 
si  un  rayon  de  bonheur  eût  brillé  sur  son 
berceau,  et  si  les  caresses  d'une  mère  eus- 
sent remplacé  les  If  çons  d'une  étrangère. 

Bien  souvent  il  était  arrivé  dans  la  mai- 
son de  madame  Brémont  de  petits  incidents 
qu'on avaitaperçus sans  en  deviner  la  cause. 
Une  fois,  une  jeune  pensionnaire,  douce  et 
bonne  petite  fille,  mais  étourdie  comme  on 
l'est  trop  souvent  à  cet  âge,  avait  laissé  son 
ouvrage  de  broderie  au  jardin,  sur  un  banc 
où  un  jeune  chat  était  venu  le  prendre  pour 
jouer  et  y  avait  fait  plusieurs  accrocs.  Alix 
(  c'était  le  nom  de  la  petite  fille  )  hon- 
teuse de  sa  négligence,  après  avoir  beau- 
coup pleuré  en  cachette,  avait  serré  dans 
un  tiroir  le  malencontreux  ouvrage  au  mo- 
ment où  les  leçons  de  musique  allaient 
commencer.  La  pauvre  Alix  fut  distraite  et 
préoccupée  pendant  toute  la  leçon,  car  la 
crainte  du  blâme  et  de  la  pénitence  qu'elle 
avait  mérités,  l'empêchaient  de  faire  atten- 
tion à  son  solfège,  et  le  maître  la  quitta  très 
mécontent  de  son  peu  d'application.  La  le- 
çon de  musique  finie,  la  sous-maîtresse  qui 
présidait  au  travail  d'aiguille,  ayant  appelé 
les  élèves  qui  faisaient  partie  de  cette  classe, 
vit  arriver  Alix  la  tête  baissée  et  l'air  hon- 
teux. Elle  présenta  en  rougissant  sa  petite 
corbeille  à  ouvrage  à  la  sous-maîtresse,  qui 
la  prit  pour  examiner  le  travail  de  la  veille 


et  diriger  celui  du  jour.  Le  cœur  d'Alix  se 
serrait  de  crainte,  et  rien  ne  peut  donner 
une  idée  de  son  étonnement  lorsqu'au  lieu 
de  la  réprimande  qu'elle  attendait  et  qu'elle 
savait  avoir  méritée,  la  sous- maîtresse  s'ex- 
tasia sur  la  quantité  d'ouvrage  qu'Alix  avait 
fait  la  veille,  et  sur  la  perfection  de  son 
travail.  D'une  main  tremblante,  Alix  reçut 
la  corbeille  que  la  sous-maîtresse  lui  rendit, 
et  elle  alla  s'asseoir  dans  l'embrasure  d'une 
fenêtre  pour  examiner  cette  broderie  qu'on 
venait  de  louer  d'une  manière  si  surpre- 
nante. Son  étonnement  fut  au  comble  lors- 
qu'elle vit  cet  ouvrage  qu'elle  avait  laissé, 
deux  heures  auparavant,  dans  un  état  dé- 
plorable. Une  main  invisible  avait  dans  ce 
peu  de  temps  exécuté  un  quart  d'aune  de 
broderie  d'un  travail  irréprochable,  et  ca- 
ché sous  des  fleurs  artistement  disposées 
les  trous  que  le  chat  avait  faits  avec  ses  on- 
gles. Comment  ce  miracle  s'était-il  opéré? 
Alix  l'ignorait;  mais  son  âme  candide  souf- 
frait de  recevoir  des  louanges  qu'elle  ne 
méritait  pas,  et  elle  avoua  à  deux  de  ses 
compagnes  ce  qui  s'était  passé  et  l'igno- 
rance où  elle  était  sur  la  main  qui  avait 
réparé  sa  faute.  Ce  petit  événement  se  ré- 
pandit dans  le  pensionnat;  qui  ne  sait 
combien  il  faut  peu  pour  faire  jaser  ei  met- 
tre en  émoi  les  jeunes  filles  !  toutes  celles 
qui  déchiraient  leurs  robes,  qui  égaraient 
leurs  pelotons  de  soie,  ou  qui  cassaient 
quelques  petits  meubles,  ne  manquaient  pas 
d'invoquer  la  fée  raccommodeuse  ;  mais 
craignant  sans  doute  d'être  surprise  en 
flagrant  délit  de  miracles,  la  bonne  fée  fit 
pendant  quelque  temps  la  cruelle  et  ne  vint 
I    plus  en  aide  à  personne. 

A  quelque  temps  de  là,  madame  Brémont 
assembla  un  jour  toute  la  pension  et  dit 
qu'une  pauvre  femme,  mère  de  six  enfants 
en  bas  âge,  venait  de  perdre  son  mari  et 
restait  plongée  dans  la  plus  affreuse  misère. 
Sachant  que  toutes  ses  élèves  recevaient  de 
leurs  familles  quelques  sommes  pour  leurs 
plaisirs,  la  maîtresse  fit,  en  faveur  de  la 


106 


pauvre  veuve,  un  appel  à  la  générosité  de 
toutes  ces  jeunes  filles.  Cette  proposition 
fut  accueillie  avec  joie,  car  les  jeunes  cœurs 
sont  toujours  enclins  à  la  bienfaisance  tant 
que  d'autres  passions  ne  viennent  pas  étouf- 
fer ce  germe  précieux.  Chaque  élève  courut 
à  l'instant  chercher  sa  bourse  et  vint  dé- 
poser son  offrande  dans  la  boîte  que  tenait 
madame  Brémont.  Les  pièces  d'un  et  de 
deux  francs  pleuvaient  à  l'envi  dans  cette 
boîte,  et  deux  grandes  pensionnaires  vin- 
rent y  déposer  ostensiblement  des  pièces 
de  cinq  francs,  ce  qui  excita  un  petit  mou- 
vement d'envie  chez  celles  qui  ne  pouvaient 
donner  que  beaucoup  moins.  La  collecte 
finie,  madame  Brémont,  voulant  en  con- 
naître le  contenu,  se  mil  a  compter  tout  cet 
argent  sur  la  table  placée  devant  elle.  En 
prenant  une  pièce  de  deux  francs  elle  la 
trouva  un  peu  lourde,  et  l'ayant  regardée, 
elle  vit  qu'elle  était  double,  et  qu'une  pièce 
d'or  de  quarante  francs  avait  été  collé  des- 
sous au  moyen  d'une  parcelle  de  cir«.  Elle 
interrogea  successivement  toutes  ses  élèves 
pour  savoir  si  c'était  à  dessein  qu'une  d'elles 
avait  employé  ce  stratagème  pour  cacher  sa 
riche  aumône;  personne  n'avoua  en  être 
l'auteur;  mais  cette  ingénieuse  générosité 
fut  attribuée  à  une  jeune  personne  dont  la 
famille  tenait  un  haut  rang  dans  la  ville,  et, 
soit  dit  en  passant,  cette  demoiselle  ne  fit 
pas  de  très  grands  efforts  pour  dissuader 
ceux  qui  la  complimentaient  sur  cette  lar- 
gesse, dont  elle  accepta  tacitement  l'hon- 
neur comme  s'il  lui  eût  appartenu  de  bon 
droit. 

Le  tuteur  de  Léonie  était,  comme  nous 
l'avons  dit,  un  homme  des  temps  anciens, 
de  mœurs  patriarcales,  et  persuadé  que  les 
talents  ne  sont  pas  une  chose  indispensa- 
ble au  bonheur  d'une  femme,  et  que  sou- 
vent même  ils  sont  le  sujet  de  beaucoup 
d'écarts  d'imagination  et  de  graves  incon- 
vénients. Il  avait  donc  interdit  à  sa  pupille 
les  leçons  de  langues  étrangères,  ainsi  que 
celles  de  musique  et  de  gymnastique  ;  mais 


Léonie,  son» ouvrage  à  la  main,  et  humble- 
ment assise  à  l'écart,  assistait  tous  les  jours 
aux  leçons  de  ses  compagnes.  Avec  sa  pers 
picacité  naturelle,  elle  comprenait  admira 
blement  tout  ce  qu'elle  entendait,  et  si  les 
maîtres  s'en  étaient  doutés  et  l'eussent  in- 
terrogée, ils  auraient  trouvé  en  elle  une 
écolière  capable  de  leur  faire  honneur.  Mais 
c'était  pour  elle  seule  qu'elle  avait  en  quel- 
que sorte  dérobé  cette  science,  ne  croyant 
pas  en  cela  désobéir  à  son  tuteur  ni  déroger 
à  l'austérité  de  ses  principes,  puisqu'elle  se 
promettait  bien  de  cacher  a  tout  le  monde 
le  savoir  qu'elle  avait  silencieusement  ac- 
quis. 

Un  jour  d'été,  la  chaleur  étant  excessive, 
les  élèves  demandèrent  la  permission  k  ma- 
dame Brémont  de  prendre  leur  leçon  d'an- 
glais sous  un  berceau  de  charmille  qui  était 
au  fond  du  jardin.  Chacune  apporta  ses  li- 
vres et  ses  cahiers,  et  la  modeste  Léonie  les 
suivit  avec  son  ouvrage  et  s'assit  à  quel- 
ques pas  de  la  table  d'étude.  Une  des  jeunes 
personnes  qui  apprenaient  l'anglais  avait 
probablement  négligé  d'étudier  le  passage 
de  Shakespeare  qu'il  fallait  expliquer  ce 
jour-là.  Peut-être  aussi  son  intelligence 
était-elle  en  défaut,  le  fait  est  qu'il  lui  fut 
impossible  d'expliquer  un  vers  assez  diffi- 
cile, et  que  de  grosses  larmes  commencè- 
rent à  couler  sur  le  cahier  qu'elle  tenait  à 
la  main.  Tout  à  coup,  pendant  qu'elle  cher- 
chait son  mouchoir  pour  les  essuyer,  une 
large  feuille  de  rose  (sans  doute  apportée 
par  une  brise  légère  qui  venait  de  s'élever), 
vint  tomber  sur  le  petit  tablier  de  soie  que 
portait  cette  jeune  fille,  et  offrit  à  ses  yeux 
deux  mots  anglais  tracés  avec  la  pointe 
d'une  aiguille,  et  donnant,  de  la  manière 
la  plus  précise,  la  solution  de  la  diffi- 
culté grammaticale  qui  faisait  couler  ses 
pleurs  Surprise  au-delà  de  toute  expres- 
sion, mais  assez  maîtresse  d'elle-même  pour 
cacher  son  émotion,  elle  prit  le  parti  de  sé- 
cher ses  pleurs  et  de  répondre  de  la  façon 
la  plus  satisfaisante  à  son  maître,  qui,  ne 


107 


se  doutant  de  rien,  crut  simplement  que 
l'excès  de  la  chaleur  avait  causé  à  son  élève 
un  moment  d'accablement  et  de  distraction 
qui  l'avait  d'abord  empêchée  de  comprendre 
le  vrai  sens  du  passage  à  traduire. 

11  n'est  pas  nécessaire,  je  pense,  de  sou- 
lever aux  yeux  de  mes  jeunes  lectrices  ie 
voile  qui  couvre  le  nom  de  l'ange  ou  de  la 
fée  bienfaisante  qui  opérait  ainsi  des  mira- 
cles dans  la  pension  de  madame  Bré- 
mont.  Cette  douce  et  timide  Léonie,  si  peu 
gâtée  dans  la  maison,  si  peu  recherchée 
par  ses  compagnes  ,  renfermait  cepen- 
dant eii  elle-même  des  trésors  de  bonté,  de 
dévouement,  d'intelligence  supérieure  et  de 
modestie.  Mais  elle  n'élait  pas  jolie;  elle 
n'avait  point  de  parents  titrés  ni  dans  les 
hautes  places;  on  ignorait  qu'elle  fût  riche; 
sa  mise  était  d'une  propreté  irréprochable, 
mais  restreinte  à  l'uniforme  de  la  pension 
sans  qu'aucun  bijou  de  prix  vînt  en  relever 
la  simplicité;  elle  ne  suivait  pas  les  leçons 
dispendieuses  dont  les  autres  jeunes  filles 
tiraient  l'orgueilleuse  et  fausse  conséquence 
de  leursupériorité...  En  fallait-il  plus  pour 
que  jamais  on  ne  soupçonnât  cette  humble 
jeune  fille  d'avoir  fait  tous  les  miracles  dont 
l'existence  était  incontestable,  mais  dont 
l'auteur  restait  inconnu?... 

Léonie  avait  compris  sa  position  avec 
un  sens  exquis  et  une  résignation  angé- 
lique.  La  nature  lui  avait  refusé  la  beauté, 
et  elle  n'avait  pas  eu  l'orgueilleuse  pensée 
de  lutter  contre  le  sort  et  de  remplacer  à 
force  d'art  et  d'agréments  acquis  ce  qui  ne 
lui  avait  pas  été  départi  ;  elle  avait  ac- 
cepté la  part  que  la  Providence  lui  avait 
faite  et  s'était  résignée  à  se  laisser  éclip- 
ser par  toutes  les  personnes  qui  auraient 
le  droit  ou  la  volonté  de  se  placer  au 
premier  rang,  se  réservant  seulement  l'inef- 
fable bonheur  de  faire  en  secret  tout 
le  bien  possible  et  de  cacher  toujours  la 
main  qui  prodiguerait  tant  de  bonnes  œu- 
vres. Elle  savait  qu'elk  était  riche  ;  son  tu- 
teur, qui  avait  appiécié  de  bonne  heure  son 


caractère  généreux,  ne  lui  refusait  jamais 
l'argent  qu'elle  demandait;  mais  loin  de 
tirer  vanité  de  cet  avantage  ou  d'employer 
mal  les  sommes  qu'elle  possédait,  on  a  vu 
l'emploi  noble  et  pieux  qu'elle  savait  en 
faire,  et  avec  quelle  ingénieuse  pudeur  elle 
cachait  ses  aumônes. 

M.  Morin,  sous  des  dehors  froids  et  sé- 
vères, cachait  un  cœur  aimant,  dévoué  et 
profondément  pénétré  de  l'importance  et  de 
la  sainteté  de  ses  devoirs  envers  sa  pupille. 
Il  avait  suivi,  avec  une  tendre  sollicitude, 
le  développement  des  facultés  que  cette 
jeune  fille  avait  reçues  de  la  nature,  et  il 
s'applaudissait  de  voir  combien  les  qualités 
de  son  cœur  et  de  son  esprit  étaient  la 
preuve  de  l'excellence  du  système  d'éduca- 
tion qu'il  avait  suivi  pour  elle. 

Léonie  venait  d'accomplir  sa  dix-septième 
année.  Un  matin,  M.  Morin  vint  la  chercher 
à  la  pension  pour  l'emmener  passer  avec  lui  la 
journée  à  la  campagne  à  une  lieue  d'Angers, 
Léonie,  avec  cette  joie  enfantine  d'un  jeune 
oiseau  dont  on  ouvre  la  cage,  fit  à  la  hâte 
les  préparatifs  de  son  départ,  et  s'élança  lé- 
gère et  rieuse  dans  la  voiture  où  l'attendait 
son  tuteur.  La  matinée  était  superbe,  et 
taudis  que  les  deux  voyageurs  suivaient  au 
petit  trot  des  chevaux  les  rives  fleuries  de 
la  Sarthe,  M.  Morin  prit  la  main  de  Léonie 
et  lui  dit  : 

«  Ma  chère  enfant,  je  sens  que  je  deviens 
vieux  et  je  redoute  tous  les  jours  de  finir 
ma  carrière  avant  d'avoir  assuré  ton  avenir. 
Que  deviendrais-tu  si  je  mourais  aujour- 
d'hui et  si  tu  te  trouvais  sans  protecteur  au 
moment  de  ta  vie  où  tu  en  as  le  plus  be- 
soin? » 

Des  larmes  vinrent  obscurcir  les  yeux  de 
Léonie.  Elle  prit  la  main  de  son  tuteur,  et, 
la  serrant  sur  son  cœur,  elle  lui  dit  avec 
l'accent  d'une  tendre  affection  : 

«  Pourquoi  donc,  mon  ami,  mon  second 
père,  me  parler  de  choses  si  tristes  aujour- 
d'hui ?  vous  vous  portez  si  bien  !  cet  air  pur, 
celle  matinée  si  belle  ne  peuvent  que  vous 


108 


faire  du  bien  ;  pourquoi  donc  mêler  de  si 
douloureuses  pensées  au  plaisir  que  je  goûte 
près  de  vous? 

—  Ce  n'est  pas  pour  t'attrister,  mon  en- 
fant, que  je  prévois  ma  fin,  qui,  au  reste, 
peut  bien  être  encore  fort  éloignée  ;  mais 
pour  te  préparera  une  comnmnicatiou  bien 
importante  que  j'ai  à  te  faire.  Te  voilà  par- 
venue à  l'âge  où  il  faut  penser  à  ton  éta- 
blissement. Mes   soins   ont   augmenté   la 
fortune  que  tes  parents  t'ont  laissée,  et  tu 
possèdes  aujourd'hui  un  capital  de  quatre 
cent  mille  francs,  dont  je  te  mettrai  en 
possession  le  jour  de  ton  mariage.  J'ai 
trouvé  pour  toi  un  honnête  homme,  d'une 
fortune  à  peu  près  égale  à  la  tienne,  d'un 
caractère  estimable,  d'une   conduite  par- 
faite, d'une  figure  agréable  et  dont  la  ré- 
putation ne  laisse  rien  à  désirer.  11  sait  ce 
que  tu  es  et  ce  que  tu  vaux;  car  je  ne  lui 
ai  caché  ni  tes  qualités,  ni  ce  que  d'autres 
appelleraient  peut-être  tes  défauts,  mais 
que  je  suis  loin  de  regarder  comme  tels, 
puisque  c'est  à  l'éducation  modeste  et  rai- 
sonnable que  je  t'ai  donnée,  que  tu  dois 
cette   timidité  et  cette  absence  de  toutes 
prétentions  qui  t'ont  valu  dans  ta  pension 
l'espèce   d'ostracisme  avec   lequel   on  t'a 
toujours  tenue  à  l'écart  et  éloignée  des  so- 
lennités où  l'on  cherchait  à  faire  briller  tes 
compagnes.  Mais,  ma  chère  enfant,  un  dia- 
mant a  beau  être  caché,  il  n'en  a  pas  moins 
son  prix  aux  yeux  de  celui  qui  est  assez  bien 
inspiré  pour  le  découvrir.  Ernest  Duvivier 
(c'est  le  nom  de  celui  que  je  te  destine), 
doit  venir  aujourd'hui  passer  la  journée 
avec  nous  :  eh  bien  !  |ne  vas-tu  pas  l'ef- 
frayer et  faire  la  petite  sotte?  tôt  ou  tard, 
s'il  doit  devenir  ton  mari,  il  faudra  bien 
qu'il  te  voie  \  ainsi  autant  vaut-il  que  ce  soit 
aujourd'hui  que  demain.  Si  tu  étais  une 
jeune  fille  vaine  et  recherchée  dans  ta  mise, 
tu  m'arracherais  les  yeux  pour  m'appren- 
dre  à  t'amener  ainsi  un  prétendant  à  ta 
main  sans  t'avoir  prévenue;  mais  toi,  ma 
modeste  Léonie,  tu  ne  songeras  pas  à  ta  toi- 


lette,  et  ta  frayeur  ne  vient  que  de  Vinat-  \ 
tendu  de  ma  proposition  et  non  du  regret  ' 
de  n'avoir  pu  tendre  des  filets  pour  prendre  -, 
le  cœur  de  ce  pauvre  Ernest.  Au  reste  ce  i 
serait  peine  perdue  avec  un  garçon  aussi  | 
sage. 

—  Mais,  mon  digne  ami,  il  est  très  pos-  I 
sible,  il  est  même  probable  que  je  ne  plairai 
pas  à  cet  honune,  qui  ne  me  connaît  que  d'a- 
près le  rapport  trop  partial  que  vous  lui  avez 
fait  sur  uion  compte  ;  je  sais  si  bien  que  je 
suis  laide,  que  je  ne  serai  ni  surprise  ni 
mécontente  de  lui  s'il  se  retire  après  sa 
première  visite;  il  ne  fera  en  cela  qu'une 
chose  juste  et  honaête,  car  il  vaut  mieux 
refuser  la  main  d'une  femme  qui  ne  plaît 
pas,  que  de  l'épouser  pour  ne  pas  l'ai- 
mer et  la  rendre  malheureuse.  Hélas!  je 
sais  trop  bien  ce  que  c'est  que  de  n'être  pas 
aimée!  •' 

Et  deux  larmes  tombèrent  sur  la  main  de 
M.  Morin,  taudis  que  Léonie  la  serrait  sur 
son  cœur  avec  une  tendresse  filiale, 

«  Pauvre  petite,  dit-il,  sois  tranquille  ; 
tu  auras  toute  l'estime  et  l'affection  de 
l'honnête  homme  que  j'ai  choisi  pour  toi,  et 
il  te  dédonunagera  aHiplement  de  quelques 
injustices  dont  tu  as  pu  avoir  à  te  plain- 
dre.» 

En  parlant  ainsi,  M.  Morin  fit  arrêter  la 
voiture  à  la  porte  d'une  maison  située  au 
milieu  d'un  délicieux  jardin  anglais,  et  il 
offrit  son  bras  à  Léonie  à  qui  l'émotion 
rendait  cet  appui  presque  indispensable.  A 
peine  étaient-ils  assis  dans  un  joli  salon, 
meublé  avec  la  plus  élégante  simplcité, 
qu'un  domestique  vint  annoncer  M.  Ernest 
Duvivier.  C'était  un  homme  de  trente  ans, 
de  la  figure  la  plus  aimable,  dont  les  traits 
portaient  l'empreinte  de  la  loyauté  et  qu'on 
était  disposé  à  aimer  a  la  première  vue. 
Après  quelques  instants  donnés  aux  compli- 
ments d'usage,  M.  Morin  proposa  une  pro- 
menade en  attendant  le  déjeuner,  et  comme 
il  ne  fut  question  en  rien  des  projets  dont 
il  avait  fait  part  à  Léonie,  elle  put  retrouver 


09 


ioMte.  sa  présence  d'esprit  et  répondre  avec 
une  ji'.stesse  parfaite  toutes  les  fois  que  son 
tuteur  ou  Ernest  lui  adressèrent  la  parole. 
A  table,  M.  Morin  la  chargea  de  faire  les 
honneurs  du  déjeuner,  et  elle  s'en  acquitta 
avec  une  grâce  modesle  qui  la  rendait  pres- 
que jolie. 

Après  deux  heures  de  conversation  sur 
des  sujets  que  M.  Duvivier  amena  exprès 
pour  pouvoir  étudier  les  goûts  et  le  carac- 
tère de  Léonie,  il  se  retira  en  remerciant 
M.  Morin  de  la  charmante  matinée  qu'il  lui 
avait  fait  passer,  et  salua  Léonie  avec  l'ex- 
pression du  plus  vif  intérêt. 

Le  lendemain  M.  Morin  reçut  d'Ernest 
une  demande  en  forme  de  la  main  de  Léo- 
nie. Habitué  à  n'avoir  d'autres  volontés  que 
celles  de  son  tuteur,  elle  n'opposa  aucune 
résistance  au  désir  qu'il  manifesta  de  voir 
cette  union  s'effectuer,  et  un  mois  après,  à 
la  grande  surprise  de  plusieurs  pension- 
naires de  madame  Brémont,  l'humble  jeune 
lille,  qu'elles  avaient  si  souvent  écrasée  de 
leurs  grands  airs,  sortait  de  cette  même 
pension,  la  couronne  et  le  voile  nuptials  sur 
la  tête,  et  montait  dans  une  élégante  calè- 
che pour  aller  à  l'autel  sceller  l'heureux  lien 
qui  devait  l'unir  à  un  homme  digne  d'elle. 

M.  Morin  avait  voulu  offrir  à  sa  pupille 
un  cadeau  de  noce  analogue  à  ses  goûts 
simples  et  modestes.  La  jolie  maison  de 
campagne,  où  pour  la  première  fois  elle 
avait  vu  Ernest,  lui  fut  donnée  par  contrat 
de  mariage,  et  ce  fut  dans  ce  lieu  qu'elle 
désira  fixer  sa  demeure  habituelle.  M.  Mo- 
rin lui  donna  en  outre  un  appartement  dans 
la  maison  qu'il  occupait  à  Angers  ;  mais  la 
vie  paisible  des  champs  convenait  trop  bien 
à  l'âme  pure  de  Léonie  pour  que  cette  char- 
mante projjriéié  ne  devînt  pas  l'oasis  dans 
leqiif  1  elle  désirait  fixer  sa  résidence. 

Les  bornes  de  ce  journal  ne  me  permet- 
tent pas  de  dérouler  sous  les  yeux  de  mes 
jeunes  lectrices  le  tableau  ravissant  du  bon- 
heur de  ce  jeime  ménage  uni  par  l'estime 
et  la  conformité  des  goiits.  Confiante  dans 


l'affection  d'Ernest,  Léonie  avait  dépouillé 
cette  timidité  d'enfant  qui  d'ordinaire  pa- 
ralysait ses  moyens  de  plaire.  Pleine  d'es- 
prit naturel,  riche  d'une  instruction  solide^ 
gracieuse  avec  tout  le  monde,  indulgente 
pour  les  torts  d'autrui  et  noble  dans  son 
hospitalité,  elle  fit  de  sa  maison  l'asile  d'un 
bonheur  plus  facile  à  comprendre  qu'à  dé- 
crire. Ce  bonheur  se  répandait  autour  d'elle 
comme  un  parfum  céleste,  et  maintes  fois 
ses  amis  étaient  venus  la  visiter  avec  des 
soucis  et  des  peines  morales  dans  l'àme,  et 
étaient  partis  de  chez  elle  soulagés  de  leurs 
peines,  et  emportant  sur  leur  front  l'em- 
preinte de  la  sérénité. 

Depuis  que  Léonie  s'était  établie  dans 
cette  campagne,  la  misère  en  avait  entiè- 
rement disparu.  Image  vivante  du  Dieu 
qu'elle  adorait,  elle  savait  verser  le  baume 
des  consolations  sur  toutes  les  plaies  et  ré- 
pandre autour  d'elle  les  secours  appropriés 
aux  besoins  de  chacun,  sans  que  ses  bien- 
faits prissent  jamais  ces  formes  humiliantes 
qui  trop  souvent  font  de  l'aumône  une 
véritable  insulte.  Elle  savait  trouver  le 
moyen  de  faire  parvenir  des  sommes  d'ar- 
gent à  des  pères  de  famille  qui  avaient 
éprouvé  des  malheurs,  sans  que  ceux  ci  con- 
nussent la  main  qui  venaitainsi  les  secourir. 
Elle  savait  aussi  encourager  le  travail  en 
trouvant  d'ingénieux  moyens  pour  favoriser 
la  vente  de  ses  produits.  Enfin,  il  semblait 
que  la  bénédiction  du  ciel  fût  descendue 
sur  ce  coin  de  terre  habité  par  un  ange 
sous  la  figure  de  cette  jeune  femme. 

Mais,  hélas  !  qui  peut  sonder  les  décrets 
de  la  Providence  et  pénétrer  ses  vues  mys- 
térieuses! Ce  jeune  ménage,  si  digne  de 
servir  de  modèle  et  qui  semblait  devoir  dé- 
fier le  malheur  et  posséder  toutes  les  ga- 
ranties d'un  avenir  heureux,  allait  cepen- 
dant être  frappé  d'un  de  ces  coups  qui 
laissent  sans  défense  et  sans  force  les  in- 
fortunés sur  qui  ils  tombent.  Ernest  venait 
de  partir  pour  la  chasse  avec  un  ami  qui 
depuis  deux  jours  était  venu  le  visiter.  Ja- 


110 


mais  une  plus  douce  gaîté  n'avait  régné  dans 
l'âme  de  Lc'onie  ;  elle  avait  reconduit  les 
jeunes  gens  jusqu'à  la  grille  de  son  jardin 
et  leur  avait  souhaite  bonne  chasse.  Pour 
elle  le  baiser  d'adieu  que  venait  de  lui  don- 
ner son  mari,  devait  être  si  peu  éloigné  de 
celui  du  retour,  qu'aucune  idée  triste  n'ap- 
procha de  son  cœur  lorsqu'elle  eut  perdu 
de  vue  les  chasseurs.  Elle  revint  donner 
quelques  ordres  à  ses  domestiques  et  rentra 
chez  elle  pour  travailler  à  un  meuble  de 
tapisserie  qu'elle  destinait  à  son  tuteur. 

Une  demi-heure  n'était  pas  encore  écou- 
lée lorsqu'une  grande  rumeur  se  (it  entendre 
dans  la  cour.  Léonie  s'approcha  de  la  fe- 
nêtre, et  le  premier  objet  qui  frappa  sa  vue 
fut  le  corps  de  son  mari,  couvert  de  sang  et 
défiguré,  que  quatre  paysans  du  village 
rapportaient  sur  leurs  bras.  Son  fusil  avait 
crevé ,  et  par  suite  de  l'explosion  un  mor- 
ceau du  canon  lui  avait  fracassé  le  crâne. 

Que  devint  la  malheureuse  Léonie  à  cet 
affreux  spectacle!  la  secousse  qu'elle  éprou- 
va fut  telle,  que  pendant  plusieurs  jours  elle 
resta  dans  un  état  d'insensibilité  qui  fit 
craindre  pour  sa  vie  ou  tout  au  moins  pour 
sa  raison.  Son  tuteur,  accouru  à  la  première 
nouvelle  de  cet  alfreux  malheur,  épuisa 
toutes  les  ressources  de  sa  tendresse  pour 
rappeler  à  la  vie  l'infortunée  qu'il  chéris- 
sait comme  son  eufant.  Il  ne  la  quitta  pas 
un  instant  pendant  ces  heures  d'agonie, 
où  la  vie  ne  se  laissait  apercevoir  que  p  ir 
une  faible  respiration,  guettant  le  premier 
signe  de  connaissance  qu'on  espérait  encore 
voir  revenir,  et  priant  sans  cesse  le  ciel  de 
ne  pas  ravir  à  sa  vieillesse  le  seul  être  qui 
pût  désormais  l'attacher  à  l'existence. 

Enlin,  Dieu  exauça  la  prière  de  ce  digne 
homme,  et  Léonie  revint  à  la  vie  et  au  sen- 
timent de  ses  douleurs.  Dès  qu'elle  fut  en 
état  d'être  transportée,  M.  Morin  l'emmena 
chez  lui  et  ne  voulut  plus  s'en  séparer.  Le 
deuil  du  veuvage  et  la  tristesse  si  bien  mo- 
tivée de  cette  jeune  femme,  lui  tirent  gar- 
der la  retraite  la  plus  absolue  pendant  trois 


ans.  Au  bout  de  ce  temps,  un  nouveau  cha 
grin  vint  encore  éprouver  son  àme  :  elle 
perdit  son  tuteur  qui  termina  dans  ses  bras 
son  utile  et  honorable  carrière,  lui  hissant 
toute  sa  fortune  pprsuadé  d'avanciî  du  no- 
ble emploi  qu'elle  en  ferait. 

Léonie,  riche  de  plus  d'un  iiiillif)n,  était 
un  parti  trop  brillant  pour  n'être  pas  re- 
cherchée en  mariage  par  une  foule  de  pré- 
tendants ;  mais  elle  refusa  toutes  les  offres 
qui  lui  furent  faites,  décidée  qu'elle  était  à 
consacrer  sa  vie  et  sa  belle  fortune  à  l'exer- 
cice de  la  bienfaisance  et  à  la  consolation 
de  toutes  les  infortimes  qu'elle  pourrait  se- 
courir. 

Cette  résolution  prise  à  vingt-deux  ans, 
Léonie  ne  s'en  est  jamais  départie.  Elle 
existe  encore,  mesdemoiselles,  et  ce  n'est 
point  une  histoire  d'invention  que  je  viens 
de  vous  raconter  :  j'ai  changé  les  noms  et 
les  lieux  pour  ne  pas  blesser  la  modestie  de 
la  femme  angélique  dont  j'ai  voulu  retracer 
pour  vous  quelques  traits;  mais  les  faits  sont 
réels,  et  j'ai  le  bonheur  de  pouvoir  compter 
Léonie  au  nombre  de  mes  plus  chères  amies. 
Elle  a  peu  à  peu  quitté  la  retraite  presque 
claustrale  qu'elle  s'était  imposée  après  la 
mort  de  son  mari  et  de  son  tuteur  :  mais  en 
reparaissant  dans  le  monde  ,  jeune  et  sans 
mentor,  elle  a  gardé  sa  modestie,  et  ce  que 
certaines  gens  appellent  l'insignifiance  de 
sa  manière  d'être  dans  la  société.  S'effaçant 
toujours  pour  laisser  briller  les  autres, 
jamais  on  ne  l'entend  soutenir  une  discus- 
sion, parler  haut  ni  chercher  à  attirer  l'at- 
tention. Sa  mise  est  toujours  d'une  exquise 
propreté,  mais  simple  et  exempte  de  tout  ce 
qui  fait  remarquer  une  femme.  Obligeante 
et  bonne  pour  chacun,  cherchant  le  plaisir 
des  autres  et  jamais  le  sien,  elle  joue  lors- 
qu'elle est  nécessaire  pour  compléter  une 
partie,  car  elle  ne  veut  se  singulariser  en 
rien,  et  jamais  une  affectation  de  rigorisme 
ne  vient  de  sa  part  faire  la  censure  des 
amusements  reçus  dans  la  société.  Mais  son 
seul  plaisir  est  la  bienfaisance,  et  tandis  que 


Ui 


ses  doigts  tiennent  des  cartes,  son  esprit 
rêvequelquebonne  action  à  faire  ou  quelque 
malheur  à  faire  oublier. 

Est-il  question  dans  sa  ville  natale  d'un 
e'tablissement  utile  à  fonder  et  pour  lequel 
il  faille  faire  un  appel  à  la  générosité 
publique?  toujours  une  forte  souscription 
anonyme  vient  assurer  le  succès  des  tra- 
vaux projetés,  et  c'est  une  main  inconnue 
qui  apporte  la  somme  promise. 

Le  défaut  de  fortune  est-il  un  obstacle  à 
l'union  de  deux  jeunes  cœurs  faits  pour  être 
heureux?  un  matin  le  curé  de  la  paroisse  ar- 
rive avec  un  portefeuille,  contenant  en  bil- 
lets de  banque  la  somme  nécessaire  pour 
aplanir  les  difficultés.  On  interroge  le  curé 
qui  répond  :  «  Dieu  seul  sait  d'où  vient  ce 
don;  il  ne  m'est  pas  permis  d'en  dire  da- 
vantage. " 


Chaque  année  des  dépôts  faits  au  Mont- 
de-Piété  sont  dégagés  par  une  main  in- 
visible. Le  tronc  des  pauvres,  dans  toutes 
les  paroisses  de  la  ville,  se  trouve  de  temps 
en  temps  garai  de  pièces  d'or,  et  jamais 
cette  riche  offrande  n'a  pour  témoin  que 
Dieu  et  les  voûtes  du  temple.  En  un  mot, 
il  semble  que  dans  la  ville  qu'habite  Léonie, 
un  ange  plane  toujours  au-dessus  de  tous 
les  lieux  oii  le  besoin  de  secours  se  fait 
sentir,  et  cet  ange  n'est  autre  que  cette 
jeune  femme,  vouée  dès  son  enfance  à  la 
plus  active  bienfaisance,  et  qui,  ne  vivant 
que  pour  le  bonheur  de  ses  semblables,  n'at- 
tend de  récompense  que  dans  le  ciel,  oîi  les 
anges  ont  d'avance  in.irqué  sa  place  au  mi- 
lieu des  chœurs  célestes. 

Marie  de  Blays, 


LE  CHAT  GASCON. 


FABLE. 


Un  chat  au  maintien  pacilique, 

Au  cœur  faux,  au  regard  oblique. 
Contre  un  joli  serin  conspirait  sourdement; 

Mais  banni  de  l'appartement, 

Auprès  d'une  fenêtre  basse 
Dans  la  cour  de  l'hôtel  le  drôle  prenait  place. 
Et  la  de  s'introduire  épiait  le  moment. 

«  Eh  quoi  !  toujours  en  embuscade! 
Lui  dit  un  vieux  barbet,  le  doyen  du  logis. 

Ah!  je  devine,  camarade. 

Tu  n'es  pas  là  pour  les  souris; 

Tu  guettes  le  serin  du  maître, 

Et  quand  la  porte  du  salon 
T'est  défendue,  et  pour  bonne  raison, 

Tu  veux  entrer  par  la  fenêtre  : 
Quelle  fête  pour  toi  !  quel  excellent  régal, 
Si  tu  pouvais  franchir  cet  obstacle  fatal  ! 

Mais  l'entreprise  est  malaisée, 
Le  maître  est  attentif,  et  de  cette  croisée 
Tu  maudiras  toujours  l'immobile  cristal. 


^112 

Loin  (le  moi  cette  perfidie, 

Dit  le  malou,  roi  des  gascons, 

Grand  amateur  de  mélodie, 
De  ce  petit  oiseau  j'écoute  les  chansons  ; 
Mais  le  croquer  !  fî  donc,  je  n'en  ai  nulle  envie  ; 
Apprends  que  chaque  jour  ma  cuisine  est  fournie 

Des  morceaux  les  plus  délicats  ; 
Et  ce  squelette  sec,  couvert  d'un  peu  de  plume, 
Aurait  pu  me  tenter  !  non,  je  n'ai  pas  coutum  e 

De  faire  un  si  maigre  repas.  » 

O  philosophe  aimable  !  ô  vrai  sage  !  ô  génie  ! 

Mon  chat  de  ton  renard  est  la  pâle  copie. 
«  Ils  sont  trop  verts,  »  dit  plaisamment 
Ton  héros,  gascon  ou  normand. 

Ce  trait  a  bien  perdu  dans  sa  métamorphose. 
Bon  homme,  ton  mot  est  charmant, 
Ma  paraphrase  est  peu  de  chose. 
Bressieb. 


CONSEILS. 


On  dit  généralement  qu'il  faut  beaucoup 
pardonner  aux  exigences  du  cœur.  Sans 
dnute  il  faut  pardonner  les  exigences,  et 
bien  d'autres  choses  encore,  mais  il  faut  se 
les  interdire  à  soi-même;  exiger  sans  cesse 
de  nouveaux  témoignages  d'affeciion,  voir 
partout  des  preuves  d'indifférence,  est  in- 
juste si  l'on  est  aimé,  inutile  si  on  ne  l'est 
pas,  et  ennuyeux  toujours. 

Ce  n'est  pas  avec  de  l'exigence  et  de  la 
susceptibilité  que  l'on  plaît;  une  sensibi- 
lité par  trop  ombrageuse  y  serait  même  un 
obstacle.  A  force  de  persécutions,  on  ob- 
tient des  personnes  douces  et  peu  braves  à 
repousser  certains  empiélements,  des  con- 
cessions qui  ressemblent  à  des  préférences, 
d<^  l'amitié  jamais;  tandis  qu'il  n'est  pas 
d'affection  si  vraie,  si  profonde,  si  forte 
quelle  soit,  qui  ne  doive  être  ruinée  à  la 
longue  par  les  tortures,  sans  cesse  renais- 
saules,  qu'un  caractère  exigeant  impose  aux 
gens  dont  il  veut  être  aimé. 


D'ailleurs,  analysons  sérieusement,  sans 
aucuns  détours  ni  faux-fuyants,  ce  qu'on 
appeWe  exigence  du  cœur.  Je  serai  modérée 
et  je  ne  discuterai  que  les  plus  excusables. 
Être  exigeant  parce  qu'on  aime,  c'est  vou- 
loir que  la  personne  aimée  adopte  vos  goûts, 
vosopinionSjS'amusede  tout  ce  qui  vousdi- 
vertit,  se  plaise  en  tout  lieu  où  elle  est  avec 
vous;  c'est  encore  se  montrer  difficile  sur 
les  expressions  de  son  amitié,  et  en  même 
temps  prétendre  qu'elle  vous  tienne  compte 
et  fasse  le  plus  grand  état  d'un  sourire, 
d'une  main  tendue  avec  empressement  ou 
de  la  moindre  complaisance  ;  enfin  c'est  sur- 
tout vouloir  être  la  première,  voire  même 
la  seule,  présente  à  la  pensée  de  celle  qu'on 
aime. 

Voilà  bien,  n'est-ce  pas,  des  exigences 
de  cœur,  des  exigences  que  l'on  veut  faire 
accepter  par  l'amitié?  Maintenant,  exami- 
nons-les une  à  une. 

Vouloir  que  votre  amie  adopte  vos  goûts 


H 


êI  Vôi  opinions^  iiiaiâ  pourquoi  eîie  piuluL    ! 
que   vous?   Y   a-t-il  donc  deux  poids  et 
deux  mesures  eu  amitié?  Pour  être  aimable^ 
soyez  juste  *,  la  justice  est,  avec  la  uiiséri- 
corde,  le  plus  beau  trait  dont  la  divinité 
nous  a  paré  eu  nous  créant  à  son  image. 
M:iis,  (liront  les  exigeantes,  qui  se  croient 
tendres,  la  sympalliie  est  indispensable  à 
l'union  des    âmes.    Soit;    eh    bien!   d'où 
vient,  si  cette  croyance  est  sincère  chez 
vous,  que  vous  prétendez  aimer  une  per- 
sonne  avec  laquelle  vous  ne  sympathisez 
pas?  et  si  votre  affection  résiste,  malgré  la 
différence  de  vos  goûts  avec  ceux  de  votre 
amie,  convenez  franchement  avec  vous- 
même  ou  que  l'on  aime  en  dépit  de  quelques 
divergences  d'opinion,  et  qu'd  est  inulile 
de  la  tourmenter  à  ce  sujet,  ou  que,  puis- 
que Vous  ne  pouvez  pas  vous-même  aimer 
assez   pour  sacrifier  tous  vos  penchants, 
votre  amitié  doit  être  humble,  convenir  de 
.son  imperfection  et  la  racheter  à  force  de 
glace,  de  prévenances,  de  concessions  em- 
pressées, autrement  vous  comprenez  qu'une 
affection  qui  demande  plus  qu'elle  n'ac- 
corde blesse  l'équité;   qu'une  femme  qui 
veut  être  aimée  autrement  qu'elle  aime, 
loin  de  toucher  le  cœur,  révolte  la  tierîé, 
et  qu'ainsi  que  je  vous  le  disais  en  commen- 
çant, on  obtient  par  ces  manières  tout  le 
contraire  de  ce  qu'on  exige. 

Être  très  difficile  sur  les  témoignages 
d'amitié  que  l'on  rrçoit.  Ici,  il  faut  se  ré- 
péter et  dire  qu'il  n'y  a  pas  de  véritable  af- 
fection sans  justice,  et  point  de  justice  sans 
égalité  devant  le  juge;  de  plus,  celte  om- 
brageuse susceptibilité,  toujours  la  loupe 
en  main  pour  chercher  une  offense  dans  les 
distractions  les  plus  innocentes,  est  incom- 
patible avec  la  tendresse;  aimer  une  per- 
sonne qui  vous  blesserait  sans  cesse,  soit 
par  indifférence,  soit  par  malice,  serait 
montrer  peu  de  cœur  et  de  dignité  ;  être 
injuste  envers  celle  qui  vous  aime  n'est 
possible  qu'une  fois,  et  laisse  un  regret  qui 
doit  préserver  un  cœur  tendre  de  pareils 
Tome  XI, 


écarts,  ou  du  moinà  ie  potier  a  s'éludief  et 
à  réprimer  les  fâcheux  mouvements  qui  le 
rendent  à  la  fois  coupable  et  malheureuxj 
Mettre  à  haut  prix  les  préférences  que 
l'on  accorde,  ceci  est  tout  simplement  de 
l'orgueil.  Peut-être  est-il  des  gens  qui  ad- 
mirent les  orgueilleux  ;  je  ne  suis  pas  de  ce 
nombre,  et  je  ne  crois  pas  avoir  besoin  de 
vous  prêcher  beaucoup  pour  vous  engager 
à  réformer  un  penchant  que  réprouvent  la 
religion  et  la  morale.  Mais  si  vous  me  dites 
que  sans  orgueil  on  peut  s'abuser  sur  des 
chagrins  frivoles  en  apparence,  parce  que 
l'on  sait  toute  la  force  ei  la  vivacité  du  sen- 
timent qui  les  inspire,  et  qu'il  est  bien  juste 
d'exiger  le  retour  de  son  affection,  je  vous 
repondrai  que  rien  n'est  moins  aimable  que 
ces  tendresses  usurières,  qui,  ne  plaçant 
qu'à  gros  intérêts,   s'exagèrent   tout    ce 
qu'elles  font,  et  veulent  l'abandon  de  toute 
une  âme,  le  dévouement  de  toute  une  vie, 
en  retour  d'une  simple  amitié.  Il  faut  avoir 
une  opinion  modeste  des  sentiments  de  son 
cœur,  aussi   bien  que  des  agréments   de 
sa  figure  ou  de  son  esprit.  La  société  est, 
à  la  vérité,  assez  étrange  sur  ces  matières; 
qui  se  ferail  siffler  eu  disant  :  Je  danse  bien, 
pt=ut    se    proclamer   impunément   bonne , 
dévouée,  magnanime  même,  et  mettre  son 
cœur   au-dessus  des   plus   nobles  cœurs, 
sans  craindre  le  ridicule.  Mais,  dans  la  fa- 
mille, dans  l'intimité,  les  rodomontades  de 
sentiment  sont  appréciées  à  leur  juste  va- 
leur; elles  ennuient,  elles  fatiguent,  elles 
révoltent,  comme  tout  ce  qui  est  injuste  ou 
exagéré. 

Arrivons  à  la  troisième  preuve  d'exigence 
que  je  vous  ai  signalée  :  Vouloir  être  la  pre- 
mière, la  seule  présente  à  la  pensée  de  ceux 
que  l'on  aime. 

Ici,  je  l'avoue,  ma  tâche  devient  plus  dif- 
ficile, et  cette  prétention,  que  je  veux 
combattre,  tient  de  si  près  à  l'affection,  que 
pour  beaucoup  elle  ne  fait  qu'une  avec  elle  ; 
cependant,  convenons  qu'il  y  a  un  peu  d'é- 
goïsme  dans  cette  façon  d'entendre  l'amitié, 


114 


car  enlin  comment  être  sûre  que  l'on  sera 
pour  ses  amies  laplusaimable,  la  plus  chère, 
la  plus  précieuse  de  toutes;  que  nulle  autre 
ne  leur  procurera  plus  d'agrément,  ne  leur 
sera  plus  utile  ou  plus  convenable?  Etre 
tout  cela,  c'est  le  bonheur  sur  la  terre;  on 
peut  le  'iésirer,  mais  l'exiger,  non  ;  etencore 
le  désir  d'être  la  preiiiière.  l'unique  pensée 
de  ceux  qu'on  aime,  il  faut  le  modérer, 
l'enfermer,  si  l'on  vent  qu'il  puisse  jamais  se 
réaliser;  car  il  Irahit  une  avidité,  une  ambi- 
tion, un  contentement  de  soi-même,  capa- 
bles d'empêcher  d'êire aimable.  Quel  avan- 
tage la  jeune  iille  modeste  n'a-t-elle  pas 
sur  celle  qui  croit  tout  emporter  de  haute 
lutte  et  à  la  pointe  de  son  mérite,  si  l'on 
peut  dire  !  On  ne  réfléchit  pas  assez  combien 
l'abnégation  prête  de  charmes  aux  femmes, 
combien  surtout  elle  sert  à  leur  bonheur! 
On  est  cent  fois  plus  heureuse  quand  on  se 
fait  une  joie  des  plaisirs  de  ses  amies,  de 
quelque  part  qu'ils  leur  viennent,  que  lors- 
(]ue  l'on  prend  à  tâche  d'y  trouver  des  su- 
jets de  mécontentement,  et  combien  aussi 
nous  sommes  touchées  de  la  tendresse  de 
celle  qui  partage  notre  gaîté ,  s'amuse  de 
nos  amusements  du  même  cœur  dont  elle 
partage  nos  peines,  qui  aime  ceux  qui  nous 
sont  bons  et  aimables  autant  qu'elle  est  sé- 
vère et  froide  avec  ceux  qui  sont  mal  pour 
nous;  il  est  impossible  qu'à  la  longue  une 
personne  de  ce  caractère  ne  soit  pas  la  plus 
chérie.  On  peut,  par  amour  de  la  distrac- 
tion, rechercher  par  moment  des  personnes 
brillantes,  agréables,  mais  on  revient  tou- 
jours à  celles  près  de  qui  on  trouve  la  vie 
douce  et  facile,  dont  l'affection  ne  traîne 
après  elle  ni  gêne  ni  entraves,  qu'on  ne 
trouve  pas  la  griffe  en  l'air  et  le  sarcasme 
à  la  bouche,  prêtes  à  vous  attaquer  sur  des 
torts  réels  ou  supposés,  à  vous  faire  subir 
l'ennui  d'une  explication,  et  à  vous  punir 
ainsi  de  ce  qu'elles  ne  sont  pas  assez  aima- 
bles pour  vous  plaire  uniquement,  ou  de  ce 
qu'on  n'est  pas  assez  heureux  pour  se  con- 
sacrer entièrement  à  elles. 


Et  ne  croyez  pas,  mesUemoiselles,  que 
l'exigence  ne  soit  insupportable  que  par  la 
forme;  les  colombes  plaintives  sont  aussi 
fatigantes  que  les  tigres^es;  à  force  i!e  se 
plaindre, ellestroublentleurs  amies,  mêient 
des  remords  aux  joies  les  plus  permises, 
deviennent  un  sujet  de  craintes  et  de  ma- 
laise continuels  par  l'appréhension  où  l'on 
est  de  les  blesser,  jusqu'au  moment  où  la 
lassitude  force  à  déposer,  pour  ne  plus  le 
reprendre,  le  fardeau  d'une  amitié  devenue 
trop  pesante. 

Si  des  exigences,  que  la  tendresse  semble 
pouvoirexcuser,deces  tyrannies  qui  s'exer- 
cent dans  la  famille  ou  dans  laplus  étroite 
intimité,  je  passe  aux  susceptibilités  avec  le 
monde,  je  serai  encore  plus  sévère.  La,  il 
n'y  a  pas  d'excuses,  la  vanité  et  la  sottise 
remplacent  la  sensibilité;  l'envie  se  glisse 
à  la  place  d'une  tei.dre  inquiétude  née  de  la 
crainte  de  se  voir  remplacer  près  d'une 
amie;  le  cœur  se  dessèche,  l'esprit  se 
fausse,  la  figure  même  prend  une  expres- 
sion hostile  qui  lui  ôte  de  son  charme,  et  à 
force  de  vouloir  briller,  on  finit  par  se  faire 
remarquer  uniquement  par  jes  défauts. 

Rien  ne  prête  plus  au  ridicule  que  ces 
orgueils  maladroits,  prompts  à  signaler  le 
plus  léger  manquement  d'égards,  et  à  se 
dire  eux-mêmes  toutes  les  impertinences 
qu'on  aurait  garde  de  leur  faire  entendre, 
et  que  souvent  on  n'aurait  pas  pensé;  car  le 
propre  de  la  susceptibilité  et  de  l'exigence, 
ce  qui  les  rend  intolérables,  c'est  qu'elles 
sont  presque  toujours  injustes. 

Les  anciens  avaient  un  profond  respect 
pour  les  furies,  ils  ne  leur  refusaient  au- 
cune génuflexion,  et  ne  se  servaient  en  pré- 
sence de  leurs  images  que  des  épithètes  de 
bonnes,  généreuses,  secourables.  Le  con- 
traire n'aurait  pu  manquer  de  s'adresser  à 
ces  divinités  peu  aimables  et  les  blesser.  Si 
humble  que  soit  l'idée  que  vous  avez  de 
vous-mêmes,  mesdemoiselles,  n'imitez  pas 
les  Euménides,  et  ne  courez  pas  au-devaut 
des  injures  en  vous  appliquant  les  sarcas- 


15 


mes  ou  les  railleries  qui  se  débitent  devant 
vous. 

Se  croire  un  mérite  auquel  tous  If's  hom- 
mages sont  dus,  et  se  figurer  la  société 
uniquement  occupée  à  vous  dénigrer,  voilà 
ce  qui,  dans  le  monde,  engendre  la  suscep- 
tibilité. De  telles  préoccupations  ne  rendent 
ni  bon  ni  aimal)le.  Il  faut  donc  s'en  défen- 
dre, la  vie  est  une  étude  continuelle  de 
soi-même.  Dès  que  la  conscience,  senti- 
nelle vigilante,  signale  une  tentative  des 
éternels  ennemis  de  notre  repos,  il  faut 
que  l'esprit  et  le  cœur  se  préparent  au 
combat.  Les  personnes  parfaitement  pieuses 
ont  dans  cette  lutte  un  grand  avantage  sur 
celles  qui  le  sont  moins  ;  la  parole  divine 


donne  des  enseignements  pour  toutes  les 
conditions  de  la  vie  humaine  ;  elle  peut 
aussi  bien  guider  dans  le  monde  que  sou- 
tenir dans  la  retraite,  rendre  la  joie  sainte 
autant  que  la  douleur,  enfin  être  en  tout, 
partout  et  toujours  notre  véritable  égide. 

Je  viens  de  viais  conseiller  de  vous  gar- 
der des  susceptibilités^  pensez-y.  le  monde 
exerce  à  leur  égard  une  justice  des  plus  ex- 
péditives  :  «  Vous  demandez  plus  que  vous 
ne.donnez,  nous  ne  sommes  plus  des  vôtres, 
adieu.  »  Et  il  se  fait  tout  de  suite  autour 
de  vous  un  grand  vide  que  le  retour  à  la 
douceur,  aux  prévenances,  à  l'abnégation 
peut  seul  combler. 

M"'  À.  DE  Savignac. 


UNE  HISTOIRE  DE  VOLEUR. 


La  bonne  chose,  n'est-ce  pas,  mesdemoi- 
selles, qu'un  beau  récit,  bien  effrayant? 
voyez-vous,  tandis  que  le  narrateur,  ar- 
rivé à  l'endruit  le  plus  terrible,  donne  à 
ses  paroles  accentuées  une  expression  plus 
imposante;  voyez-vous  le  cercle  attentif  se 
resserrant  comme  si  chacun,  par  une  im- 
pulsion involontaire,  cherchait  un  protec- 
teur dans  son  voisin?  voyez-vous  l'audi- 
toire savourant  l'histoire  lugubre  qui  se 
déroule,  et  se  faisant  un  plaisir  même  de 
ses  frissons!  Les  esprits  forts  d'aujourd'hui 
se  moquent  des  revenants,  qui  avaient  bien 
leur  mérite;  mais  nous  connaissons  cer- 
taines gens  qui  n'y  croient  pas  par  l'esprit, 
et  qui,  jusqu'à  un  certain  point,  y  croient 
par  l'iuiaginalion,  quand  le  fantôme  évo- 
qué se  dresse  dans  un  cadre  bien  saisissant 
et  bien  dramatique.  Les  Mystère  d'Udolphe, 
ou  les  visions  du  château  des  Pyrénées,  ces 
noirs  romans  d'Aune  Radcliffe ,  qui  ont 
causé,  il  y  a  quarante  ans,  tant  de  cauche- 
mars et  d'insouiuies,  [irodiiiraient  encore 
leur  effet,  nous  le  gageons,  surtout  dans 
quelque  veillée  d'hiver,  au  milieu  d'une 


demi-obscurité,  quand  la  flamme  du  foyer 
fait  danser  sur  les  murs  des  ombres  capri- 
cieuses et  bizarres;  ou  bien  encore,  à  la 
clarté  solitaire  d'une  lampe  nocturne,  lors- 
qu'accoudé  sur  votre  oreiller,  et  tenant  le 
volume  sinistre,  vous  entendez  minuit  qui 
fait  vibrer  à  la  prochaine  horloge,  à  travers 
les  sifflements  du  vent,  les  douze  tinte- 
ments solennels. 

Et  puis  les  voleurs  vous  restent  encore, 
mesdemoiselles,  pour  défrayer  vos  terreurs; 
les  voleurs ,  beaucoup  plus  réels  que  les 
habitants  de  l'autre  monde,  qui  désertaient 
leur  tombe  affublés  d'un  long  drap  blanc  ;  à 
la  vérité  notre  époque,  éminemment  prosaï- 
que, ne  connaît  guère  le  brigand  pittores- 
que, avec  le  chapeau  surmonté  d'une  grande 
plumerouge,  le  manteau  élégamment  drapé, 
les  bottes  à  entonnoir  cirées  à  l'anglaise,  et 
armées  d'éperons  étincelants,  le  ceinturon 
verni  où  reposent  des  pistolets  ciselés  par 
un  émule  de  Benvenuto;  il  y  avait  du  plaisir 
à  se  voir  attaqué  sur  la  grande  route  par  un 
bandit  d'aussi  bonne  façon.  Par  malheur  ce 
type  accompli  n'existe  plus  qu'à  l'Opéra- 


(if. 


Comique  dans  ie  Fra  Diavoio  de  M.  Scribe, 
l'illustre  Schubry  passe  auprès  de  bien  des 
incrédules  pour  une  création  fantastique. 
Hélas!  trois  fois  hélas!  les  brigands  ont 
dégénéré  comme  tout  le  reste  ^  nous  ne 
connaissons  maintenant,  en  ce  genre,  que 
des  gibiers  de  Cour  d'assises,  ignobles, 
sales,  mal  peignés,  parlant  l'argot  des  ga- 
lères. 

Toutefois,  avec  ces  vulgaires  éléments, 
les  journaux  judiciaires  trouvent  encore  le 
moyen  de  nous  accommoder  des  histoires 
d'un  effet  agréable;  les  malfaiteurs  de  notre 
époque  remplacent,  d'ailleurs,  la  qualité 
par  la  quantité.  En  compulsant  la  chronique 
journalière  du  Paris  civilisé  et  dévalisé^ 
nous  rencontrerions  encore  pour  nos  lec- 
trices des  thèmes  à  émotions,  très  satisfai- 
sants, nous  aurions  à  leur  conter  de  quoi 
les  faire  frémir,  le  soir,  seules,  dans  leur 
chambre,  quand  le  jeu  d'une  lumière,  le 
mouvement  d'un  rideau,  suffirait  pour  évo- 
quer et  réaliser  à  leurs  yeux  les  plus  som- 
bres images,  les  plus  sinistres  souvenirs. 
Malgré  notre  haute  opinion  du  courage  fé- 
minin en  général ,  nous  nous  permettrons 
de  vous  demander,  mesdemoiselles,  si,  tou- 
tes, vous  vous  sentiriez  capables  d'imiter, 
dans  une  occasion  pareille,  l'héroïne  de  l'a- 
necdote suivante,  que  nous  donnons  comme 
très  authentique. 

Une  jeune  femme,  que  nous  appellerons 
madame  Aubry,  habitait  avec  son  mari  hue 
maison  de  la  petite  ville  de...  Cetle  maison 
isolée,  au  fond  d'un  vaste  jardin,  dans  un 
faubourg,  n'avait  pas  d'autres  habitants  que 
M.  et  madame  Aubry,  leur  enfant,  âgé  d'un 
an  îi  peu  près,  et  une  domestique  entrée 
depuis  peu  à  leur  service.  Le  soir,  dès  neuf 
heures,  le  silence  le  plus  complet  régnait 
dans  les  rues  de  la  ville  ;  k  dix  heures  un 
voyait  successivement  s'éteindre  les  lumiè- 
res qui  brillaient  aux  fenêtres,  et  qui  fai- 
saient place  à  une  complète  obscurité;  il 
fallait,  à  des  heures  aussi  indues,  une  cir- 
constance extraordinaire,    une  noce,    un 


dîner  dé  gala ,  pour  que  Ton  entendît  ré- 
sonner les  pas  de  quelques  passants  ailar- 
dés  en  avant  desquels  un  fallot  scintillait 
dans  les  ténèbres.  Qu'on  j'ige  de  la  solitude 
d'une  maison  cachée  derrière  un  rideau  de 
platanes  et  d'acacias ,  k  trois  ou  quatre 
cents  pas  de  la  voie  [)ublique. 

Par  une  soirée  du  mois  de  novembre, 
madame  Aubry  élait  chez  elle,  attendant  le 
retour  de  son  mari,  qu'une  affaire  avait  ap- 
pelé dès  le  matin  dans  un  bourg  à  deux 
lieues  de  la  ville;  il  s'agissait  d'un  recou- 
vrement à  opérer,  et  M.  Aubry,  qiii  de- 
vait rapporter  av<-c  lui  une  somme  assez 
considéruble ,  s'était  muni  d'une  paire  de 
pistolets,  précaution  sans  laquelle  sa  femme 
n'aurait  pu  se  défendre  d'une  certaine  in- 
quiétude. 

II  élait  six  heures  du  soir,  madame  Au- 
bry venait  de  monter  dans  sa  chambre  avec 
sa  domestique,  afin  de  coucher  son  enfant  ; 
cette  pièce,  haute  et  vaste,  était  située  au 
premier  étage,  sur  le  jardin  ;  la  boiserie  à 
demi  noircie  par  le  temps,  les  meubles  hé- 
réditaires, de  forme  antique  et  de  couleur 
foncée,  quelques  portraits  de  famille,  à  la 
grande perrugue,  au  visage grraL'e,  donnaient 
à  l'ensemble  de  l'appartement  une  physio- 
nomie sévère  ;  une  large  et  profonde  alcôve, 
à  côté  de  laquelle  était  placé  le  berceau  de 
l'enfant,  occupait  en  grande  partie  le  côté 
de  la  chambre  opposé  à  la  cheminée;  les 
rideaux  de  l'alcôve  étaient  fermés  ;  mais 
l'un  des  coins,  accroché  par  hasard  à  un 
meuble,  laissait  voir  en  se  relevant  le  bois 
du  lit,  véritable  édifice  massif  aux  ligues 
contournées  en  volute,  où  s'était  joué  le  ci- 
seau capricieux  de  rébéiiisterie  d'autrefois. 

La  nuit  était  noire  et  triste  :  véritable 
nuit  d'automne  avec  ses  rafales  de  pluie  qui 
fouettaient  les  fenêtres  ;  les  arbres  du  jar- 
din, courbés  sons  l'eflbrt  du  vent,  venaient 
par  intervalle  battre  la  maison  de  l'extré- 
mité de  leurs  branches;  c'était  un  mono- 
tone et  sombre  concert  oii  ne  se  mêlait  au- 
cun bruit  humain,  aucune  voix  qui  pût  pro- 


i\î 


mettre,  en  cas  de  besoin,  aide  et  assistance. 

Madame  Aubry  était  assise  sur  une  chaise 
basse  au  coin  du  foyer,  dont  le  feu,  joint  à 
la  clarté  d'une  lampe  posée  sur  la  chemi- 
née, frappant  en  plein  certains  objets  et 
laissant  les  autres  dans  une  ombre  épaisse, 
faisait  ressortir  toutes  les  saillies  par  le  jeu 
des  oppositions.  La  jeune  femme  tenait  sur 
ses  genoux  l'enfant  qui  occupait  ses  soins 
maternels,  tandis  que  la  servante,  à  l'une 
des  extrémités  de  la  chambre,  exécutait 
quelques  ordres  de  sa  maîtresse. 

Madame  Aubry  venait  d'achever  la  toi- 
lette nocturne  de  son  fils,  elle  jette  les  yeux 
vers  le  berceau  afin  de  s'assurer  s'il  est  tout 
préparé  pour  recevoir  l'enfant  dont  les  yeux 
se  ferment  déjà;  en  ce  moment  le  feu  plus 
actif  lançait  une  lumière  plus  vive  sur  l'al- 
côve. Tout  à  coup,  madame  Aubry  fait  un 
mouvement  ;  sous  le  lit,  à  l'endroit  où  le  bas 
du  rideau  se  relève,  son  regard  a  distingué 
deux  pieds  chaussés  de  souliers  à  gros 
clous.  En  un  instant  tout  un  monde  de  pen- 
sées a  traversé  le  cerveau  de  la  jeune  femme, 
sa  situation  tout  entière  s'est  révélée  à  son 
esprit,  comme  par  un  éclair,  par  une  illu- 
mination soudaine  ;  cet  homme  caché  est  un 
voleur,  un  assassin,  il  n'est  pas  possible 
d'en  douter;  madame  Aubry  n'a  aucun  se- 
cours, aucun  protecteur  immédiat  à  espé- 
rer ;  elle  n'attend  pas  son  mari  avant  huit 
heures  du  soir,  et  il  n'est  encore  que  six 
heures  et  demie  :  que  décider?  que  faire? 

Madame  Aubry  n'avait  pas  jeté  un  cri, 
elle  n'avait  pas  quitté  sa  chaise;  la  servante, 
très  probablement,  n'aurait  pas  conservé  la 
même  impassibilité  le  voleur,  selon  toute 
apparence,  comptait  demeurer  là  pour  n'en 
sortir  qu'au  milieu  de  la  nuit,  et  s'emparer 
de  la  somme  rapportée  par  M  Aubry;  mais 
se  voyant  découvert,  et  n'ayant  affaire  qu'à 
des  femmes,  il  ne  manquerait  pas  de  quitter 
dès  ce  moment  sa  cachette,  et  d'acheter  leur 
silence  par  leur  mort. 

Puis,  qui  sait  si  la  servante  elle-même 
n'est  pas  la  complice  de  cet  homme?  qiiel- 


ques  sujets  de  défiance,  que  madame  Aubry 
avait  jusqu'alors  repoussés,  viennent  dans 
cet  instant  se  retracer  dans  son  esprit  avec 
plus  de  force  ;  toutes  ces  réflexions  lui 
avaient  demandé  moins  de  temps  qu'il  ne 
nous  en  a  fallu  pour  les  écrire. 

Sur-le  champ  elle  a  pris  son  parti.  Sous 
un  prétexte  quelconque  elle  fera  sortir  sa 
servante. 

«  Vous  savez,  lui  dit-elle,  sans  que  la 
voix  fût  le  moins  du  monde  altérée,  vous 
savez  ce  mets  que  mon  mari  préfère,  il 
serait  bien  aise,  je  crois,  qu'on  y  eût  songé 
aujourd'hui  pour  le  souper  ;  j'avais  oublié 
de  vous  le  dire,  allez  vous  en  occuper  ;  allez 
tout  de  suite,  et  mettez-y  tous  vos  soins. 

—  Mais,  répond  la  servante,  madame  n'a- 
t-elle  pas  besoin  de  moi  ici,  comme  à  l'ordi- 
naire?... 

—  Non,  non,  je  ferai  tout  moi-même; 
allez,  monsieur  serait  mécontent,  j'en  suis 
sûre,  si,  au  retour  d'une  longue  course,  par 
un  si  mauvais  temps,  il  ne  trouvait  pas  un 
souper  de  son  goût.  » 

Après  quelques  lenteurs,  qui  redoublent 
chez  madame  Aubry  une  anxiété  qu'elle  est 
obligée  de  contenir,  la  servante  quitte  la 
chambre  ;  le  bruit  de  ses  pas  se  perd  dans 
l'escalier;  madame  Aubry  se  trouve  seule 
avec  son  enfant,  et  avec  ces  deux  pieds  sor- 
tant à  demi  de  l'ombre  et  immobiles  à  leur 
poste. 

Elle  était  restée  près  de  la  cheminée,  tou- 
jours tenant  son  enfant  sur  ses  genoux, 
continuante  lui  adresser,  presque  machina- 
lement, des  paroles  caressantes,  tandis  que 
ses  yeux  ne  quittaient  pas  la  terrible  vision  ; 
l'enfant  criait  pressé  par  le  sommeil  ;  mais 
le  berceau  était  près  de  l'alcôve,  près  des 
deux  pieds  menaçants  ;  comment  oser  en 
approcher,  grand  Dieu  ! 

La  jeune  mère  lit  sur  elle-même  un  vio- 
lent effort. 

«Allons,  viens, mon  enfant,»  dit-elle. 

Elle  se  lève,  avec  son  fils  dans  ses  bras, 
se  soutenant  à  peine  sur  ses  jambes  qui 


118 


lléohissenl,  elle  se  dirige  vers  l'alcôve;  la 
voilà  tout  près  des  pieds  du  voleur,  elle 
place  l'enfant  dans  son  berceau,  toujours  le 
caressant  de  sa  voix  naturelle,  dont  elle 
cherche  à  cacher  les  fréitissements  ;  elle  se 
met  à  le  bercer  aux  accents  de  la  chanson 
qu'elle  redit  comme  chaque  soir. 

Et  tout  en  chantant  la  douce  et  monotone 
complainte  que  ses  lèvres  articulent  par  la 
force  de  l'habitude,  elle  songe  qu'un  poi- 
gnard est  là,  qui  pourrait  la  tuer  sans  se- 
cours et  sans  défense. 

Enfin,  l'enfant  est  endormi  ;  madame  Au- 
bry  vient  se  rasseoir  près  de  la  cheminée, 
elle  ne  sortira  pas  de  cette  chambre  ;  ce  se- 
rait exciter  les  soupçons  du  voleur  et  de  la 
servante,  sa  complice  peut-être,  et  puis 
madame  Aubry  veut  rester  auprès  de  son 
enfant,  ce  n'est  pas  sur  une  telle  victmie 
qu'il  ferait  tomber  ses  coups*,  n'importe, 
elle  ne  peut  se  re'soudre  à  le  quitter. 

La  pendule  ne  marque  encore  que  sept 
heures.  Une  heure,  encore  une  heure  jus- 
qu'à l'arrive'e  de  M.  Aubry  !  Les  yeux  de  la 
jeune  femme  sont  attachés,  par  uue  sorte  de 
fascination,  sur  les  deux  pieds  qui  sont  une 
permanente  menace  de  mort.  Un  profond 
silence  règne  dans  la  chauibre,  l'enfant  dort 
paisible,  sa  mère,  les  mains  croisées  sur  ses 
genoux,  les  lèvres  entr'ouvertes,  les  yeux 
fixes,  la  poitrine  oppressée,  est  immobile 

comme  une  statue 

De  temps  en  temps  un  bruit  se  faisait  en- 
tendre au  dehors  dans  le  jardin  ;  ce  bruit, 
c'était  pour  madame  Aubry  un  rayon  d'es- 
poir, c'était  son  mari,  c'était  sa  délivrance  ! 
Mais,  non!  plus  rien!  elle  s'est  trompée; 
pas  d'autre  bruit  que  la  pluie,  le  veut,  les 
arbres  qui  viennent  balayer  le  mur;  il  sem- 
ble que  la  malheureuse  femme  soit  seule 
dans  le  monde,  tant  le  silence  est  profond 
i!  inorne;  quel  siècle  que  chaque  minute  ! 
Ciel  !  voici  les  deux  pieds  qui  remuent  ! 
L'homme  va-t-il  sortir  de  sa  retraite  ? 
Non  !  ce  n'est  qu'un  léger  mouvement,  sans 
doute  involontaire,  pour  se  dé.asser  d'une 


position  trop  gênante.  Les  deux  pieds  ont 
repris  leur  immobilité. 

Le  tintement  de  la  pendule  résonne,  mais 
un  second  coup  ne  suit  pas  le  premier,  sept 
heures  et  demie  seulement!  et  encore  cette 
pendule  avance  ! 

Oh  !  que  d'angoisses,  que  d'ardentes  priè- 
res élancées  vers  Dieu  durant  cette  attente 
mortelle  !  Madame  Aubry  prend  sur  la  che- 
minée un  livre  de  méditations  religieuses, 
elle  essaie  de  lire;  vain  effort!  à  tous  mo- 
ments ses  yeux  quittent  la  page,  les  deux 
grosses  semelles  à  clous  ne  sont-elles  pas  là 
toujours  sous  le  lit? 

Mais  une  pensée  qui  la  glace.,  comme  un 
fer  aigu,  traverse  l'imagination  de  la  pauvre 
femme  :  si  son  mari  n'arrivait  pas!  le  temps 
est  bien  mauvais,  il  a  des  parents  dans  le 
bourg  où  Ses  affaires  l'ont  appelé,  peut-être 
l'aura-t-on  engagé  à  ne  pas  se  remettre  eu 
route  la  nuit,  avec  des  valeurs  considéra- 
bles ;  peut-être  aura-t-il  été  obligé  de  cé- 
der, comme  il  lui  est  arrivé  en  pareil  cas,  à 
des  invitations  pressantes,  à  une  violence 
amicale,  dont  sa  femme  n'a  pas  lieu  de  s'é- 
tonner ;  Dieu  !  s'il  ne  revenait  pas  ce  soir! 

Huit  heures  ont  sonné  :  personne!  la 
supposition  dont  nous  venons  de  parler 
prend  dans  l'esprit  de  madame  Aubry  une 
probabilité  de  plus  en  plus  effrayante.  Après 
deux  heures  d'un  pareil  supplice,  la  malheu- 
reuse femme,  soutenue  jusque-là  par  i'espoir 
d'un  secours  prochain,  sent  que  sou  cou- 
rage et  ses  forces  vont  défaillir,  elle  n'ose 
plus  maintenant  mesurer  sa  pusitiun. 

Soudain  un  bruit  retentit  suus  les  fenê- 
tres, madame  Aubry  prête  l'oreille,  elle 
craint  de  se  confier  à  un  espoir  si  souvent 
trompé,  mais,  non!  celte  fois  ce  n'est  pas 
une  erreur;  fa  porte  de  la  maison  roule  sur 
ses  gonds  et  retombe  pesanunent,  un  pas 
!.)ieu  connu  se  fait  entendre  dans  l'escalier, 
ia  ciiambre  s'ouvre;  un  huiiÉUje  paraît,  uu 
homme  grand  et  vigoureux,  c'est  lui!  c'est 
lui!  dans  ce  moment  M.  Aubry,  eût-il  été  le 
moins  gracieux  des  époux,  aurait  pris  aux 


119 


yeux  de  sa  femme  toute  la  beauté,  toutes  les 
perfections  imaginables,  il  ne  s'est  donné 
que  le  temps  de  poser  ses  pistolets,  de  quit- 
ter son  manteau  imbibé  de  pluie  5  heureux 
de  revoir  ce  qu'il  a  de  plus  cher  au  monde, 
il  tend  les  bras  à  sa  femme  qui  s'y  jette  con- 
vulsivement; mais  reprenant  tout  son  cal- 
me, sans  dire  un  mot,  elle  pose  un  doigt  sur 
ses  lèvres,  et  de  l'autre  main  elle  montre  à 
son  mari  les  deux  pieds  qui  se  croient  in- 
visibles- 

M.  Aubry  n'aurait  pas  mérité  d'être  le 
mari  de  sa  femme  s'il  avait  manqué  de  déci- 
sion et  de  sang- froid  ;  d'un  geste  il  lui  fait 
comprendre  qu'il  sait  comment  agir. 

•  Pardon,  dit-il,  ma  bonne  amie,  mon 
portefeuille  que  j'ai  laissé  en  bas,  je  vais  le 
chercher,  et  je  reviens.  » 

L'absence  de  M.  Aubry  ne  dura  pas  deux 
minutes  ;  il  rentre  tenant  un  pistolet,  il 
examine  l'amorce,  s'approche  du  lit,  et  puis 
de  sa  main  gauche  il  saisit  l'un  des  deux 
pieds  ;  l'index  de  sa  main  droite  reste  posé 
sur  la  détente  de  son  arme. 

«Tu  es  mort  si  tu  résistes  !  »  crie-t-il  d'une 
voix  de  tonnerre. 


Le  quidam,  à  qui  apparteuaieut  les  pieds, 
ne  se  soucie  pas  de  hasarder  l'épreuve;  on 
voit  apparaître  ainsi  traîné  par  la  jambe 
jusqu'au  milieu  de  l'appartement,  un  indi- 
vidu de  fort  mauvaise  mine,  et  s'aplatis- 
sant  devant  le  pistolet  braqué  sur  son  crâne. 
Fouillé  à  l'instant,  on  trouva  sur  lui  un 
poignard  soigneusement  aiguisé;  il  confessa 
ses  intelligences  avec  la  servante,  qui  l'avait 
averti  que  cette  nuit  même  une  riche  proie 
l'attendrait.  Il  ne  reslait  pins  qu'à  livrer 
l'un  et  l'autre  à  la  justice.  Madame  Aubry 
demanda  leur  grâce  à  son  mari  ;  mais  l'in- 
térêt public  parlait  plus  haut  que  la  pitié. 
Pendant  tout  ce  temps,  l'enfant  dans  son 
berceau  ne  s'était  réveillé  qu'à  dem.i. 

Quand  M.  Aubry  eut  entendu  le  récit  de 
ce  qui  s'était  passé  : 

«  Je  ne  te  savais  pas  tant  de  courage  !... . 
dit-il  à  sa  femme  en  l'embrassant. 

Mais,  malgré  toute  sa  bravoure,  madame 
Aubry,  saisie  le  soir  même  d'une  violente 
crise  nerveuse,  fut  pendant  plusieurs  jours 
malade  de  son  héroïsme. 

Th.  Muret. 


NOUKA-HIVA. 


(ARCHIPEL  DES  MARQUISES.  ) 


...  Je  voudrais  que  le  vieux  amiral  espa- 
gnol, don  Alvaro  Mendana  de  Neyra,  sortît 
de  sa  tombe,  et  que  reprenant  le  comman- 
dement de  son  galion  le  Saint  -  Jérôme,  il 
vînt  aujourd'hui  mouiller  dans  l'une  des 
baies  de  Nouka-Hiva  ou  de  Tao-Wati.  Je 
voudrais  que  Cook  ,  Ingraham  ,  Roque- 
feuille,  Marchand,  Chanal,  Hergest, Brown, 
Roberts,  Wilson,  Krusenstern,  Porter,  Du- 
moiit-d'Urvilie,t(>us  intrépides  explorateurs 
des  Océans,  rentrassent  avec  leurs  navires 
dans  les  eaux  d'Ânna-Maria.  Je  voudrais 
aussi  que  Cabri,  ce  matelot  provençal,  qui 
devint  presque  roi  de  Nouka-Htva,  et  qui 


dernièrement  est  mort  misérable  à  Valen- 
ciennes,  essayât  de  reprendre  possession  de 
ses  domaines  océaniens. 

Mendana  s'('crierait  :  «  Oii  donc  est  l'é- 
tendard que  mou  mestre-de-camp  planta  ici 
le  25  juillet  1595?  qui  donc  m'a  volé  ces 
belles  terres  auxquelles  j'avais  donné  pour 
patronne  la  vice-reine  du  Pérou  ?  et  que 
viennent  faire  ici  ces  navires  qui  portent 
des  flammes  et  des  pavillons  dont  je  ne  con- 
nais pas  les  couleurs?  » 

Les  autres  capitaines  se  diraient  entre 
eux  :  «  C'est  donc  un  nouveau  département 
maritime  que  la  France  possède  dans  tes 


1^0 


patages,  que  nous  n'avions  aperçus  qu'à  vol 
d'oispai),  •  et  Cabri,  lui,  seniit  fier  de  voir 
nn  solilat  de  marine  se  promener  en  f,!ction    j 
devant  la  iiaie  de  son  champ  de  taro. 

Peu  de  temps  a  suffi  pour  ope'rer  cette 
transformation  dans  l'archipel  des  Mar- 
quises; nous  l'avons  visiiéen  1838,  c'était 
un  terrain  vague,  indépendant;  maintenant 
c'est  une  province  de  France.  La  frégate  la 
Reine  Blanche,  les  corvettes  la  Boussole^ 
l'Embuscade,  etc.,  y  ont  déposé  des  ma- 
rins et  des  soldats;  la  Danaé  et  la  Meur- 
the  ont  quitté  Brest  ces  jours  derniers  em- 
portant à  Noiika  Hiva  de  nouveaux  é:in- 
grants,  et  bientôt  la  frégate  l'I'ranie  et 
d'autres  bâtiments  encore  feront  voile  pour 
ces  contrées.  La  religion  cathuliiue  y  eu- 
voie  aussi  dfs  apôtres,  et  u!i  évèque,  l'évc- 
que  d'Amata,  frend  passage  sur  VUranie. 

Je  ne  dois  point  vous  faire  la  géographie  de 
l'archipel  des  Marquises  que  l'on  divise  en 
deux  groupes;  l'un  ûu  N.  N.  0,  l'autre  du 
S.  S.  E  ;  groupes  gisant  entre  les  8°  et  10** 
de  latitude  sud,  et  les  140°  et  142"  de  lon- 
gitude ouest  du  méridien  de  Paris.  L'ouvrage 
récemment  publié  par  M.  Louis  Reybaud  et 
le  livre  de  MM.  Dumoulin  et  Desgraz,  vous 
apprendront  tout  ce  que  Ton  sait  de  ces 
îles,  et  vous  feront  connaître  l'importance 
de  leur  possession  au  point  de  vue  politique 
et  commercial. 

Nous  vous  donnons  ici  une  vue  incom- 
plète, mais  fidèle,  de  la  baie  de  Taio-Hace, 
ou  d'Anna-Maria,  dans  les  vases  de  laquelle 
une  de  nos  corvettes  vient  de  laisser  tom- 
ber son  ancre. 

Ces  points  noirs  que  vous  voyez  sur  les 
flots,  ce  sont  les  femmes  de  Nouka-Hiva  qui 
traversent  la  baie  à  la  nage,  car  les  pirogues 
sont  tabouées*  pour  elles.  Elles  viennent 
en  troupe,  elleschautenf, elles  frappent  l'eau 
avec  l'une  de  leurs  mains  en  faisant  le  tra- 
jet... afin  d'épouvanter  et  de  mettre  en  fuite 

(i)  Taùuu,  loi  religieuse  f(ui^deleiid  l'usage  d'iiDf; 
t)»\ji(;  quelconque. 


les  requuis  qui  se  précipiteraient  sur  elles  si 
elles  voyageaient  isolées  et  silencieuses.  Ces 
cases  qui  sont  ombragées  par  des  bouquets 
de  cocotiers,  sont  les  premières  et  les  plus 
belles  du  village;  l'une  d'elles  est  le  palais 
de  la  reine. 

Un  ciel  toujours  pur,  une  fraîche  brise  ve- 
nant du  large  et  rafraîchissant  l'atmosphère, 
des  massifs  de  palmiers,  d'eoa,  de  goya- 
viers; des  fourrés  de  lianes,  des  bois  d'hi- 
biscus, des  fleurs  partout;  partout  aussi  de 
petits  ruisseaux  s'écoulant  limpides  vers  la 
grève;  puis,  par-dessus  tout  cela,  des  mon- 
tagnes arides,  volcaniques  et  majestueuses. 
Tel  est  le  climat,  tel  est  l'aspect  de  l'archi- 
pel des  .Marquises. 

Le  peuple  est  brun  :  si  un  tatouage  serré 
ne  labourait  pas  son  épiderme  ,  si  la  pous- 
sière (lu  curcuma,  dont  il  se  frotte  le  corps, 
n'assombrissait  pas  la  couleur  de  sa  peau  , 
il  ne  serait  pas  plus  bistré  que  le  paysan 
d'Espagne.  Une  ceinture  de  tapa,  un  man- 
teau de  tapa  et  un  éventail  en  feuilles  de 
cocotiers,  composent  le  vêtement  complet 
des  insulaires  des  deux  sexes. 

C'est  l'île  de  Nouka-Hiva,  la  plus  considé- 
rable de  l'archipel,  après  Olii-Vahoa,  que 
l'amiral  Dupetit-Thouars  a  choisie  ptiurêtre 
le  chef-lieu  de  notre  colonie  naissante.  La 
ville  cipitale  s'élèvera  sur  le  sol  de  la  val- 
lée qui  s'étend  au  fond  de  la  baie  Anna- 
Maria;  les  naturels  transporteront  leurs  ca- 
ses dans  les  bois  (i''hibiscus  qui  entourent 
cette  vallée,  et  leur  village  d'aujourd'hui 
fera  place  à  une  ville.  Au  centre  de  ce 
douar  polynésien,  s'élève  maintenant  un 
ficus  colossal,  dont  les  rameaux  ombragent 
un  espace  de  plus  de  trois  cents  mètres  de 
circonférence.  Le  tronc  de  cet  arbre  est 
formé  par  une  agrégation  de  liges,  et  sa 
grosseur  est  de  vingt-cinq  mètres!  Un  ruis- 
seau, qui  descend  des  montagnes,  serpente 
sous  son  dôme  avant  que  de  se  jeter  à  la 
mer,  et  une  nombreuse  population  de  tour- 
terelles kuru  karu  habite  le  labyrinthe  de 
son  feuillage.  —  Eh  bien  :  dans  cinq  ans, 


fi  M 


t/a»rna/  f/est/eu/ie^  Personnes 

.  4rrû  /â4l 


121 


dans  dix  aus,  dans  vingt  ans,  qu'une  ville 
européenne  surgisse  au  milieu  de  cette  val- 
lée, qu'un  vaste  parallélogramme  de  mai- 
sons ,  entoure  l'ombre  du  ficus  !  —  Y 
aura-t-il  au  --monde  un  carrousel  planté 
d'arbres  et  arrosé  par  des  loiitaines,  plus 
beau,  plus  admirable  que  le  carrousel  de 
Nouka  Hiva  ? 

Six  tribus,   presque  toujours  en  guerre 
les  unes  contre  les  autres  ,  habitent   les 
vallées  de  NoukaHiva,  et  dévorent  mu- 
tuellement   leurs  prisonniers.  Deux   mois 
avant  l'aruivée  des  corvettes  V Astrolabe  et 
la  Zélée,  il  y  eut  plusieurs  grands  festins 
de  guerre,  et  nous  avons  vu  les  restes  d'un 
de  ces  affreux  banquets,  dont  une  petite  Hlle, 
un  homme  et  une  femme  de  la  tribu  des 
Taï-Piis,  avaient  fait  les  frais...  Il  faut  avouer 
tjue,  précédemment,  une  dame  de  la  tribu 
des  Hapas  ,  avait  été  mangée  par  les  Taï- 
Piis.  .  .  Espérons  que  la  où  flotte  mainle- 
tenant  notre  pavillon  disparaîtront  pour  ja- 
mais ces  orgies  d'anthropophages.  L'œuvre 
de  la  civilisation  marchera  ;  mais  elle  nous 
coû  era  cher,  et  beaucoup  d'enfre  nos  frères 
mourront  à  la  lâ'hc.  Déjà  le  capitaine  de  cor- 
velle  H.illfy  et  le  lieutenant  de  vaisseau  La- 
dfbdt  ont  arrosé  de  leur  sang  cette  nouvelle 
France.  Les  naturels  sont  moins  belliqueux, 
moins  féroces  que  du  temps  de  Mendana, 
de  Cook,  de  Marchand,  etc.  ;  des  tribus  qui 
de  temps  immémorial  étaient  en  guerre,  au- 
jourd'hui  ont  fait  la   paix-,  les  Haspis   et 
les  Nouhiva  sont  frères  et  amis.  C'est  une 
femme,  c'est  une  reine,  c'est  Palini  (dont 
vous  verrez  le  portrait  dans  notre  prochain 
numéro),  qui  est  l'auieur  de  leur  traité  de 
paix.Patini  est  reine  des  Nouhi  viens,  qui  ha- 
bitent la  vallée  d'Anna-Maria:  le  roi  des 


Hapas,  tribu  de  la  baie  du  Comptroller,  en- 
tendit parler  de  sa  beauté,  et,  au  rjsque  d'être 
déclaré  traître  par  son  peuple  et  de  se  faire 
massacrer  par  les  Nouhiviens,  il  franchit 
les  montagnes  pendautunenuit  obscure,  et 
vint  frapper  à  la  porte  du  palais  de  la  reine. 
Patini  adiiiira  son  courage,  lui  permit  de 
revenir ,  et  se  déclara  son  épouse  après 
quelques  semaines  de  diplomatie.  Depuis 
lors,  plus  de  combats  entre  les  peuples  des 
vallées  du  Comptroller  et  d'Ainia-Maria. 

Si  les  femmes  ne  naissaient  pas  esclaves 
aux  Marquises,  si  les  travaux  les  plus  pé- 
nibles, les  plus  abrutissants  ne  leur  étaient 
pas  imposés,  si  enfin  elles  avaient  une 
puissante  influence  sur  l'homme,  qui,  pa- 
resseux et  tyran,  passe  ses  journées  dans 
un  doux  far  niente,  il  est  certain  que  les 
mœurs  de  ce  peuple  se  modifieraient  ra- 
pidement i  aussi  pensons  -  nous  que  les 
femmes  courageuses  qui  vont  quitter  notre 
belle  patrie,  pour  suivre  là  -  bas  leurs 
époux  '  ,  ont  elles  -  mêmes  une  mis- 
sion civilisatrice  à  remplir.  Tandis  que 
l'homme  du  vieux  monde  donnera  des  le- 
çons d'industrie  à  l'enfant  de  rOeéanie, 
elles,  elles  apprendront  ii  ces  pauvres  filles 
des  Marquises  à  sortir  de  11  fange  oii  elles 
sont  nées,  oîi  elles  vivent,  oîi  elles  ne  doi- 
vent   pas  mourir! 

Nous  donnerons  dans  notre  prochain  nu- 
méro un  portrait  de  la  reine  Patini,  une  vue 
d'un  Morai,  et  le  profil  d'un  indigène. 

Le  Breton. 

(I)  Plusieurs  ofDciers  eiimèiieiit  leurs  épouses. 
Madame  Bruat,  fi-mme  du  gouverneur  de  l'archi- 
pel, suit  son  mari  sur  la  frégate /'(/ranie. 


122 


BEAUX-ARTS. 


SALON  DE  1843. 


Peu  de  peintres  connus  ont  exposé  à  ce 

Salon  ;  on  y  cherche  en  vain  un  grand  nom- 
bre d'absents  ;  heureusement  on  y  rencontre 
MM.  Horace  Vernet,  Henri  Schœffer,  Scho- 
pin,  Larivière,  Abel  Pujol,  Léon  Coignet, 
Cornu,  Eugène  Isabey,  puis,  k  côté  de  ces 
illustres,  beaucoup  de  noms  nouveaux. 

On  a  traité  moins  de  sujets  saints  que  les 
années  précédentes,  et  très  peu  avec  cette 
supériorité  qui  sort  du  pastiche.  Les  com- 
positions historiques  et  anecdotiques  sont 
pour  la  plupart  de  la  main  d'artistes  con- 
nus, et  rien  de  plus,  rien  de  moins  que  ce 
que  l'on  pouvait  atlendre  d'eux.  Les  pay- 
sages m'ont  semblé  généralement  bien,  les 
portraits  faibles  et  peu  nombreux*,  le  jury 
en  a  seulement  refusé  cinq  cents  d'un  seul 
coup.  C'est  une  question  qui  s'agite  main- 
tenant, de  savoir  ce  que  sont  ou  plutôt  ce 
que  doivent  être  les  expositions  annuelles 
des  tableaux  des  peintres  vivants;  seront- 
elles  un  gymnase  artistique  ou  un  bazar? 
Si  c'est  un  bazar,  il  faut  y  laisser  arriver  la 
foule  ;  tout  le  monde  a  le  besoin  ou  le  dé- 
sir de  vendre.  Au  temps  où  nous  vivons, 
les  goûts  des  acheteurs  sont  variés  comme 
les  feuilles  des  arbres;  ne  fermez  pas  les 
portes,  étalez  la  marchandise  sur  les  esca- 
liers, dans  les  cours,  si  les  galeries  ne  suf- 
fisent pas.  Peu  à  peu,  tout  cela  se  vendra; 
l'art  n'y  trouvera  peut-être  pas  merveil- 
leusement son  compte,  n'importe;  les  ar- 
tistes finiront  par  s'en  arranger.  Mais  si  le 
Louvre  est  un  lieu  d'étude,  si  les  élèves 
viennent  y  chercher  leurs  derniers  ensei- 
gnements, en  soumettant  leurs  productions 
au  jugement  du  public  et  à  la  comparaison 
de  cfllcs  des  maîtres,  le  jury  a  parfaitement 
raison  de  n'admettre  que  des  talents  con- 


sommés, et  avec  eux  ceux  qui,  par  leur 
âge  et  la  nature  de  leurs  travaux,  donnent 
des  espérances.  Il  semblerait  que  c'est  là 
ce  que  l'on  a  voulu  faire  cette  année,  et, 
préoccupés  de  cette  idée,  nos  regards  se 
sont  portés  d'abord  sur  les  tableaux  d'ar- 
tistes qui  ont  exposé  pour  la  première  fois  ; 
l'examen  a  été  rapide,  incomplet,  ainsi 
qu'on  peut  le  faire  au  milieu  de  la  foule,  et 
nous  prions  nos  lectrices  de  ne  point  juger 
le  Salon  sur  ce  premier  aperçu. 

GRAND  SALON. 

Madame  Calamatta.  La  Vierge  et  l'en- 
fant Jésus. 

Ce  n'est  pas  sans  peine  que  l'on  approche 
de  ce  tableau  ;  la  foule  se  presse  devant 
cette  œuvre  d'une  femme  jeune,  et  dont  le 
nom  paraît  pour  la  première  fois  sur  le  ca- 
talogue, on  pourrait  appliquer  cette  vieille 
citation  à  madame  Calamatta  : 

Ses  pareils  à  deux  fois  ne  se  font  point  connaître. 

La  Vierge  et  l'enfant  Jésus  bénissent  l'ordre 
desDominicains.  Pourquoi  les  Dominicains , 
direz-vous  ?  Apparemment  que  ce  charmant 
tableau  est  destiné  à  l'un  des  couvents  de 
ces  heureux  pères.  La  madone,  vue  à  mi- 
corps,  élève  l'enfant  Jésus  à  deux  mains, 
avec  un  mouvement  rempli  de  grâce  et  de 
naturel.  Cette  figure  a  un  charme,  une  ré- 
gularité vraiment  Raphaëlesque,  et  l'enfant 
offre  une  académie  merveilleusement  étu- 
diée. Les  tètes  de  moines  en  adoration  de- 
vant ce  groupe  m'ont  parues  être  des  por- 
rails  largcniint  pcuUs.  et  jiorlanl  un  raclict 


V2'ô 


d'diigiualité    bien     précieux   dans    uotre 
temps  de  reproduction  moutonnière. 

GRANDE  GALERIE. 

M.  DuvAL  LE  Camus  fils.  Délivrance  de 
Saint-Pierre. 

M.  Jules  Duval  Le  Camus  ne  professe 
point  le  même  genre  que  son  père-,  celui-ci 
excelle  dans  les  tableaux  de  genre  et  les  mi- 
niatures à  l'huile  ;  celui-là  fait  de  la  grande 
peinture  :  son  tableau  dt  Saint-Pierre  visi- 
té dans  sa  prison  par  l'ange  du  Seigneur, 
est  une  œuvre  estimable  sous  le  rapport  de 
l'exe'cution.  Malheureusement,  ces  compo- 
sitions donne'es  depuis  dix-neuf  siècles  par 
les  actes  des  apôtres,  touchent  toujours  par 
quelques  points  à  celles  qui  les  ont  précé- 
dées. Ici,  comme  ailleurs,  c'est  le  St. -Pierre 
traditionnel;  c'est  l'ange  des  temps  passés 
et  futurs,  avec  ses  cheveux  d'or,  sa  robe 
lloltarite,  son  bras  en  l'air,  ses  ailes  blanches, 
ses  pieds  d'ivoire,  qui  ne  font  qu'effleurer 
la  terre.  Il  y  a  des  sujets  sur  lesquels  la  mé- 
moire et  l'imagination  se  confondent  telle- 
ment, qu'il  est  bien  difficile  de  faire  agir 
l'une  sans  l'autre.  Voilà  l'écueil  où  M.  Jules 
Duval  a  touché,  malgré  tout  son  talent. 

PETITE  GALERIE. 

M.  LÉON  CoiGNET.  La  fille  du  Tintoret. 

Si  de  l'examen  des  tableaux  dus  à  des 
jeunes  talents,  nous  arrivons  au  Tintoret  de 
RI.  Léon  Coignet,  nous  comprenons,  et  les 
jeunes  artistes  comprendront  aussi,  tout  ce 
que  l'étude,  la  réflexion  ont  d'avantage  sur 
la  fougue  et  la  spontanéité  de  la  jennes.>e. 
Celles-ci  peuvent  servir  k  l'exécution,  ren- 
dre la  touche  plus  ferme,  le  coioris  plus 
franc,  les  expressions  plus  naïves  5  niais  aux 
autres,  appartiennent  les  eff"ets  savants  :  les 
lumièies  habilement  ménagées,  le  tact,  le 
goîit,  la  mesure,  quel  que  soit  le  sujet  que 
l'on  traite. 

M.  Coignet  a  représenté  dans  ce  tableau  le 


Tintoret  essayant  de  taire  le  portrait  de  sa 
fille  morte;  cet  ouvrage,  de  l'un  de  nos  pre- 
miers artistes,  était  attendu  avec  impatience. 
Déjà,  l'an  passé,  des  amateurs ,  admis  à  le 
voir  dans  l'atelier  de  l'artiste ,  en  avaient 
parlé  avec  enthousiasme. 

Non-seulement  il  faut  être  peintre,  mais 
il  faut  encore  être  poëte  pour  concevoir  un 
tel  tableau.  Le  domaine  de  la  peinture  est  la 
reproduction  fidèle  des  formes  et  de  la  cou- 
leur; le  génie  les  idéalise.  Les  anciens  ont 
cherché,  deviné  cette  beauté  céleste,  que 
notre  corps  a  perdu  aussi  bien  que  notre  âme. 
Mais  entreprendre  d'exprimer  les  plus  fortes 
émotions  de  l'àme,  parler  avec  son  pinceau, 
c'est  là  une  (  arrière  nouvelle  que  se  sont 
ouverte  les  peintres  modernes.  Le  Bélisaire 
et  la  Psyché  de  Gérard,  la  Judith  de  M.  Ho- 
race Vernet,  les  enfants  d'Edouard,  Jeanne 
Gray,  et  surtout  Cromwell  devant  le  cer- 
cueil de  Charles  I",  de  M.  Paul  Delaroche, 
me  semblent  des  poëmes  autant  que  des  ta- 
bleaux. Enfin  la  belle  toile  de  M.  Coignet 
peut  se  placer  à  coté  de  ces  œuvres  juste- 
ment admirées,  et  partager  le  succès  qu'elles 
ont  obtenu. 

Pour  nous  résumer,  les  peintres  ont,  à 
notre  sens,  trois  routes  à  suivre.  La  pre- 
mière, l'imitation  sin)ple  et  naïve  de  la  na- 
ture ;  celle-là  convientaux  fleurs,  aux  fruits, 
à  certaines  études.  Au-delà  et  en  grandis- 
sant cette  imitation,  en  devenant  presque 
créateur  en  présence  des  œuvres  de  la  Créa- 
tion, on  arrive  aux  paysages  et  aux  por- 
traits. 

La  seconde  est  la  traduction  des  sujets 
historiques  ou  anecdotiques.  Ici,  la  con- 
naissmce  des  faits,  des  temps  et  des  lieux 
est  aussi  nécessiiire  au  peintre  qu'à  l'é- 
crivain. Qui  n'a  pas  vécu  iutimeiuent  avec 
ses  personnages  ,  qui  ne  les  a  pas  vu  cent 
fuis  passer  et  repasser  devant  ses  yeux,  qui 
ne  lesapasentretenusla  nuit  dans  ses  rêves, 
est  incapable  de  les  représenter  sur  la  tuile 
aussi  bien  (jue  sur  la  scène.  Encore  ne 
fautil  pas  se  tromper  dans  ses  évocations, 


124 


et  prendre  Babet  pour  Iphigénie,  et  un  tam- 
bour-rnajor  de  régiment  pour  Achille.  Enfin 
la  troisième  route  est  celle  de  la  peinture 
des  ('motions  île  l'àme,  dont  nous  parlions 
tout  à  l'heure. 
C'est  en  suivant  les  artistes  dans  ces 


diverses  directions,  que  nous  continuerons 
notre  revue  duSalon.  Aujourd'hui,  le  temps, 
l'espace,  la  maturité  de  l'examen,  nous 
manquent  pour  suivre  celle-ci  plus  loin. 

A.  DU  Seldre. 


COURRIER  DE  PARIS. 


-28  mars. 


Ce  n'est  pins  de  bils,  ce  n'est  plus  de 
fêtes,  chère  Eugénie,  que  nous  pouvons  au- 
jourd'hui nous  entretenir.  Lors  même  que 
le  carnaval,  ce  temps  de  bruyante  joie,  ne 
serait  pas  passé,  qui  pourrait  encore  songer 
à  se  réjouir  eu  présence  du  terrible  fléau 
qui  vient  de  frapper  nos  i'rères  des  colonies? 
Il  me  semble  que  d'ici  j'entends  les  cris  de 
désespoir  de  tous  ces  malheureu.x,  mutilés, 
sans  asile,  cherchant  au  milieu  des  débris 
un  père,  une  mère,  un  enfant,  un  ami  ! 
Quelle  est  affreuse  la  situation  de  ceux  qui 
survivent  à  un  pareil  désastre!  Dans  cette 
ville,  qui  n'est  plus  qu'un  monceau  de  cen- 
dres et  de  ruinesj  le  voyageur,  de  retour, 
cherchera  donc  en  vain  le  berceau  oîj  il  est 
né,  la  tombe  de  son  père,  l'église  où  il  a  re- 
çu le  baptême!... 

Je  ne  sais  pas  d'expressions  qui  puissent  te 
peindre  aussi  vivement  queje  la  sens  la  pitié 
que  m'inspire  un  si  grand  malheur!  Si 
quelque  chose  pouvait  en  consoler,  ce  serait 
l'unanimité  de  cette  sympathie,  qui  ne  se 
révèle  pas  seulement  par  des  paroles,  mais 
par  des  secours  eflicaces  •,  toutes  les  bourses 
se  sont  ouvertes  en  même  temps,  et  l'on  re- 
cueille de  toutes  parts  le  produit  des  sous- 
criptions au  profit  des  victimes  du  tremble- 
ment de  terre  de  la  Guadeloupe.  Cependant 
les  malheureux  qui  sont  plus  près  de  nous 
n'y  perdront  rien,  car  la  charité,  si  belle, 
si  douce  et  si  pleine  de  grâce,  est  si  ingé- 
nieuse et  si  active  aussi,  qu'elle  se  montre 
partout  et  sous  toutes  les  formes.  Elle  se 


tient  à  la  porte  des  églises,  où  toutes  les 
grandes  dames  briguent  l'honneur  de  rece- 
voir ses  dons;  on  la  rencontre  dans  les  ba- 
zars improvisés,  fruits  de  son  industrie  et 
elle  occupe  une  belle  et  noble  place  dans 
nos  salons. 

Mais,  pendant  que  je  suis  sur  la  charité, 
je  ne  ferais  pas  mal  de  penser  à  ma  traduc- 
tion de  l'anecdote  de  Boccace;  ce  ne  sera 
pas  changer  de  texte. 

«  Si  l'on  peut  ajouter  foi  aux  récits  très 
positifs  des  Génois  et  d'autres  voyageurs 
qui  ont  visité  le  Cathai  ',  il  existait  dans  ce 
pays  un  homme  de  noble  lignage,  plus  ri- 
che que  personne,  et  appelé  Nathan.  Comme 
il  avait  une  de  ses  demeures  dans  le  voisi- 
nage d'une  route  que  devaient  nécessaire- 
ment prendre  tous  ceux  qui  du  couchant  se 
dirigeaient  vers  le  levant,  ou  allaient  du  le- 
vant au  couchant,  et  que,  doué  d'une  âme 
grande  et  généreuse,  il  désirait  être  renom- 
mé pour  ses  œuvres,  il  fit  construire  en 
peu  de  temps,  à  l'aide  des  nombreux  artis- 
tes qui  l'entouraient,  un  des  plus  beaux, 
des  plus  grands  et  des  plus  riches  palais 
que  l'on  eût  jamais  vus,  puis  il  le  fit  meu- 
bler magnifiquement  de  tout  ce  qui  était 
nécessaire  pour  recevoir  avec  honneur  des 
gens  comme  il  faut.  Sa  belle  et  nombreuse 
famille  se  joignait  a  lui  pour  accueillir  gra- 
cieusement et  réjouir  ceux  qui  s'arrêtaient 
chez  lui,  et  il  observa  avec  tant  de  persé- 

(1)  Le  Cathai  est  uue  province  septentrionale  de  la 
Chine. 


I 


Î25 


Hraiice  Cette  iouable  coiitome  »jue  sa  répu- 
tation était  répandue,  non-seulement  dans 
le  levant,  mais  dans  presque  toutes  les  ré- 
giuns  du  couchant.  Il  avait  atteint  l'exfrê- 
nie  vieillesse  sans  jamais  se  lasser  de  cette 
conduite  généreuse,  lorsque  sa  renommée 
fr;i[jpa  les  oreilles  d'un  jeune  homme  appelé 
Mitridane,  qui  ne  demeurait  pas  fort  loin 
du  pays  de  Nathan.  Ce  Mitridane  se  voyant 
non  moins  riche  que  le  généreux  vieillard, 
et  port.mt  envie  à  son  renom  de  libéralité, 
conçut  le  dessein  de  l'anéantir  ou  de  l'é- 
clipser par  une  libéralité  plus  grande  en- 
core. A  cet  effet,  il  fit  construire  un  palais 
semblable  à  celui  de  Nathan,  commença  à 
recevoir  tous  les  voyageurs  qui  allaient  et 
venaient  de  son  côté,  et  il  ne  manqua  pas 
de  devenir  très  célèbre  en  peu  de  temps. 
Or,  il  advint  un  jour  que  ce  jeune  homme 
se  trouvant  tout  seul  dans  la  cour  de  son 
palais,  une  petite  femme  panvie,  entrée  par 
une  porte,  lui  demanda  l'auuiône  et  la  re- 
çut; puis,  étant  revenue  vers  lui  par  la  se- 
conde porte,  il  lui  fil  l'aumône  encore,  et 
ainsi  successivement  jusqu'à  la  douzième. 
Enfin,  une  treizième  fois,  Milridane  la 
voyant  venir  :  «  Bonne  femme,  lui  dit-il,  tu 
es  une  mendiante  bien  importune,  •  et, 
toutefois,  il  lui  donna  la  charité.  Mais  la 
petite  vieille,  ayant  entendu  ces  paroles, 
dit  :  «  0  générosité  de  Nathan,  que  tu  es 
merveilleuse!  j'ai  demandé  l'aumône  à  cha- 
cune des  trente-deux  portes  de  son  palais, 
et  toujours  il  me  l'a  donnée,  sans  qu'il  pa- 
rût me  reconnaître,  et  ici  je  ne  suis  encore 
venue  que  par  treize  portes,  et  j'ai  été  re- 
conime  et  réprimandée.  » 

La  bonne  femme  avait  bien  raison  ;  la  li- 
béralité de  Nathan  prenait  sa  source  dans 
une  générosité  véritable,  tandis  que  la  li- 
béraliié  de  Mitridane  n'était  qu'une  osten- 
tation magnifiiiue,  dérivant  d'un  orgueil- 
leux désir  de  renommée. 

Mon  oncle,  en  me  donnant  le  morceau 
suivant  à  traduire,  a  la  bonté  de  me  faire 
observer  que  ce  n'est  point  une  leçon  indi- 


j  recte  qu*iî  nous  donne,  et  qu*)l  sait  assel 
j  que  ses  chères  nièces  seront  toujours  sira' 
'    pies  et  naturelles: 

A  late  conversation  wich  1  fell  into  gave 
me  an  opportuny  of  observing  a  great  deal 
of  beauty  in  a  very  handsome  woman,  and 
as  much  wit  in  an  ingénions  man  turned 
into  deformity  in  the  one  and  absurdity  in 
the  other  by  the  mère  force  of  affectation 
The  fair  one  had  something  in  her  persoa 
upon  which  her  thought  were  fixed,  that  she 
attempted  to  shew  to  advantage  in  every 
look,  work  and  gesture.ihe  gentleman  was 
as  diligent  to  do  justice  to  bis  fine  parts 
as  the  lady  to  her  beauteous  forms.  You 
might  sec  his  imagination  ou  the  stretch 
to  find  ont  something  uncommon  and 
what  they  call  bright,  to  entertain  her 
while  she  writhed  herselt  into  as  many  dif- 
férent postures  to  engage  him.  Wheu  she 
laiighed,  her  lips  were  to  sever  at  a  greater 
distance  Ihau  ordinary  to  shew  her  leeth  ; 
her  fan  was  to  point  to  something  ata  dis- 
tance that  in  the  reach  she  might  discover 
tlie  roundness  of  her  arm.  Theu  she  is  ut- 
terly  mistakeu  in  whaf  she  saw,  falls  back, 
siiiiies  at  lier  own  folly  and  the  whole  wo- 
man is  put  iuto  new  airs  and  grâces.  While 
she  wlias  duingall  ihis  the  gallant  had  time 
to  think  of  something  very  pleasant  to  say 
nexl  to  her ,  or  make  some  unkend  obser- 
vation on  some  oiher  lady  to  feed  her  va- 

nity. 

Spectatok 

Puisque  tu  ne  manques  pas  d'accompa- 
gnateurs plus  que  nous,  je  t'engage  à  pren- 
dre un  morceau  pour  piano  et  violon  ar- 
rangé sur  le  roi  d'Yvetot,  par  M.  N.  Louis; 
il  n'est  pas  assez  dilhcile  pour  l'obliger  à 
travailler,  mais  il  est  joli  el  te  plaira.  Pau- 
line pourra  Jouer  ii  première  vue,  je  l'espère, 
un  morceau  de  Hunteii,  op.  124,  sur  un 
thème  de  la  Vestale,  et  Lucy,  en  se  don- 
nant un  peu  de  peine,  parviendra  aussi  à 
mériter  l'approbation  de  mon  cher  oncle, 
i    a\ec  le  même  ouvrage,  car  il  est  très  facile 


126 


et  très  brillant,  et  il  y  a  déjà  trois  ans  que 
ses  petites  mains  s'exercent  sur  le  piano. 

Je  cherchais  quelle  chose  je  pourrais  te 
conseiller  en  fait  d'ouvrages,  lorsque  les  ser- 
mons de  charité'  et  les  quêtes  multipliées 
que  l'on  fait  en  ce  moment  m'ont  fait  son- 
ger k  t'envoyer  le  dessin  d'une  bourse  de 
quêteuse. 

Le  n°  1  de  la  planche  de  dessin  t'offre 
donc  la  moitié  de  cette  bourse,  que  tu  pour- 
ras faire  plus  ou  moins  riche  à  ta  volonté, 
en  velours  ou  en  casiuiir  noir  ou  de  cou- 
leur, brodée  au  crochet  ou  seulement  avec 
une  soutache  d'or.  Tout  cela  se  fait  très  vite. 
Je  suppose  celle-ci  exécutée  en  velours 
noir  avec  une  double  ligne  de  crochet,  l'une 
à  gauche  du  trait  qui  marque  le  contour  de 
chaque  palmette,  avec  de  la  soie  ombrée  de 
diverses  couleurs,  indiquées  sur  la  planche 
par  des  signes  différents,  et  l'autre  en  or,  à 
droite  du  trait  et  si  près  de  la  première, 
qu'elles  n'en  forment  pour  ainsi  dire  qu'une 
seule. 

La  ligne,  brodée  au  crochet  en  or,  pour- 
rait l'être  par  un  simple  cordonnet  d'or 
cousu  au  bord  du  crochet  en  soie  ombrée, 
et  ce  serait  également  bien. 

Pour  monter  cette  bourse,  il  faut  te  riiu- 
nir  d'un  morceau  de  peau  de  gant  blanche 
et  de  carton  de  30  ou  35  centimes  la  feuille. 
Après  avoir  coupé  ton  morceau  de  velours 
en  un  rond  de  33  centimètres  de  diamètre, 
tu  prendras  la  peau  blanche  et  tu  la  taille- 
ras également  en  rond  ;  mais  d'un  diamètre 
moindre  que  le  premier  d'un  centimètre. 
De  la  sorte,  quand  tu  poseras  le  morceau  de 
peau  blanche  sur  celui  de  velours,  celui-ci 
débordera  tout  autour  de  celui-là  d'un  de- 
mi-centimèlre  destiné  à  former  le  rempli 
de  l'éloffe,  la  peau  blanche  n'en  ayant  pas 
besoin. 

Coupe  un  petit  rond  en  carton  de  12  cen- 
timètres de  diamètre;  ce  rond  de  carton 
formera  le  fond  de  la  bourse  et  lui  donnera 
de  la  consistance. 
Etends  à  l'envers,  c'est-à-dire  l'endroit 


.sur  la  table  et  l'envers  sous  tes  yeui,  le 
morceau  de  velours  brodé:  place  le  rond  de 
carton  bien  au  milieu  du  rond  de  velours, 
et  recouvre-les  l'un  et  l'autre  en  étendant 
sur  eux  le  morceau  de  peau  blanche  (l'en- 
droit en  dohors). 

Après  t'être  bien  assurée  que  les  trois 
centres  des  ronds  de  velours,  de  carton  et 
de  peau  se  rencontrent  bien  sous  le  même 
point,  fixe-les  dans  cette  position  avec  des 
points-devant  en  soie  blanche,  justement  au 
défaut  du  rond  de  carton.  A  présent,  mar- 
que le  rempli  de  velours  et  attache  par  un 
surjet,  toujours  en  soie  blanche,  les  deux 
bords  du  velours  et  de  la  peau  blanche. 

Pour  cacher  les  coutures,  tant  celle  qui  se 
trouve  autour  du  rond  de  carton  que  le 
surjet  du  hord,  tu  poseras  une  ganse,  soie 
et  or,  si  la  bourse  est  ainsi  brodée,  tout  en 
or  si  tu  la  brodais  seulement  avec  la  souta- 
che d'or. 

La  besogne  qui  te  concerne  est  à  peu  près 
terminée;  il  n'y  a  plus  qu'à  passer  une 
ganse  semblable  à  celle  qui  couvre  les  cou- 
tures dans  une  coulisse,  et  cette  coulisse 
consistera  en  vingt-quatre  œillets  métalli- 
liques  (comme  les  œillets  de  ton  corset), 
que  tu  feras  poser  par  la  mercière,  à  un  cen- 
timètre du  bord  de  la  bourse  et  à  distances 
égales  les  uns  des  autres. 

Après  avoir  partagé  la  bourse  en  deux, 
de  manière  à  avoir  douze  œillets  de  chaque 
coté,  tu  passeras  la  ganse,  comme  tu  la  pas- 
serais dans  la  coulisse  d'un  sac,  en  ayant 
soin  seulement  que  les  deux  ganses  se  ren- 
contrent toujours  à  l'endroit  et  à  l'envers 
de  la  bourse;  de  cette  façon  il  se  trouvera 
nécessairement  que  les  intervalles  entre  les 
œillets  formeront  six  plis  creux  de  chaque 
côté  de  la  bourse,  lesquels  seront  rangés 
bien  vis-à-vis  les  uns  des  autres  lorsque  la 
bourse  sera  fermée.  Entre  les  extrémités  de 
droite  et  de  gauche  de  ces  six  plis,  et  bien 
au  milieu ,  tu  fixeras  une  des  deux  ganses 
et  tu  coudras  un  j)etit  gland  qui  servira  à 
tirer  la  bourse  pour  l'ouvrir. 


127 


Je  t'assure  que  tout  ceJa  est  infiniment 
plus  long  à  dire  et  surtout  à  e'crire  qu'à 
faire,  ainsi  ne  te  rebute  yiàû  à  l'aspect  de 
cette  foule  de  détails. 

Gabrielie  fait  une  bourse  comme  celle-ci 
en  ce  moment;  elle  a  acheté'  le  velours  noir 
tout  dessiné,  chez  Sorré  Delisle,  au  prix  de 
10  fr.,  de  la  soie  ombrée  pour  1  fr.  50  c,  du 
cordonnet  d'or,  dont  elle  borde  le  point  de 
chaînette,  pour  1  fr.,  et  trois  mètres  et 
demi  de  gaiise  soie  et  or,  avec  deux  petits 
glands  forme  de  glands  de  chêne,  2  fr. 

Si  quelques-unes  de  nos  amies  avaient 
besoin  d'une  bourse  à  jetons,  celle-ci  ferait 
au  mieux  leur  affaire. 

Le  n"  2  est  une  nouvelle  tapisserie  que 
Sorré  Delisle  a  inventée  exprès  pour  nous, 
et  qu'il  ajipelle  tapisserie  orientale,  parce 
que  l'or  y  est  mêlé.  Ce  travail  est  beaucoup 
plus  prompt  que  celui  de  la  tapisserie  ordi- 
naire et  d'un  effet  très  riche.  J'ai  voulu  en 
faire  tout  de  suite  afin  de  pouvoir  te  le  mon- 
trer, car  je  ne  doute  pas  que  l'envie  ne  te 
prenne  d'exécuter  des  pantoufles  de  ce 
genre  pour  avoir  un  riche  lot  à  offrir  dans 
ta  loterie  au  profil  des  pauvres.  Écoute-moi 
donc  ;  et  d'abord  il  faut  que  Je  te  dise  à 
combien  cela  te  reviendra.  Le  plus  cher, 
c'est  la  soutache  d'or  dont  il  faut  énormé- 
ment: 30  mètres  de  soutache  d'or  à  25  c, 
7  fr.  50  c.  ;  de  la  soie,  75  c.^  de  la  laine, 
1  fr.  25  c.  ;  du  canevas  n*^  18,  75  c.  ;  en  tout, 
10  fr.  25  c. 

Jette  un  coup  d'œil  sur  le  n"  2,  et  regarde 
le  dessin  en  le  plaçant  devant  toi,  les  lo- 
sanges debout,  car  c'est  le  sens  où  tu  de- 
vras travailler  pour  l'imiter.  Les  petites  li- 
gnes horizontales  tracées  avec  des  hachures 
sont  en  lacet  d'or  ;  celles  tracées  par  un  seul 
trait,  horizontal  aussi,  sont  en  laine,  alter- 
nativement rouges  pour  une  colonne,  bleue 
pour  l'autre,  et  les  gros  points  noirs  qui 
traversent  les  lignes  d'or  et  de  laine  verti- 
calement sont  en  laine  noire.  Tout  cela  est 
représenté  ici  sur  un  canevas  très  gros, 
pour  ne  pas  fatiguer  tes  yeux  ;  mais  aidé 


j    de  ton  intelUgente  imagination,  ce  dessin 
I    suffira  bien  pour  te  donner  une  idée  exacte 
de  la  chose. 

Je  suppose  que  ton  canevas  sur  lequel 
sont  dessinées  des  pantoufles,  est  tendu  sur 
le  métier. 

Commençons  donc  : 

Prends  la  soutache  d'or,  enfile-la  dans  une 
grosse  aiguille  à  tapisserie,  et  passe  ton  ai- 
guille de  dessous  en  dessus  de  ton  métier, 
en  commençant  par  un  des  bouts  du  dessin, 
et  après  avoir  fait  un  nœud  à  la  soutache 
pour  l'arrêter  ;  fais  ressortir  ton  aiguille  de 
dessus  en  dessous  du  métier,  à  l'autre  extré- 
mité de  la  ligne  horizontale  qui  doit  suivre 
exactement  le  fil  du  canevas. 

Fais  attention  que  la  soutache  soit  bien  à 
plat,  et  fais  alors  ressortir  ton  aiguille  deux 
fils  au-dessous  du  premier  point  pour  con- 
duire la  soutache  à  l'extrémité  opposée, 
ainsi  que  tu  en  trouves  un  exemple  au  n°  3 
de  la  planche. 

Lorsque  toute  la  partie  comprise  dans  les 
contours  du  dessin  de  la  pantoufle  sera 
couverte  de  soutache  comme  le  n"  3,  tu 
prendras  de  la  laine  rouge,  pour  la  première 
colonne  de  losange,  et  tu  commenceras  à 
poser  cette  laine  dans  les  intervalles  laissés 
vides  par  la  soutache,  en  suivant  avec  soin 
le  dessin  indiqué  au  n»  4.  Ce  dessin  est  très 
facile,  puisqu'il  consiste  dans  la  répétition 
continuelle  de  ces  sortes  de  losanges  qui 
s'enchâssent  pour  ainsi  dire  les  uns  dans 
les  autres. 

A  tôté  de  celte  colonne  rouge,  tu  feras 
une  colonne  bleue,  et  ainsi  de  suite,  en  al- 
ternant jusqu'à  la  fin.  Prends  alors  de  la 
laine  noire,  et  fais  avec  celle  laine  des  points 
transversaux  aux  premiers,  que  j'appellerai 
points-arrière,  lesquels  en  suivant  les  con- 
tours des  losanges  les  séparent  et  les  enca- 
drent d'une  façon  bien  marquée  ot  très 
agréable. 

Ddus  le  n°  4,  j'ai  fait  dessiner  une  ligue 
mince  comme  serait  une  simple  aiguillée  de 
soie  noire,  afin  que  tu  voies  mieux  lu  place 


m 


ou  doit  se  posél*  ton  aiguille,  et  que  tu  com- 
prennes plus  ricileinpnt  coiiitîient  un  point- 
arrière  noir,  embrassant  quatre  fiis,  passe 
dans  les  mêmes  trous  que  pour  les  points 
horizontaux,  et  va  ainsi  d'un  point  de  laine 
rouge  à  un  point  de  laine  blfue,  fornianl  un 
angle  avt- c  l'un  et  l'aulre  de  ceux-ci. 

Tu  conçois  que  ce  travail  est  furt  prompt, 
puisque,  puur  poser  la  soutachf,  il  ne  faut 
qu'un  instant,  et  qu'un  seul  point  de  laine 
horizontal  couvre  trois  fois  de  suite  trois 
fils,  puis,  une  fois  cinq  fils,  une  fois  sept,  et 
enfin  neuf  lils,  pour  reprendre  ensuite  la 
proportion  décroissante,  sept,  cinq,  trois, 
trois,  truis. 

Pour  terminer,  fais  les  huit  petits  points 
qui  occupent  le  milieu  du  losange.  Les  deux 
points  du  milieu  en  laine  noire  pour  l'une 
et  l'autre  colonnes,  et  les  six  points  exté- 
rieurs en  soie  rouge  sur  la  colonne  bleue,  en 
soie  bleue  sur  la  colonne  ronge.  Ces  petits 
points  ne  comprennent  que  deux  fils. 

Avec  cette  tapisserie  orientale  on  pour- 
rait faire  aussi  de  très  idéaux  dessous-de- 
lampe  et  même  une  bourse  de  quêteuse, 
que  l'on  monterait  comme  j'ai  dit  plus  haut 
pour  celle  en  velours.  Les  dessous-de-lampe 
reviendraient  au  même  prix  que  les  pantou- 
fles. 

Le  n«  5  est  le  dessin  d'une  bordure  de 
mouchoir  à  laquelle  il  faut  ajouter  le  point 
à  jour.  J'ai  commencé  à  broder  ce  mouchoir 
pour  la  fête  de  ma  mère;  tu  ne  t'étonneras 
pas  qae  je  m'y  prenne  un  peu  à  l'avance, 
car  ce  dessin  est  très  riche  et  très  joli ,  mais 
aussi  il  est  passablement  long.  Heureuse- 
ment les  jours  sont  longs  aussi  à  présent,  et 
j'en  profile  bien,  je  t'assure. 

Len°()  est  un  chiffre  formé  des  lettres 
qui  commencent  l'alphabet  que  je  te  veux 
donner  tout  entier  afin  que  chacune  de  nos 
amies  y  trouve  les  lettres  qui  lui  sont  né- 
cessaires. 

Les  n»'  7  et  8  sont  la  continuation  de  l'al- 
phabet, lequel,  aussi  bien  que  la  bordure  du 
mouchoir  se  brodent  au  plumetis  sur  belle 


batiste,  j'ai  acheté  mon  mouchoir,  font  des* 
sine,  ciif^  mailatne  Divid,  au  prix  de  il  fr., 
et  Gubrielie  eu  a  fait  dessiner  un  semblable 
au  passage  Choiseuil,  comme  moi,  et  le 
dessin  lui  a  coûté  2  fr- 

Le  n»  9  est  un  entre-deux  que  tu  broieras 
au  plumetis,  pour  mettre  au  bord  d'une 
chemisette.  11  ne  serait  pas  mal  non  plus 
au  bord  d'un  mouchoir  simple  et  ne  serait 
pas  long  à  exécuter. 

Les  fe.*.tons  les  plus  variés  vont  reparaître, 
et  comme  cela  va  vile,  je  les  adopterai  vo 
lontiers. 

Le  printemps  est  cette  année  si  exact  au 
rendez-vous  que,  sans  doute,-  nous  verrons 
bientôt  paraître  des  modes  nouvelles,  et  je 
ne  manquerai  pas  de  l'en  faire  part  -,  en  at- 
tendant, ce  que  j'ai  vu  paraître  de  plus  ex- 
traordinaire et  de  plus  inattendu,  c'est  la 
queue  lumineuse  de  la  comète,  nous  l'avons 
très  bien  vue  chez  madame  de  C...,  elle  s'est 
montrée  le  soir,  entre  sept  et  huit  heures, 
tout-à-fait  à  l'horizon,  du  côté  du  couchant. 
Ce  que  j'ai  vu  ,  ce  que  je  vois  chaque 
jour  de  plus  charmant ,  c'est  la  transfor- 
mation rapide  de  notre  jardin  dépouillé  en 
un  jardin  verdoyant  et  fleuri;  c-.-  que  je 
vois,  ce  que  j'écoute  aussi  avec  un  vif  plai- 
sir, c'est  le  sifflement  harmonieux  du  merle 
matinal,  c'est  le  gazouillement  mignard  de  la 
fauvette  ;  mais  ce  que  je  voudrais  voir  et  en- 
tendre par-dessus  tout,  c'est  ma  bonne  et 
chère  cousine,  ma  sœur  adoptive  et  ma 
meilleure  amie!  Quand  donc  viendra  le 
jour  où  je  pourrai  l'embrasser  de  plus  près 
rue  je  le  fais  ici?  mon  père  me  prouiet  que 
ce  sera  pour  cette  année... 

Adieu,  chère  Eugénie,  mille  respectueuses 
tendresses  à  mon  cher  oncle;  j'embrasse 
Pauline  et  Lucy  pour  Aline  et  pour  moi. 

Je  n'en  Cuirais  pas  si  je  me  faisais  ici 
l'écho  de  toute  ma  famille;  lu  sais  combien 
tu  es  aimée  de  tous,  et  tu  devines  tout  ce 
qu'il  me  faudrait  écrire. 

Toute  à  toi. 
Marie  n'ANGBrMONT. 


^c   .ï> 


t2» 


ÉGLISES  ET  CHATEAUX. 

m.  LE  CHATEAU  DE  BICÊTRE.  — LES  CHARTREUX.  —  L'HOTEL 
DES  GOBELINS. 


Quand  la  brise  est  douce,  le  soleil  chaud, 
la  terre  arrosée  d'une  bonne  ondée  printa- 
nière  qui  y  fait  germer  gazons  veloutés  et 
Heurs  naissantes,  on  se  sent  un  besoin  ir- 
résistible de  quitter  les  pierres  de  Paris 
pour  aller  marcher  sur  les  tapis  que  la  na- 
ture étend  au  moment  où  nous  reployons 
les  nôtres.  Allons  donc  respirer  un  instant 
ce  bon  air  fécond  de  la  campagne,  tout  en 
moissonnant  ou  glanant  le  champ  des  sou- 
venirs. Voici  Gentilly  :  du  haut  du  coteau 
qui  le  domine,  il  est  charmant  à  voir,  ce 
groupe  de  maisons  et  d'arbres,  que  l'art  le 
plus  exquis  du  paysagiste  n'aurait  pu 
mieux  composer.  Rien  de  gracieux  comme 
ce  svelte  et  élégant  clocher  revêtu  d'ar- 
doises qui  s'élance  au-dessus  de  la  ligue  de 
peupliers  dont  se  voile  le  cours  de  la  ri- 
vière de  Gentilly,  onde  pure  et  limpide  à 
sa  source,  lorsqu'elle  se  tient  cachée  dans 
la  fraîche  vallée  de  Bièvre,  mais  qui  se  trou- 
ble de  plus  en  plus  en  approchant  de  la 
ville,  des  blanchisseries  et  des  Gobelins.  Tu 
approches  trop  de  la  ville,  toi  aussi  gra- 
cieux Gentilly,  dont  le  riant  aspect  a  per- 
suadé à  beaucoup  d'étymologistes  mondains 
que  ton  nom  s'expliquait  par  ta  gentillesse; 
mais  l'étymologiste  rébarbatif  de  la  science 
a  mis  le  holà.  Suivant  lui,  Gentilly  fut  ainsi 
appelé  Gentiliacum,  le  pays  des  Gentils, 
parce  que  les  Romains,  lorsqu'ils  étaient 
maîtres  des  Gaules,  transplantèrent  près  de 
Paris  une  peuplade  de  prisonniers  Sarmates, 
et  par  conséquent  gentils  ou  païens;  d'où  il 
résulterait  que  les  habitants  de  Gentilly 

N.  5.— t"  MAI   1843.— XI'   ANNÉE. 


descendent  des  Russes  ou  des  Scythes,  ce 
dont  ils  s'inquiètent  certainement  fort  peu. 

Ce  qu'il  y  a  de  bien  constaté ,  c'est  l'an- 
tiquité de  ce  petit  pays  où  jadis  fut  un  châ- 
teau royal.  Pepin-le-Bref  y  data  plusieurs 
ordonnances,  des  conciles  y  furent  tenus,  et 
le  célèbre  saint  Eloi  possédait  du  bien  dans 
le  village  de  Gentilly,  que  les  Normands, 
anges  exterminateurs  du  neuvième  siècle, 
dévastèrent  de  fond  en  comble.  C'est  à  ces 
géants  du  Nord  que  l'on  attribua  d'énor- 
mes ossements  trouvés  près  de  la  rivière 
dans  le  siècle  dernier. 

Que  l'on  tourne  le  regard  du  côté  opposé 
à  ce  gentil  paysage,  après  avoir  arrêté  l'œil 
un  instant  sur  les  jaunes  et  arides  carrières 
dont  les  immenses  roues,  échelles  mou- 
vantes, tournent  de  toutes  parts  sous  les 
pas  des  hommes  qui  en  gravissent  sans  cesse 
les  échelons ,  on  voit  à  sa  droite  les  vastes 
bâtiments  de  Bicêtre,  château  de  toutes  les 
afflictions,  de  toutes  les  misères,  dont  la 
façade,  vue  du  côté  de  la  ville,  rappelle  le 
magnifique  déploiement  du  château  des 
Tuileries;  mais  avant  d'avoir  la  forme  et 
aussi  la  destination  pieuse  qu'il  a  de  nos 
jours,  le  château  de  Bicètre,  trois  fois  dé- 
truit, trois  fois  relevé,  a  logé  des  habitants 
de  fortunes  bien  diverses. 

En  1250,  il  n'y  avait  là  qu'une  ferme, 
qu'une  grange,  ainsi  que  nous  le  fait  con- 
naître le  nom  de  la  Grange-aux-Giieux. 
Ce  nom,  la  tradition  l'aconservé,  grâce  pro- 
bablement à  une  erreur  populaire  qui,  substi- 
tuant au  mot  iegMewa;,  qui  signifie  cumnier, 

9 


130 


nom  on  plutôt  qualité  du  propriétaire,  If- 
mot  gueux,  c'est-à-dire  pauvre,  misérable, 
a  cru  y  voir,  après  coup,  un  singulier  pro- 
nostic de  la  destination  des  bâtiments  de 
Bicêtre,  devenu  asile  de  mendiants.  C'est 
ainsi  que  souvent  l'on  fait  des  prophéties 
avec  le  passé.  Bicêtre,  toutefois,  n'existait 
pas  encore,  et  ce  fut  seulement  lorsque  les 
Chartreux,  établis  par  saint  Louis,  à  Gen- 
tilly,  dans  la  maison  et  sur  les  terres  de 
fierre  Lequeux ,  cuisinier  du  roi,  eurent 
été  transférés  dans  le  château  de  Vauvert, 
dont  nous  parlerons  plus  bas,  ce  fut  alors 
seulement  que  Jean,évêque  de  Winchester, 
construisit  un  château  sur  le  terrain  de  la 
Grangeaux-Queux. 

Comment  un  évêque  de  Winchester  ve- 
nait-il construire  un  château  dans  le  voisi- 
nage de  Paris?  C'est  ce  que  l'histoire  n'ex- 
plique pas;  toutefois,  il  est  certain  que 
l'habitation  connue  d'abord  sous  son  nom 
de  Winchester,  devint,  en  passant  de  pro- 
nonciations ;en  prononciations  altérées 
coup  sur  coup,  Wuinchester ,  Vincestre, 
Yuicestre,  Vicestre,  Bicêtre.  Or,  on  ne 
trouve  dans  les  annales  aucunes  traces  de 
ce  que  fut  le  sort  du  château  de  l'évèque 
Jean,  sinon  qu'il  fut  confisqué  en  1294  par 
Philippe-le-Bel,  durant  sa  guerre  avec  les 
Anglais,  et  fut  rendu  à  son  possesseur  lors- 
que la  paix  fut  conclue.  11  faut  supposer,  ou 
que  la  construction  enétait  peu  soiide,ou  qu'il 
resta  inhabité,  car  il  ne  tarda  pas  à  tomber 
en  ruines.  Jean  deBerry,  frère  du  roi  Char- 
les VI,  l'ayant  trouvé  dans  cet  état  en  1400, 
le  remplaça  par  un  château  dont  tous  les 
historiens  célèbrent  la  magnificence,  et  cer- 
taines chambres  ornées  de  peintures  et  de 
mosaïques.  Aussi  Bicêtre  prit-il  le  titre  de 
château  royal,  avec  d'autant  plus  de  droit 
que  Charles  VI  y  rendit  plusieurs  ordon- 
nances. 

Peintures  précieuses,  mosaïques  que  l'on 
paierait  aujourd'hui  au  poids  de  l'or,  tout 
cela  disparut  en  1411,  sous  les  mains  san 
glatîtes  des  bouchers  et  écorcheurs  de  la 


grande  boucherie  de  Paris,  conduits  par  Ca- 
boche, d'affreuse  mémoire.  Hideux  instru- 
ments du  meurtrier  de  Louis  d'Orléans, 
Jean  duc  de  Bourgogne,  Caboche  vint  avec 
sa  bande  attaquer  ce  prince,  Charles  d'Or- 
léans, le  doux  poëte,  le  lils  de  la  victime, 
retranché  dans  le  château  du  duc  de  Berry  : 
«  N^ayant  plus  (les  bouchers)  en  leur  ville 
de  quoi  passer  leur  furie,  ils  s'acheminè- 
rent vers  Corbeil,  en  rompent  le  pont,  puis 
s'en  retournant,  pillent  et  ruinent  le  châ- 
teau royal  dit  de  Vicestre,  lequel  n'a  été 
rebâti  depuis.  »  Ainsi  s'exprime  un  annaliste 
du  seizième  siècle,  trois  cent  quatrevingts 
ans  après  cette  scène  de  dévastation.  Il  de- 
vait s'en  passer  à  Bicêtre  une  bien  plus  ef- 
froyable encore,  et  dont  nous  parlerons 
bientôt. 

La  horde  de  Caboche  n'abandonna  le 
château  que  lorsqu'il  fut  en  ruines  une  fois 
encore,  et  son  possesseur  le  donna,  ou  plu- 
tôt donna  le  terrain,  à  l'église  de  Notre- 
Dame,  à  la  charge  de  quelques  processions, 
une,  entre  autres,  le  1*^''  mai,  à  laquelle  de- 
vait assister  tout  le  clergé,  chaque  prêtre 
ayant  un  rameau  vert  à  la  main,  et  les  dalles 
étant  jonchées  d'herbes  nouvelles  C'était 
bien  là  une  solennité  digne  des  plus  beaux 
jours  du  printemps. 

La  fabrique  deNotre-Dame  ne  lit,  à  ce  qu'il 
paraît,  aucun  usage  du  don  de  Jean  deBerry. 
L'historien  que  nous  venons  de  oiter  remar- 
que que  le  château  n'avait  pas  étérebàti;  et  en 
efFet,il  resta  le  repairepittoresquedes  voleurs 
et  des  hibou.v;  il  fut  redouté  même  comme  un 
lieu  hanlé  des  démons  et  des  lutins  jus- 
qu'en 1010,  année  où  Louis  XIII  lit  raser  ces. 
formidables  décombres,  et  fit  construire  à 
leur  place  un  château  pour  les  soldats  bles- 
sés. Premier  hôtel  desinvalidesque  Henri  IV 
avait  d'abord  recueillis  dans  un  hospice,  rue 
de  rOursine  ,  ce  château  prit  le  nom  de 
Commander ie  de  Saint-Louis ,  et  conserva 
sa  destinât  ion  jusqu'à  l'époque  où  Louis  XIV, 
développant  avec  sa  grandeur  de  vues  la  no- 
ble institution  et  de  son  a'ieul  et  de  son  père 


tai 


donna  aux  invalides  le  magnifique  palais 
qu'ils  habitent.  Quant  au  château  de  Bi- 
cêtre,  il  l'annexa  à  la  Salpêtrière,  devenue 
le  centre  d'une  re'union  d'hôpitaux  et  de 
maisons  d'asile  pour  la  vieillesse,  sous  le 
nom  d'Hôpital-Général.  11  est  beau  etdoux  de 
voir  combien  alors  et  depuis  se  déploie  avec 
largesse  la  charité  publique  en  France. 

Bicêîre  reçut,  vers  cette  époque,  une  autre 
sanction  bien  touchante;  il  fut  quelque  temps 
le  refuge  des  premiers  enfants-trouvés  que 
recueillait  l'admirable  saint  Vincent  de  Pau- 
le,  divin  et  actif  inspirateur  de  ce  grand 
monument  de  charité  dont  nous  venons  de 
parler.  Tour  à  tour  résidence  d'intrépides 
soldats  ou  de  petits  innocents,  Bicêtre  au- 
rait dû  perdre  son  antique  renom  de  lieu 
hanté.  Le  démon  aurait  dû  s'évanouir  de- 
vant les  anges  ;  mais  les  opinions  populaires 
ne  sont  pas  faciles  à  détruire,  et  ces  vers 
d'un  poêle  satirique  du  temps  de  Louis  XIV 
prouvent  que  les  fantômes  et  lutins  des  rui- 
nes du  vieux  Winchester  n'étaient  pas  en- 
core oubliés  : 

Auguste  cbâieau  de  Bicétre, 
Les  lutins  el  les  loups-gaioux, 
Revienuent-ils  toujours  ctiez  vous 
Faire  la  nuit  leurs  diableries  T... 

Du  reste,  la  ténacité  des  croyances  du  peu- 
ple de  Paris,  en  ce  point,  s'explique  par  une 
durée  presque  imméuioriale  et  aussi  par  de 
singulières  coïncidences  de  nom  et  de  faits. 
Ici,  à  l'appui  de  notre  assertion,  une  di- 
gression et  mêaie  une  digression  un  peu  lon- 
gue est  nécessaire,  si  toutefois  on  peut  nom- 
mer digression  une  suite  de  souvenirs  natu- 
rellement réveillés  par  l'aspect  des  lieux  que 
nous  apercevons  du  coteau  de  Bicêtre ,  où 
nous  nous  sommes  placés  pour  voir  de  tous 
côtés,,  autour  et  devant  nous. 

Parlons  d'abord  du  château  de  Vauvert 
dont  le  nom  a  été  prononcé  plus  haut,  le- 
quel Vauvert  a  droit  de  figurer  dans  cet 
article  à  titre  de  château  et  de  château  dé- 
truit. Vauvert  était  en  effet,  au  onzième 


siècle,  une  maison  royale,  un  palais  des 
champs  bâti  par  le  roi  Robert  dans  une 
vallée  verte  (vauvert)  devenue  aujourd'hui 
la  pépinière  du  Luxembourg,  le  Jardin  bo- 
tanique de  l'École  de  médecine  et  l'allée  de 
l'Observatoire  ;  mais  avant  de  subir  ces  der- 
nières métamorphoses,  le  fief  de  Vauvert  en 
avait  subi  bien  d'autres.  On  ne  sait  positi- 
vement par  l'effet  de  quelle  circonstance  la 
maison  de  plaisance  du  roi  Robert  devint, 
peu  de  temps  après  sa  construction,  un  lieu 
hanté  des  démons  et  des  esprits  malins.  Une 
tradition  qui  subsistait  encore  il  n'y  a  guère 
plus  de  cent  ans,  racontait  que,  dans  ce  lieu 
maudit,  un  horrible  parricide  avait  été  com- 
mis :  qu'un  vieux  père  était  tombé  sous  les 
coups  de  sa  fille.  S'il  en  fut  ainsi,  l'absurde 
opinion  du  peuple,  qui  croyait  aux  fantômes 
de  Vauvert,  prit  son  point  de  départ  dans 
un  sentiment  de  haute  et  pure  morale  : 
c'est  que  le  crime  ne  peut  venir  que  du 
démon,  et  que  les  plus  épouvantables  re- 
venants ce  sont  les  remords. 

Aussi  les  habitants  du  bourg  Saint-Ger- 
main ou  du  bourg  Saint-Marcel  se  racon- 
taient-ils avec  épouvante  dans  leurs  veillées 
combien  «  le  château  de  Vauvert  était  un 
lieu  inaccessible  et  dangereux,  jour  et  nuit 
abordé  par  les  malins  esprits  et  fantômes.» 
On  allait  même  jusqu'à  dépeindre  le  plus 
effroyable  démon  :  «C'est  un  monstre  vert, 
avec  une  grande  barbe  blanche,  moitié  hom- 
me et  moitié  serpent^  armé  d'une  grosse 
massue  dont  il  menace  chacun.»  Ce  démon 
c'était  sans  doute  la  tradition  du  démon  du 
parricide  qui  fait  de  l'être  humain  la  plus 
épouvantable  des  brutes. 

Après  de  telles  conversations  de  veillées, 
le  Parisien  qui  avait  à  se  rendre  à  Issy  ou 
à  Gentil ly ,  faisait  un  détour  de  quelques 
centaines  de  pas  pour  éviter  le  château  de 
Vauvert.  Cet  édilice  était  donc  tout-à-fait 
désert,  et,  comme  nous  disons,  condamné, 
car  on  en  avait  muré  les  portes  et  les  fenê- 
tres. Envoyer  quelqu'un  au  diable  Vauvert^ 
ou,  suivant  le  dicton  tel  qu'il  est  aujoiir- 


132 


d'hui,  au  diable  au  vert,  t'était  renvoyer 
en  mission  lointaine,  périlleuse.  La  terreur 
populaire  dura  jusqu'au  jour  où  les  Char- 
treux établis  depuis  quelque  temps  à  Gen- 
tilly,  sur  le  coteau  où  est  Bicêtre,  aperce- 
vant devant  eux  le  château  de  Vauvert, 
conçurent  le  projet  de  le  demander  à  saint 
Louis  pour  s'y  établir.  Le  roi  leur  fit,  non  sans 
épouvante,  quelques  observations;  mais  leur 
prieur,  Josseran,  insista,  et  Louis  IX,  ayant 
pris  l'avis  de  son  conseil,  concéda  l'hôtel  de 
Vauvert  aux  Chartreux. 

Le  tableau  de  la  prise  de  possession  de 
cette  solitude  par  les  austères  moines  de 
saint  Bruno  donnera  en  quelques  traits  l'i- 
dée de  la  désolation  où  les  terreurs  popu- 
laires avaient  laissé  le  redoutable  manoir. 
«  Ils  envoyèrent,  dit  Doni  Diibreul,  histo- 
rien très  exact  de  Paris ,  ils  envoyèrent 
quelques-uns  de  leurs  gens  décombrcr  (dé- 
blayer) les  avenues  des  parcs  et  ouvrir  les 
chemins  à  l'entour  de  ladite  maison,  qui 
étaient  clos  de  murs,  et  pareillement  faire 
ouverture  de  ladite  maison  dont  les  portes 
et  les  fenêtres  étaient  murées.»  Quelle  pein- 
ture plus  complète  pourrait-on  tracer  de 
l'abandon  d'un  lieu  maudit! 

Trois  jours,  trois  nuits  se  passèrent  en- 
suite en  prières,  et  alors  se  répandit  dans 
Paris  stupéfait  la  nouvelle  que  les  lanlômes 
et  les  mauvais  esprits  avaient  disparu  de- 
vant la  religion,  ce  qui  lit  que  de  tous  les 
coins  de  la  viile  et  de  l'Ile-de-France,  on 
accourait  visiter  les  Chartreux.  Ces  sévères 
reclusavaientquittéGentilly  et  demandé  Vau- 
vert, parce  qu'ils  espéraient  trouver  daas  ce 
lieu  redouté  une  solitude  conforme  à  leurs 
statuts;  mais  ils  s'y  virent  visités  par  de 
telles  foules  qu'ils  songèrent  un  instant  à 
aller  autre  part  chercher  le  désert.  Ils  res- 
tèrent là  cependant ,  et  bientôt  un  édifice 
imposant  et  sombre  remplaça  le  château 
hanté,  mais  sans  détruire  entièrement  les 
superstitions  du  peuple  :  puis,  lorsqu'en 
13j0,  les  bourgeois  de  Paris  furent  admis 
à  visiter,  dans  le  cloître,  les  peintures  de 


la  vie  de  saint  Bruno  et  entre  autres,  le  t» 
bleau  du  chanoine  Diocres  sortant  à  demi  de 
son  cercueil  pendant  que  l'on  chantait  sur 
lui  l'office  des  morts,  ils  durent  certaine 
ment  retrouver  toute  vivante   la  tradition 
des  épouvantemeuts  de  l'hôtel  Vauvert. 

C'est  vers  cette  époque  que  la  rue  de 
Vauvert  devint  la  rue  d'Enfer,  et  cette  ap- 
pellation est  une  nouvelle  preuve  de  la  pré- 
occupation des  Parisiens.  Une  singulière 
coïncidence  vint  y  ajouter  encore.  Au  com- 
mencement du  quinzième  siècle,  une  famille 
de  Reims,  célèbre  pour  la  teinture,  s'établit 
dans  le  bourg  Saint-Marcel,  à  la  proximité 
de  la  rivière  de  Bièvre  dont  l'eau  a  des  qua- 
lités reconnues  pour  la  teinture  des  étoffes. 
Le  chef  de  cette  famille,  Jean  Gobelin,  y 
acquit  une  grande  fortune,  et  Gilles  Gobe- 
lin,  un  de  ses  héritiers,  bâtit  sur  les  bords 
de  la  Bièvre  une  maison  de  plaisance  nom- 
mée Foh'eGoôeZm.  Le  mol/biie  signifiait  que 
cette  habitation  était  fastueuse,  mais  toute- 
fois sans  que  l'utile  fût  sacrifié  à  l'agréable, 
et  Gilles  Gobelin  continua,  sous  François  I", 
à  teindre  admirablement  l'écarlate  dans  ce 
lieu  qui  devint,  sous  Louis  XIV,  la  magnifi- 
que manufacture  des  Gobelins. 

Or,  savez -vous  ce  que  signifiait  gobelin 
dans  la  langue  de  nos  pères?  Ce  mot  vou- 
lait dire  fantôme,  lutin,  revenant,  ei  ce  mot, 
les  Anglais  l'ont  conservé  dans  cette  accep- 
tion après  l'avoir  reçu  des  Normands.  Le 
nom  de  Gobelin  fut  certainement  un  sobri- 
quet donné  autrefois  à  la  famille  du  célèbre 
teinturier  de  Reims,  car,  dans  l'origine,  pres- 
que tous  les  noms  sont  des  sobriquets,  et 
les  bons  Rémois  qui,  dans  un  moment  de  jo- 
vialité, surnommèrent  Gobelin, iean,  Pierre 
ou  Gilles,  ne  se  doutaient  pas  qu'ils  créaient, 
pour  le  peuple  de  Paris,  un  nouvel  aliment 
de  superstition,  et  de  terreur,  aussi  :  l'af- 
freuse marquise  de  Brinvilliers,  ce  démon 
de  l'empoisonnement  et  du  parricide,  por- 
tait le  nom  de  Gobelin. 

Après  les  détails  précédents,  qui  s'éton- 
nerait de  la  mauvaise  réputation  dont  fut 


135 


frappée  chez  nos  crédules  ancêtres  tout 
ce  côté  de  Paris  ?  Les  carrières  creusées  aux 
environs  du  bourg  Saint-Marcel,  de  Vau- 
vert  et  de  Bicêtre,  contribuèrent  pour  leur 
part  à  cette  méchante  renommée,  car  on 
sait  quel  sentiment  d'effroi  inspirait  aux 
hommes  les  travaux  souterrains,  et  la  vie 
dans  l'ombre,  dans  les  ténèbres,  loin  du  so- 
leil ,  la  vie  des  mineurs  chez  lesquels  le 
moyen -âge  a  vu  les  gnomes,  et  les  co- 
iolts  ou  goholts,  esprits  malins  dont  le  nom 
allemand  ressemble  à  notre  gobelin. 

Ce  long  voyage  terminé  ,  revenons  à  Bi- 
cêtre, d'où  la  charité  chassa  les  loups-ga- 
rous,  de  même  que  la  religion  avait  expulsé 
de  Vauvert  les  mauvais  esprits.  Toutefois, 
si  le  séjour  de  Bicêtre  ne  causait  plus  au 
peuple  une  terreur  superstitieuse,  cepen- 
dant, durant  le  siècle  dernier  et  au  com- 
mencement du  nôtre,  le  seul  nom  de  ce  sé- 
jour soulevait  chez  les  hommes  les  plus 
malheureux  et  les  plus  pauvres  un  profond 
sentiment  de  répulsion  ;  c'est  que  là,  auprès 
des  malades,  des  vieillards,des6on5pauures, 
se  trouvaient  les  criminels  condamnés  aux 
galères,  à  l'échafaud  même,  et  il  était  de 
certains  jours  lugubres  où  les  portes  s'ou- 
vraient pour  envoyer  ces  misérables  à  la 
mort.  Voilà  ce  qui  faisait  planer  sur  Bicêtre 
quelquechosedesinistre,  et  l'horreur  qu'in- 
spirait l'association  des  infortunes  causées 
par  la  maladie  ou  l'impuissante  vieillesse  et 
des  infortunes  méritées,  cetter'horreur  bien 
naturelle  avait  pour  résultat  que  beaucoup 
de  pauvres  aiinaient  mieux  mourir  de  dé- 
nûment  dans  leur  galetas  que  vivre  près 
de  voleurs  ou  d'assassins. 

Ils  n'ont  plus  cela  à  craindre  aujourd'hui  ; 
Bicêtre  n'est  plus  que  l'asile  pieux  des  vieil- 
lards pauvres  à  qui  l'âge  ou  les  infirmités 
interdisent  un  travail  suflisant  pour  les  faire 
vivre.  Bicêtre  s'est  lout-ii-fait  épuré  ;  des 
bâtiments  nouveaux,  de  vastes  plantations 
d'arbres  permettent  à  l'air  et  à  un  air  salu- 
bre  de  circuler  abondamment  au  milieu  de 
sanonibreuse  population,  dont  beaucoup  de 


villes  du  dernier  ordre  n'atteignent  pas  le 
chiffre. 

Il  y  a  aussi,  dans  cet  hospice  de  la  vieil- 
lesse et  de  la  pauvreté,  une  place  pour  des 
êtres  bien  plus  malheureux  encore  que  les 
plus  dénués  des  mendiants,  les  pauvres  êtres 
frappés  de  folie.  La  folie!  Dans  quelle  plus 
grande  détresse ,  dans  quelle  décrépitude 
plus  profonde  peut  en  effet  tomber  l'hom- 
me, la  créature  élue  entre  les  créatures  ,  la 
créature  douée  de  raison  ?  La  démence  est 
une  chose  si  affreuse  qu'elle  inspire  de  la 
compassion,  même  lorsqu'elle  est  le  résultat 
d'un  désordre  quelconque  qui,  de  la  vie  ma- 
térielle, a  retenti  dans  la  vie  intellectuelle, 
la  vie  de  l'esprit  et  de  l'âme.  Cette  commisé- 
ration que  doit-elle  donc  être  pour  une  dé- 
mence causée  par  un  de  ces  coups  imprévus 
qui  nous  frappent  au  cœur,  et,  comme  un 
éclair  trop  vif,  nous  aveuglent  sans  retour? 

On  m'a  raconté  (  et  je  ne  répète  cette  tou- 
chante histoire  qu'avec  défiance,  car  je  n'ai 
pu  en  constater  en  tout  point  l'exactitude), 
on  m'a  raconté  que  dans  les  premières  an- 
nées de  ce  siècle,  mourut  à  Bicêtre  parmi 
les  insensés,  un  homme  dont  les  longs  che- 
veux blancs,  la  barbe  blanche,  éparse,  les 
rides  profondes  et  le  dos  voûté,  semblaient  at- 
tester l'extrême  vieillesse  II  n'en  était  pour- 
tant pointainsi;  il  comptait  cinquanteansà 
peine.  Sa  folie  consistait  à  chercher,  à 
chercher  de  toute  part  autour  de  lui,  le 
jour,  dans  la  promenade,  la  nuit,  autour  de 
son  lit,  dans  l'ombre,  à  chercher  sans  cesse, 
sans  repos,  en  poussant  des  soupirs,  en 
laissant  de  temps  à  autre  échapper  des  pe- 
tits cris  inarticulés,  à  chercher  de  la  main, 
du  regard,  de  l'œil  le  plus  désolé  ! 

Que  cherchait-il? 

N'ayant  plus  dans  la  ville  de  quoi  passer 
leur  furie  les  bouchers  pillent  et  ruinent  le 
château  de  Vicestre.  Cette  phrase,  d'un  .ui- 
naliste  de  Paris,  que  j'ai  rapportée  plus  haut 
à  propos  de  l'attaque  faite  eu  liU  sur  le 
château  de  Jean  de  Berry,  par  les  bouchers 
et  écorcheurs,  revient  ici  tout  naturelle- 


134 


\ 


ment  à  l'occasion  de  l'effroyable  visite  que 
firent  à  Bicêtre,  le  3  septembre  1792,  les 
massacreurs  des  prisons  de  Paris.  Le  matin 
de  celle  sinistre  journée,  on  vit  arriver  une 
foule  armée  de  sabres,  de  haches,  de  crocs, 
de  massues,  armes  dignes  de  la  troupe  de 
Caboche,  et  bientôt  un  tribunal  de  sang  s'é- 
tant  organisé  à  la  porte  de  la  prison  de 
Bicêlre ,  regorgement,  terminé  à  Paris , 
commença  dans  ce  lieu  voué  à  la  charité  pu- 
blique. Cent  soixante-trois  mendiants,  en- 
fermés pour  vagabondage,  périrent  sous  les 
eoups  des  septembriseurs.  Des  mendiants  ! 
des  hommes  étrangers  à  tout  parti  politi- 
que! et  ce  qu'il  y  eut  de  plus  affreux  en- 
core, les  odieux  assassins  mirent  à  mort 
trente-trois  enfants,  d'entre  ceux  que  les 
familles  faisaient  placer  à  la  correction ,  de 
même  qu'on  en  renferme  aujourd'hui  dans  la 
prison  des  jeunes  détenus,  aQn  de  corriger 
des  inclinations  vicieuses. 

Le  bruit  de  ces  atrocités  se  répandit  bien- 
tôt, et  dès  le  lendemain  on  vit  accourir,  pâle 
et  hors  d'haleine,  un  homme  en  costume  de 
garde  national.  Revêtu  de  cet  uniforme, 
il  peut  franchir  les  portes  de  Bicêtre^  tout 
aussitôt  il  se  précipite  droit  vers  la  partie 
du  vaste  édifice  où  se  trouvait  la  correction. 
Les  lugubres  débris  de  la  veille  étaient  là, 
encore  gisaat  ',  là,  au  doux  soleil  d'automne, 
là  trente-trois  cadavres  d'enfants  ! 

«Mon  fils!  s'écria  le  malheureux  en  se 
jetant  sur  l'un  de  ces  cadavres,  puis  tom- 
bant à  la  renverse:  mon  enfant!  »  s'écria- 
t-il.  Il  sembla  qu'il  eût  été  frappé  d'un  coup 
de  foudre. 

Pendant  ce  long  évanouissement  qui  sui- 
vit, on  fit  disparaître  ces  restes,  et  le  pau- 
vre père  revint  enfin  à  lui,  sinon  à  la  raison. 

«  Mon  enfant  !  mon  enfant!  où  est-il  ?  je 
veux  l'emmener  d'ici...  où  est-il?  >• 


Et  d'un  œil  enflammé,  il  regardait  la  terre, 
les  murs,  les  arbres,  le  ciel  même. . .  Errant 
comme  un  frénétique,  les  bras  étendus 
comme  pour  saisir  quelque  chose  : 

«  Mon  enfant  !  mon  fils  !...  viens...  je  ne 
veux  plus  te  laisser  ici,  et  je  ne  veux  plus 
que  tu  sois  loin  de  moi...  viens!...  » 

Et  quand  ses  mains  n'étreignaient  que  le 
vide,  il  se  remettait  à  chercher,  à  appeler, 
à  chercher  avec  plus  d'ardeur  encore.  Le 
malheureux  fou  venait  de  commencer  pour 
dix  longues  années  cette  recherche  infati- 
gable ;  de  nuit,  de  jour,  recherche  insa- 
tiable, toujours  vaine,  renouvelée  toujours, 
recherche  délirante,  passionnels  comme  l'es- 
poir jusqu'au  jour  où  il  eut  un  moment  lu- 
cide, et,  soudain,  il  tomba  mort. 

Pour  essayer  de  détourner  ma  pensée  de  la 
sinistre  catastrophe,  je  reposais  un  instant 
mon  regard  sur  les  arbres  en  fleur  et  les 
jardins  de  Gentilly,  puis,  apercevant  devant 
moi,  à  travers  la  ligne  de  peupliers  de  la 
Bièvre,  Thôlel  des  Gobelins,  je  me  rappelai, 
comme  un  souvenir  consolant,  la  belle  épi- 
taphe  que  l'on  lisait  autrefois  sur  le  tom- 
beau d'un  des  fondateurs  de  cette  maison  : 

Ici  sist  Gobelin,  ains  son  corps  seulement, 
Car  son  esprit  heureux  est  ore  au  firmament, 
Bien  que  la  uiori  l'ail  pris  en  la  fleur  de  son  âge. 
Si  a-iil  accompli  ce  que  Dieu  veut  de  nous , 
L'aiuian'.  de  tout  son  cœur  et  bienfaisant  à  tous  : 
Peut-on  d'un  plus  long  vivre  attendre  davantage? 

Ce  doux,  ce  complet  élog-'  d'un  homme 
honnête  et  bienfaisant,  fit,  comme  un  char- 
me, disparaître  toute  lugubre  image,  et  je 
ne  vis  plus  que  la  paix  et  la  charité,  ces  deux 
anges,  planer  sur  le  pieux  hospice  de  Bi- 
cêtre. 

Ernest  Fouinet. 


135 


LES  MAIS. 


Il  y  a  eu  de  grands,  de  puissants  monar- 
ques, des  hommes  forts  par  leur  énergie  et 
la  persistance  de  leur  volonté,  qui  ont  voulu 
établir  et  fonder  dans  les  pays  soumis  à  leur 
sceptre  ou  à  leur  épée,  des  usages,  des  cou- 
tumes pour  subsister  après  eux,  pour  durer 
à  perpétuité,  et  qui  n'ont  pu  y  réussir;  ils 
ont  eu  beau  faire  enregistrer  leurs  lois  dans 
les  annales  de  leurs  tribunaux,  et  faire  gra- 
ver leurs  ordonnances  sur  le  granit,  le  mar- 
bre ou  le  bronze,  le  temps,  dans  sa  marche 
incessante ,  n'a  tenu  compte  de  leurs  vo- 
lontés, et  de  son  rude  et  infatigable  pied  a 
tout  effacé;  et  aujourd'hui,  des  ordonnances 
et  des  lois  de  ces  puissants  monarques,  il  ne 
reste  plus  rien,  pas  même  le  souvenir  de  ce 
qu'ils  avaient  voulu  établir  à  jamais  !  k  tou- 
jours !  à  perpétuité  ! 

Perpétuité  !  Ce  mot  fait  rire  quand  il 
tombe  de  la  bouche  de  l'homme  destiné  à 
vivre  si  peu  de  jours  ! 

Tandis  que  ces  volontés  royales  se  per- 
dent et  s'effacent,  il  y  a  des  usages  que  l'on 
n'avait  point  songé  à  rendre  durables  et  à 
faire  traverser  les  âges;  qui,  en  dépit  des 
changements  qu'amènent  les  siècles,  ont 
résisté  à  tout  et  subsistent  encore.  On  avait 
décrété  que  le  chêne  ne  serait  point  abattu, 
il  est  tombé;  on  n'avait  point  pensé  au  ro- 
seau, et  il  se  balance  encore  verdoyant  et 
fleuri  sur  les  bords  des  ondes. 

Jeunes  filles  qui  habitez  les  champs, 
quand  le  mois  de  mai,  que  les  Natchez  ap- 
pellent la  lune  des  (leurs,  revient  embellir 
les  jardins  de  la  maison  paternelle,  vous 
vous  réjouissez,  car  ce  riant  mois  de  l'an- 
née est  en  rapport  avec  votre  âge,  et  les 
lilas,  les  cytises  et  les  boules  de  neige  dont 
il  pare  la  nature  ont  l'air  d'avoir  fleuri  pour 
vous.  A  cette  époque  joyeuse,  vous  voyez 
planter  des  mais  dans  les  villages  ;  sur  la 


place  en  face  de  l'église,  devant  la  mai- 
son du  maire  et  devant  celle  de  la  der- 
nière mariée.  Pour  ces  mais  fleuris,  les 
jeunes  gens  de  la  contrée  sont  allés  dans  la 
forêt  voisine  choisir  un  jeune  arbre  bien 
droit...  Pauvre  arbre  !  il  croissait  au  milieu 
des  chênes,  des  ormeaux  et  des  frênes;  des 
violettes  sauvages  et  des  primevères  éraail- 
laient  l'herbe  qui  formait  comme  un  moel- 
leux tapis  à  son  pied...  Là,  il  devait  grandir, 
vieillir  et  donner  un  épais  ombrage,  et  voilà 
que  la  grâce  de  son  porl  l'a  fait  remar- 
quer... Aussitôt  la  hache  le  frappe,  il  se  ba- 
lance, chancelle  et  tombe;  une  fois  couché 
à  terre,  ses  branches,  ses  rameaux  ver- 
doyants sont  coupés,  et  les  jeunes  paysans 
l'emportent  joyeusement  aux  environs  du 
hameau  ;  de  toute  sa  verte  parure  ils  n'ont 
laissé  que  le  bouquet  de  feuillage  de  sa 
cime,  et  là  où  commençait  le  chevelu  des 
racines,  la  hache  a  affilé  le  tronc  pour  l'en- 
foncer dans  le  sol.  Du  bouquet  de  feuilles 
partent  des  rubans  de  toutes  les  couleurs, 
qui  retiennent  suspendue  autour  du  mai 
une  couronne  de  lierre  entremêlée  de  fleurs  ; 
autour  du  tronc  et  sur  l'écorce  lisse  et  lui- 
sante, une  guirlande  pareille  monte  et 
tourne  en  spirale.  Tous  ces  apprêts  sont 
faits  le  30  avril  au  soir,  à  cette  heure  mys- 
térieuse qui  n'est  plus  le  jour  et  pas  encorela 
nuit.  Puis  quand  les  ombres  sont  devenues 
épaisses,  quand  l'on  suppose  que  le  som- 
meil est  descendu  sur  tous  les  habitants  du 
village,  sans  bruit,  les  planteurs  de  l'arbre 
fleuri  arrivent  et  achèvent  silencieusement 
leur  œuvre  ;  les  réjouissances,  les  chansons 
et  les  nombreuses  rasades  sont  remises  au 
lendemain,  premier  jour  de  mai. 

Cette  plantation  des  mais  est  un  usage 
presque  général  en  France;  autrefois  on  en 
faisait  un  hommage,  une  marque  de  respect 


I 


136 


et  de  galanterie;  cet  honneur  était  rendu 
aux  gouverneurs  des  villes,  aux  évêques, 
aux  magistrats,  quelquefois  on  attachait  à 
ces  arbres  de  courte  vie  les  armoiries  de 
ceux  en  honneur  de  qui  on  les  élevait.  On 
en  plantait  aussi  sous  les  fenêtres  des  dames, 
on  les  ornait  de  leur  chiffre  et  de  leurs  cou- 
leurs, on  y  suspendait  des  banderoles  char- 
gées de  vers,  de  chansons  et  de  madrigaux. 
C'était  un  hommage  dont  un  sourire  était 
le  prix. 

Aujourd'hui,  quand  vous  voyagez  et  que 
le  premier  matin  de  mai  ,vous  traversez  un 
villageaux  rayons  du  soleil,  qui  se  lève  ra- 
dieux et  qui  fait  briller  la  rosée  sur  la  jeune 
et  tendre  verdure  des  arbres,  votre  voiture 
passe  sous  des  guirlandes  tendues  à  travers 
la  rue,  et  d'une  maison  à  l'autre  ;  à  ces  liens 
de  fleurs,  au  milieu  du  chemin,  append  une 
couronne,  pour  laquelle  la  boule  de  neige, 
l'ébénier  et  l'arbre  de  Judée  ont  fourni 
leurs  bouquets.  La  brise  matinale  agite  et 
fait  flotter  les  longs  rubans  que  les  femmes 
ont  attachés  à  ces  couronnes  de  mai. 

Quand  les  glaces  de  l'hiver  sont  fondues, 
quand  la  terre  est  délivrée  de  son  blanc 
suaire  de  frimas,  les  hommes  se  sentent  si 
heureux  qu'ils  s'énamourent  des  fleurs,  et 
({u'ils  en  mettent  partout;  ils  en  placent 
sur  l'autel  du  sanctuaire,  ils  en  parent  les 
rues,  ils  en  ornent  leurs  demeures.  Dans 
le  splendide  salon  du  riche,  dans  la  chau- 
mière du  laboureur,  on  retrouve  cet  amour 
des  premières  fleurs  de  la  saison  nouvelle. 
L'un  a  pour  les  recevoir  et  les  conserver 
d'élégantes  jardinières  en  bois  d'ébène  ou 
palissandre;  l'autre,  de  simples  pots  de 
grès.  Les  jardinières  sont  placées  près  des 
croisées  ou  devant  les  glaces  du  salon  ;  à  la 
ferme,  le  vase  rustique,  rempli  de  bouquets 
odorants,  est  mis  au-dessous  de  l'image  de 
.\oIre-Dame-de-Bon-Secours  et  du  crucifix 
héréditaire  devant  lequel  de  père  en  (ils  la 
famille  prie  depuis  longtemps. 

A  Paris,  tous  les  ans,  les  clercs  de  bazo- 
che  plantaient  aussi   solennellement   leur 


mai  dans  la  cour  du  Falais-de-Justice.  Sin- 
gulière et  bizarre  idée,  que  ce  mai  planté  en 
l'honneur  de  la  chicane,  que  ce  rapproche- 
ment de  guirlandes  et  de  couronnes  de 
fleurs  et  d'étudiants  des  lois  ! 

L'origine  de  labazoche  remonte  très  haut 
dans  notre  histoire,  et  ses  membres  indo- 
ciles et  remuants  donnaient  souvent  des 
inquiétudes  au  pouvoir,  aussi  le  pouvoir  ne 
manquait  pas  d'égards  envers  eux.  Fran- 
<;ois  1er  leur  avait  accordé  le  droit  de  faire 
couper  dans  ses  forèistelsarbresqu'ils choi- 
siraient pour  la  cérémonie  du  mai ,  qu'ils 
plantaient  annuellement  au  bas  du  grand 
escalier.  En  conséquence  de  ce  droit,  les 
clercs  allaient  tous  les  ans  couper  dans  la 
forêt  de  Bondy  trois  chênes,  dont  l'un  de- 
vait servir  au  mai ,  et  les  deux  autres  être 
vendus  au  profit  de  la  bazoche.  Cette  cor- 
poration avait  ses  armoiries  particulières  : 
sur  un  fond  d'azur  trois  écritoires  d'or,  et, 
au  lieu  de  la  couronne  ,  un  casque  au-des- 
sus de  récusson.  Ce  casque,  les  bazochiens 
l'avaient  mérité,  sous  Henri  II,  quand,  à  son 
appel,  six  mille  clercs  s'armèrent  et  parti- 
rent pour  aller  soumettre  la  Guienne  ré- 
voltée. 

Ne  vous  étonnez  pas,  mesdemoiselles, 
qu'à  propos  des  riantes  idées  et  des  poéti- 
ques usages  que  ramène  le  mois  de  mai,  je 
vous  aie  parlé  de  clercs ,  de  chicane  et  de 
bazoche.  H  entre  dans  les  habituiles  de  vo- 
tre chroniqueur  de  mêler  les  souvenirs  du 
passé  aux  choses  du  présent ,  le  grave  au 
doux,  le  plaisant  au  sévère.  yVvant  d'en  finir 
avec  les  mais,  je  veux  vous  raconter  ce  que 
j'ai  vu,  il  y  a  quelques  années,  dans  un  ril- 
lage  de  Normandie. 

Cevill.igeétait  situé  sur  lebord  de  laSeine, 
et  le  petit  castel  oii  j'étais  allé  passer  quel- 
ques jours  n'était  qu'à  deux  portées  de  fusil 
de  l'église;  les  prairies  les  plus  vertes,  les 
plus  émail  lées  de  fleurs,  s'étendaient  comme 
un  riche  tapis  entre  lefleuve  et  l'habitation 
où  j'étais  venu  m'inspirer,chez  de  bons  amis, 
du  retour   du    printemps.    Des  bouquets 


137 


d'aulnes,  de  peupliers  suisses  et  de  saules, 
formaient  des  bouquets  et  dçs  massifs  sur  la 
pelouse  qui ,  à  partir  de  la  maison  ,  s'incli- 
nait par  une  gracieuse  pente  vers  les  ondes. 
Là  nous  menions  une  bonne  et  douce  vie, 
et  la  jeune  fille  de  mes  hôtes  ,  belle  enfant 
de  quinze  ans  ,  re'pandait  par  sa  naïve  joie 
un  grand  charme  sur  nos  journées.  Jamais 
jeune  personne  n'avait  re'uni  en  elle  plus  de 
douceur,  plus  de  tendresse,  plus  de  poésie 
que  Mina.  Ces  dons  du  ciel  se  voyaient  dans 
ses  grands  yeux  bleus,  et  quand  ,  avec  sa 
robe  blanche  et  ses  beaux  cheveux  blonds, 
elle  jouait  dans  la  prairie  avec  Anatole,  son 
frère,  enfant  de  neuf  ans  ,  on  aurait  cru  voir 
un  archange  auprès  d'un  chérubin. 

Trois  jours  avant  le  1er  mai ,  nous  fîmes 
nn  pèlerinage  à  Notre-Dame-des-Andelys, 
et,  après  avoir  prié  à  l'église  et  déjeuné 
dans  cette  vieille  petite  ville,  nous  gravî- 
mes la  rude  et  dure  pente  du  coteau  cou- 
ronné par  les  ruines  de  Château-Gaillard... 
Une  quinzainede  personnes  s'étaient  jointes 
à  nous  pour  cette  partie  de  plaisir.  Dans  ce 
monde,  Mina  avait  trouvé  de  gaies  et  folâ- 
tres compagnes,  et  les  imposants  débris,  le 
préau  ,  les  souterrains  de  l'antique  forte- 
resse étaient  tout  animés  par  cet  essaim  de 
jeunes  filles  et  de  jeunes  garçons.  Le  dîner 
se  fit  sur  l'herbe  rase  que  les  siècles  avaient 
fait  pousser  parmi  ces  ruines  historiques  ;  et 
si  les  âmes  des  chevaliers  qui  avaient  jadis 
habité  Château-Gaillard  avaient  encore  erré 
autour  de  ses  muiailles  écroulées,  elles  au- 
raient pu  écouter  ce  que  nous  disions,  car 
nous  regrettions  les  temps  héroïques,  jours 
de  loyauté,  de  prudhomie,  de  foi  et  de 
prouesses. 

Cependant,  du  côté  du  couchant,  les  nua- 
ges étaient  teints  de  pourpre  et  d'or,  et  les 
eaux  du  fleuve,  qui  toute  la  journée  avaient 
reflété  l'azur  du  ciel ,  coulaient  maintenant 
rosées  au-dessous  de  nous.  Un  poè'le  a  com- 
paré les  ondes  aux  courtisans  qui  façonnent 
leurmainlien  d'après  celui  du  maître  ;  s'il 
est  soucieux,  ils  se  font  graves  ^  s'il  a  un 


sourire  sur  les  lèvres,  ils  n'ont  plus  que  des 
regards  joyeux.  Il  en  est  de  même  du  mi- 
roir des  eaux;  il  est  éclatant  de  lumière 
sons  un  beau  ciel,  il  est  sombre  et  triste 
sous  des  nuages  gris. 

Vers  la  fin  de  cette  joyeuse  journée,  j'a- 
vais entendu  plusieurs  fois  les  mères  répé- 
ter à  leurs  filles  :  «Ne  courez  plus  autant, 
ne  vous  échauffez  plus  de  la  sorte  ;  la  soirée 
commence  à  fraîchir.  Voyez  ces  ravenelles  * 
qui  ont  poussé  entre  les  pierres  des  ruines  ", 
voyez  comme  elles  s'agitent  et  se  balancent 
maintenant  :  c'est  la  brise  du  soir  qui  se 
lève;  elle  sera  froide  quand  nous  traverse- 
rons la  rivière  pour  retourner  chez  nous  ; 
prenez  vos  manteaux,  croisez  vos  châles; 
vous  avez  assez  joué  aujourd'hui.  » 

Les  mères  qui  parlaient  ainsi  avaient  rai- 
son. Quand  nous  eûmes  descendu  le  coteau 
et  quand  nous  fûmes  assis  dans  le  bac,  nous 
ressentîmes  du  froid.  La  mère  de  Mina  eut 
beau  croiser  le  burnous  de  laine  blanche 
sur  la  poitrine  de  sa  fille  et  ramener  le  ca- 
puchon sur  sa  tête,  la  jeune  fille  prit  un 
refroidissement,  et  le  lendemain  matin  elle 
avait  la  fièvre...  Elle  ne  se  leva  point  pour 
déjeuner  avec  nous,  elle  ne  descendit  point 
au  salon...  Vers  midi,  de  fraîches  et  jolies 
paysannes  arrivèrent  au  château  avec  toute 
une  moisson  de  fleurs;  elles  les  apportaient 
à  mademoiselle  Mina,  pour  faire  avec  elle 
et  sous  sa  direction  les  guirlandes  et  les 
couronnes  du  mai  qui  devait  être  planté 
devant  l'église.  D'abord  madame  de  Maine- 
ville  dit  aux  villageoises  que  sa  fille  était 
malade  et  qu'elle  ne  pourrait  pas  les  aider 
cette  année...  Mais  les  jeunes  filles  insistè- 
rent et  promirent  de  ne  faire  aucun  bruit 
autour  du  lit  de  mademoiselle  Mina.  A  cet 
instant,  Anatole,  arrivant  de  chez  sa  sœur, 
vint  de  sa  part  «iipplier  sa  mère  de  laisser 
arriver  jusqu'à  elle  les  fleurs  et  celles  qui 
les  apportaient.  Malgré,  et  peut-être  à  cause 
de  leur  excessive  tendresse,  les  mères  cè- 

(ij  Giroflées  jaunes. 


m 


dent  souvent  à  tort  :  madame  de  Maineville 
eut  cette  faiblesse.  Les  jeunes  paysannes, 
leurs  fleurs,  leurs  bouquets  entourèrent 
bientôt  le  lit  de  Mina,  qui  se  mit  avec  cœur 
à  l'ouvrage.  Elle  montra  comment  il  fallait 
entortiller  la  guirlande  autour  du  pied  du 
mai,  et  la  faire  monter  depuis  le  bas  jus- 
qu'à la  cime;  puis  elle  donna  tous  ses 
beaux  rubans  pour  faire  des  nœuds  flottants 
à  la  couronne,  dont  elle  tressa  une  partie 
avec  les  filles  du  village...  Bientôt  l'odeur 
des  fleurs  et  l'agitation  qu'elle  se  donnait 
lui  firent  mal,  et  elle  dit  aux  jeunes  flUes  : 
'  Aujourd'hui  je  suis  une  mauvaise  ou- 
vrière; demain  je  serai  guérie  et  j'irai  vous 
aider.  » 

Hëlas  !  elle  se  trompait;  le  lendemain  la 
fièvre  était  devenue  cérébrale,  et  le  28  avril 
au  soir  Mina  mourut... 

Pour  les  pères  et  les  mères,  ce  qu'il  y  a 
de  plus  cruel  dans  cette  vallée  de  larmes, 
c'est  de  voir  l'ordre  de  la  nature  interverti. 
Ce  n'est  point  à  nous  à  pencher  nos  têtes 
blanchies  sur  l'oreiller  de  mort  de  nos  en- 
fants; ce  n'est  point  à  nous  à  les  voir  par- 
tir de  ce  monde;  les  racines  qui  les  y  re- 
tiennent n'ont  point  été  séchées  et  usées 
par  le  temps,  tandis  que  les  nôtres  n'ont 
plus  de  sève.  Le  rejeton  du  chêne  ne  meurt 
point  avant  lui;  il  pousse  et  grandit  à  son 
ombre...  Accordez-nous,  ô  mon  Dieu!  qu'il 
en  soit  de  même  de  nous  ;  que  ceux  qui  ont 
encore  des  illusions  et  du  bonheur  sur  la 
terre  y  demeurent ,  et  que  nous,  qui  com- 
mençons à  trouver  que  notre  exil  a  été 
long  et  notre  travail  rude,  puissions  enfin 
nous  reposer .' 

Ce  que  je  pense  et  ce  que  j'écris  ici,  les 
parents  de  Mina  l'avaient  dit  à  genoux  au- 
près du  lit  de  Mina ,  et  n'avaient  pas  été 
exaucés.  Le  1<^'  mai,  à  neuf  heures  du  ma- 
tin, le  cercueil  de  la  riche  et  belle  héritière 
de  la  maison  de  Maineville  sortit  de  la  cour 
du  château  pour  se  rendre  à  l'église  ;  il  était 
porté  tour  à  tour  par  des  fermiers  et  de 
vieux  serviteurs  de  la  famille  ;  et  pendant 


que  son  père  et  sa  mère,  le  cœur  brisé  de 

douleur,  étaient  gardés  par  des  amis  dans 
leur  chambre  qui  n'avait  point  de  fenêtres 
sur  la  cour,  moi  et  bien  d'autres  nous  sui- 
vions au  cimetière  la  jeune  et  gracieuse  en- 
fant que  nous  avions  vue  la  joie  et  l'orgueil 
de  tous  les  siens.  Les  villageoises,  qui  deux 
jours  avant  étaient  venues  lui  apporter  des 
fleurs  et  la  prier  de  travailler  avec  elles, 
suivaient  sa  bière  recouverte  du  drap  mor- 
tuaire blanc,  et  ne  pensaient  plus  à  aller 
danser  sous  le  mai  que  leurs  frères  avaient 
planté  la  veille. 

J'en  voulais  au  soleil  d'être  si  radieux; 
pas  un  nuage  ne  se  voyait  Sur  l'azur  du 
ciel;  de  chaque  côté  du  chemin,  les  prime- 
vères et  les  violettes  perçaient  l'herbe  au 
pied  des  haies,  et,  à  demi  cachés  derrière  le 
feuillage  encore  peu  touffu  des  arbres,  les 
oiseaux  chantaient  comme  si  Mina  s'était 
rendue  à  l'église  pour  s'y  marier  !  Nos  dou- 
leurs sont  poignantes  pour  nous,  elles  nous 
torturent,  elles  rendent  amène  notre  exis- 
tence, elles  étendent  sur  nous  de  sombres 
voiles  de  deuil  ;  mais  au  soleil,  à  la  nature 
elles  ne  font  rien  :  ils  ne  pleurent  point  avec 
nous. 

Le  cortège  funèbre  était  près  d'avoir  Uni 
sa  marche,  nous  étions  arrivés  sur  la  place, 
en  face  de  l'église  ;  le  mai  y  était  planté  de 
la  veille;  ses  guirlandes,  sa  couronne  sus- 
pendue à  trente  pieds  au-dessus  du  sol, 
avaient  encore  toutes  leurs  fleurs  fraîches, 
et  les  rubans  donnés  et  noués  par  Mina  flot- 
taient h.  la  douce  brise  de  cette  belle  journée 
de  printemps.  Le  cercueil,  avant  d'entrer 
dans  réglise,  fut  déposé  au  pied  du  mai, 
au-dessous  de  la  couronne  que  le  zéphir 
balançait  et  que  les  mains  de  la  morte 
avaient  en  partie  tressée. 

La  foule  formait  un  grand  demi-cercle 
sur  la  place  :  le  prêtre  et  les  choristes  chan- 
taient le  De  profundis;  tout  à  coup  une 
rafale,  inattendue  dans  celte  journée  tiède 
et  radieuse  de  soleil,  agita  le  mai,  secoua 
fortement  sa  couronne,  et  toute  une  pluie 


139 


de  fleurs  tomba  comme  une  averse  sur  le 

drap  mortuaire  de  la  jeune  fille,  aussi  mois- 
sonnée avant  le  temps  et  emportée  avec 
tous  ces  parfums. 

Depuis  ce  jour,  j'ai  assisté  à  bien  des  fu- 
nérailles, et  quand  revient  le  mois  de  mai, 
je  me  rappelle  toujours  l'enterrement  de 
Mina.  C'est  que  rien  ne  grave  autant  un 
événement  dans  la  mémoire  que  les  con- 
trastes qui  l'ont  accompagné.  Le  mai  de 
réjouissance  et  la  bière  de  la  jeune  fille  sont 
restés  dans  mon  esprit. 

Pour  vous  distraire  de  cette  histoire  de 
mort,  je  veux,  mesdemoiselles,  vous  racon- 
ter un  usage  que  le  mois  de  mai  ramène 
annuellement  aux  Anglais.  Tous  les  ans,  le 
19  m.ai  se  célèbre  dans  toute  la  Grande- 
Bretagne  une  fête  printanière  à  laquelle 
se  rattache  un  souvenir  historique  -,  ce  jour- 
là  chaque  Anglais  porte  à  son  chapeau  ou  à 
sa  boutonnière  un  bouquet  de  feuilles  de 
chêne. 

C'est  le  jour  du  chêne  royal  (  the  royal 
oak's  day). 

Après  la  défaite  des  royalistes  par  l'armée 
parlementaire,  et  avant  que  le  roi  Charles  II 
parvînt  à  débarquer  en  Normandie  pour  se 
soustraire  à  la  haine  du  régicide  Cromwell , 
il  eut  a  supporter  bien  des  misères,  à  courir 
bien  des  dangers,  obligé  de  se  déguiser,  de 
se  cacher,  de  fuir,  il  passa  par  toutes  les  vi- 
cissitudes d'une  fortune  aventureuse,  et 
dans  toutes  ces  nombreuses  épreuves  il  ne 
cessa  jamais  de  montrer  beaucoup  de  cou- 
rage et  de  sang-froid.  Une  fois  ayant  perdu 
l'espoir  de  pouvoir  rallier  ses  troupes  dis- 
persées, errant  la  nuit,  au  hasard  de  sa  vie, 
dans  la  campagne  où,  pour  lui,  tout  était 
péril,  il  se  revêtit  d'un  habit  de  paysan, 
coupa  ses  longs  cheveux  et  arriva  à  Bosco- 
bel,  dans  le  Shropshire,  chez  un  fermier 
nommé  Pendrell,  et  lui  demanda  asile. 

«On  a  proscrit  votre  roi,  lui  dit  Charles 
Stuart,  on  promet  une  récompense  consi- 
dérable à  celui  qui  le  livrera  k  Cromwell. 

~  Je  le  sais,  répondit  Pendrell,  cela  a  été 


affiché  aux  murs  de  nos  maisons  et  pubhé 
au  son  du  tambour  et  de  la  trompette. 

—  Eh  bien!  reprit  Charles,  ce  roi,  c'est 
moi  ^  ce  proscrit,  c'est  moi...  je  vous  expose 
à  un  grand  danger,  ou  je  vous  mets  a  même 
de  gagner  une  grande  récompense...  Je  me 
confie  à  voire  honneur,  à  votre  humanité; 
faites  ce  que  vous  commandera  votre  con- 
science. 

—  Soyez  le  bienvenu,  s'écria  le  fermier; 
je  suis  seul  ici  dans  ce  moment,  mais  j'ai 
quatre  frères,  bientôt  ils  vont  revenir  des 
champs,  où  ils  sont  à  travailler,  ne  crai- 
gnez rien  d'eux;  ils  pensent  comme  moi, 
qu'il  y  a  honte  à  trahir  ceux  qui  se  confient 
eu  nous.  >• 

Les  quatre  frères  ne  tardèrent  pas  à  reve- 
nir de  leur  travail.  Pendrell  les  conduisit 
en  toute  hâte  à  l'endroit  où  il  avait  caché 
le  roi  ;  tous  cinq  tombèrent  aussitôt  à  ses 
pieds  et  lui  jurèrent  une  fidélité  à  toute 
épreuve.  Pour  mieux  iouslraire  Charles  aux 
recherches  de  ses  ennemis,  ils  le  déguisè- 
rent en  bûcheron  et  le  firent  travailler  avec 
eux  dans  la  forêt,  pendant  que  les  hommes 
de  Cromwell  fouillaient  en  dévastateurs  la 
ferme  de  Boscobel.  Les  perquisitions  devin- 
rent si  fréquentes  que  Charles  ne  voulut 
plus  babiter  la  maison  du  fermier,  et  alla 
se  réfugier  dans  un  chêne  creux  qui,  plus 
tard,  fut  le  but  de  fréquents  pèlerinages 
des  rvyalistes,  et  qui  fut  nommé  the  royal 
oak  (  le  chêne  royal  ).  Le  roi  proscrit  passa 
plusieurs  jours  et  plusieurs  nuits  dans  cette 
cache  de  la  forêt,  et  de  là,  entendit  les 
vœux  de  ses  partisans  pour  le  sauver,  et 
les  paroles  de  rage  de  ses  ennemis  qui  au- 
raient voulu  s'emparer  de  sa  personne. 

C'est  cet  événement  qui,  en  Angleterre, 
a  fait  donner  au  chêne  le  nom  d'arbre  royal. 

A  Londres,  sur  la  place  irrégulière  de 
Charing  Cross,  s'élève  aujourd'hui  une  sta- 
tue de  Charles  I",  et  je  me  souviens  de  l'a- 
voir vu  toute  parée  de  branchages  de  chêne. 
Il  y  avait  là  une  double  preuve  de  l'incon- 
s<ance  des  peuples;  Le  royal  décapité  avait 


140 


sa  statue  à  peu  de  dislance  de  cette  cour  de 
White-hall  où  fut  dressé  son  échafaud,  et 
les  bouquets  de  chôoc  qui  rappelaient  les 
perse'cutions  de  Charles  II  ornaient  l'image 


de  la  grande  victime  de  Cromweli.  En  face 
de  cette  inconséquence,  dites  donc  que  les 
nations  ont  des  haines  éternelles  ! 

V'«  Walsh. 


LES  FEMMES. 


II.  RADEGONDE. 


Parmi  les  descendants  de  cette  triste  li- 
gnée de  Clovis,  qui  semble  vouloir  rivaliser 
avec  la  famille  des  Atrides,  on  remarquera 
toujours  Chilpéric  V'  qui  doit  à  sa  femme 
Frédégonde  l'honneur  de  n'être  point  cité 
comme  le  plus  grand  criminel  de  son  temps. 
Etait-ce  par  respect  pour  le  sang  royal  ou 
par  mépris  pour  la  condition  servile  de  son 
épouse,  que  l'on  excusait  Chilpéric  de  tant 
de  profanations  et  de  tant  d'assassinats,  et 
qu'on  en  imputait  le  blâme  à  la  perversité 
de  Frédégonde  et  à  son  influence  sur  le  mo- 
narque qui  régnait  à  Soissons?  Les  Franks, 
encore  animés  par  l'esprit  de  querelle  et  de 
rapine  qui  se  dépouille  difficilement  dans 
un  pays  conquis,  ne  demandaient  à  leurs 
chefs  que  des  garanties  d'indépendance  per- 
sonnelle; les  nobles  gallo-romains  lut- 
taient pour  conserver  quelques  traces  de  la 
civilisation  et  des  lois  dues  à  l'Italie;  et  le 
reste  des  habitants,  réduits  en  servitude, 
songeait  uniquement  à  pourvoir  aux  be- 
soins d'une  vie  toute  matérielle. 

Quelques  hommes  cependant  que  n'assu- 
jettissaient ni  la  brutalité  militaire,  ni  de 
vieilles  mœurs  corrompues,  pensèrent  dès 
lors  que  mémoire  devait  être  gardée  des 
actes  de  ces  souverains  à  qui  l'égoïsme  du 
moment  donnait  quelques  jours  de  paix  et 
préparait  des  siècles  de  guerre  ;  mais  dès  ce 
temps  aussi  la  force  triomphante,  armée, 
couronnée,  ne  découvrait  pas  sans  trouble 


une  puissance  mystérieuse  qui  ne  s'exer- 
çait que  dans  l'ombre  et  le  silence.  Le  chro- 
niqueur Grégoire  déplut  à  Chilpéric,  et  cet 
évêque,  le  premier  de  nos  historiens,  saint 
dont  l'Eglise  s'honore,  fut  accusé  à  la  fois 
d'avoir  conspiré  contre  le  roi  et  d'avoir  ca- 
lomnié les  mœurs  de  la  reine,  qui  lui  sus- 
cita des  ennemis  jusque  parmi  les  membres 
du  clergé;  l'évêque  de  Tours,  se  conliant 
en  celui  dont  il  tenait  ses  vertus  et  son  in- 
nocence, s'achemina  vers  Soissons  où  le  roi 
Chilpéric  avait  réuni  le  synode  qui  devait, 
au  moins  l'espérait  Frédégonde,  condamner 
l'évêque.  Mais  la  fermeté  de  Grégoire,  sa 
piété  active  et  humble,  ayantédifîé  toutes  les 
provinces  qu'il  lui  avait  fallu  parcourir  de 
son  siège  à  la  résidence  royale,  et  sa  po- 
pularité ayant  déplu  à  Chilpéric,  ce  prince 
voulut  que  l'assemblée  se  transportât  à, 
Braine,  et  que  le  jugement  se  rendît  dans  ce 
domaine  royal. 

Tous  les  évêques  de  Neustrie,  ceux  des 
cités  méridionales  nouvellement  conquises, 
avaient  été  convoqués  pour  ce  concile  qui, 
ne  trouvant  point  à  Braine  d'église  assez 
vaste  pour  s'y  réunir,  fut,  on  le  suppose, 
obligé  de  tenir  ses  audiences  dans  la  grande 
salle  de  bois  qui,  deux  fois  chaque  année, 
servait  aux  assemblées  des  chefs  et  des 
hommes  libres  de  race  franke. 

A  peine  voulut-on  laisser  aux  ennemis  de 
Grégoire  la  liberté  de  renouveler  leurs  ac- 


14 


cnsalions.  Ils  furent  convaincus  de  calom- 
nie, el  le  sous-tliacre  Rikulf,  instrument  du 
comte  Leudaste.  agent  lui-même  de  Fre'dé- 
gonde,  ne  dut  la  vie  qu'aux  prières  de  l'é- 
vêque  de  Tours  dont  cette  générosité  toute 
chrétienne  augmenta  la  réputation  de  sain- 
teté. 

Ce  dénouement,  que  la  haine  de  Frédé- 
gonde  n'avait  pas  prévu,  fit  honneur  sans 
doute  aux  membres  du  synode  de  Braiiie  i 
mais  il  n'était  que  juste.  Le  souvenir  de 
cette  auguste  assemblée  n'occuperait  guère 
aujourd'hui,  si  le  premier  événement  qui 
signala  son  ouverture,  n'eiàt  été  un  événe- 
ment littéraire. 

Une  pièce  de  vers  latins,  adressée  au  roi 
Chilpéric  et  à  tous  les  évêques  qu'il  avait 
convoqués  parvint  à  Braine,  et  ce  ne  fut 
qu'après  sa  lecture,  qui  obtint  tous  les  suf- 
frages, que  les  juges  prirent  place  sur 
des  bancs  dressés  autour  de  la  salle  d'au- 
dience'. 

L'auteur  de  ces  vers  était  un  Italien  venu 
en  France  pour  prier  sur  le  tombeau  de 
saint  Martin  à  la  suite  d'un  vœu  exaucé.  Son 
esprit,  ses  talents,  son  savoir-vivre,  ces 
dernières  grâces  de  l'intelligence  dont  les 
lumières  expiraient  à  Rome,  et  que  For- 
tunat-  possédait  au  plus  haut  degré,  lui 
procurèrent  [partout  l'accueil  le  plus  flat- 
teur. «  De  Mayenne  à  Bordeaux,  de  Tou- 
louse à  Cologne,  il  parcourait  la  Gaule, 
visitant  sur  son  passage  les  évêques,  les 
ducs,  les  comtes,  soit  Gaulois,  soit  Franks 
d'origine  ,  et  trouvait  dans  la  plupart  d'en- 
tre eux  des  hôtes  empressés,  et  bientôt  de 
véritables  amis'.  »  Ceux  qui  l'avaient  reçu 
ne  manquaient  pas  d'entretenir  avec  lui 

(1)  Vers  580.1 

(2J  Veiianiius-Honorius-Clementianus-Kortunatus,  né 
dans  le  Ticvisan,  avait  l'ail  ses  éiudoâ  à  Kaveiine,  où 
les  leUres  llorissaieni  alors. 

(5)  Celle  biographie  de  P.adegoiide  esl  tirée  des 
Snintes-lt'gendfs  et  d'un  chef-d'œuvre  moderne  de 
M.  Augustin  Thierry,  intitulé  ;  liécUs  des  temps  Mc'rn- 
v'mgiens.  Les  passages  marqués  par  des  guillemets 
80nt  des  citations  prises  dans  ce  livre. 


une  correspondance  réglée,  et  M  y  répon- 
dait par  des  poésies  élégiaques  retraçant  les 
souvenirs  et  les  incidents  de  ses  voyage^. 
L'adroite  flatterie  du  poëte  et  les  mœurs  de 
l'époque  reculée  qu'il  peint,  donnent  à  ses 
vers  beaucoup  plus  d'intérêt  que  leur  va- 
leur   littéraire.  Fortimat  savait   apprêter 
pour  chacun  la  louange  qui  devait  lui  con- 
venir. "  A  l'éloge  de  la  piété  des  évêques  et 
de  leur  zèle  à  bàlir  de  nouvelles  églises,  il 
joignait  celui  de  leurs  travaux  administra- 
tifs pour  la  prospérité,  l'ornement  etlasii- 
reté  des  villes.  Il  louait  l'un  d'avoir  restauré 
d'anciens  édifices,  un  prétoire,  des  bains; 
l'autre  d'avoir  détourné  le  cours  d'une  ri- 
vière et  creusé  des  canaux  ;  un  troisième, 
d'avoir  élevé  une  citadelle  garnie  de  tours 
et  de  machines  de  guerre.  »  Les  seigneurs 
d'origine  franke,  les  nobles  gallo-romains 
n'étaient  pas  moins  bien  traités,  <=  et  c'était 
merveille  de  voir  cet  étranger  devenir  le 
lien  commun  de  ceux  qui,  au  milieu  d'un 
monde  inclinant  vers  la  barbarie,  conser- 
vaient isolément  le  goût  des  lettres  et  des 
jouissances  de  l'esprit.  » 

Mais  de  toutes  les  amitiés  que  contracta 
l'illustre  étranger,  la  plus  honorable,  la  plus 
intime  fut  celle  qui  le  lia  à  Radegonde, 
noble  et  touchant  mudèle  des  vertus 
comme  femme,  comme  reine,  comme  chré- 
tienne. 

Fortunat  avait  assisté  aux  noces  de  Sige- 
bert  et  de  Brunehaut,  et  les  avait  célébrées 
par  des  chants  royalement  récompensés. 
Cependant,  à  l'éclat  de  lacour  d'Austrasie, 
qui  retentissait  de  ses  succès,  où  l'on  se  fé- 
licitait de  le  posséder,  l'Italien  préféra  les 
joies  paisibles  d'une  retraite  que  la  piété  et 
l'affection  lui  offrait,  loin  de  ce  bruit  appelé 
gloire  par  les  poètes  comme  par  les  conqué- 
rants. 

Peut-être  aussi  Fortunat  réunissait-il  aux 
dons  brillants  de  l'esprit,  un  de  ces  cœurs 
généreux  que  soumet  et  fixe  la  majesté  du 
malheur;  peut-être  la  vue  d'une  larme, 
longtemps  contenue  et  s'échappant  sur  la 


142 


joue  flétrie  de  Radegonde,  fouchait-elle  plus 
sensiblement  le  poêle  que  les  sourires  de 
bonheur  qu'échangeaient  entre  eux  les  jeu- 
nes souverains  de  l'Austrasie?  Qu'ils  étaient 
terribles  et  attachants,  les  récits  que  faisait 
l'auguste  recluse  à  l'ombredeson  cloître  !... 
Mais  il  nous  faut  remonter  bien  au-delà  du 
synode  de  Braine  et  raconter  comment  C!o- 
taire,  roi  de  Neustrie,  s'étant  joint  à  son 
frère  Théodorik  *,  attaqua  les  Thuringiens, 
peuples  de  la  confédération  saxonne,  les 
rendit  tributaires  des  Franks,  et  reçut  dans 
la  part  du  butin  et  des  prisonniers,  deux 
enfants  de  race  royale,  Uls  et  fille  de  Ber- 
ther,  l'avant-dernier  roi  de  Thuringe -. 
Quoique  à  peine  âgée  de  huit  ans,  Rade- 
gonde (c'était  la  fille)  annonçait  déjà  tant 
de  beauté  et  de  grâce,  que  Clutaire  résolut 
de  la  faire  élever  avec  soin  afin  de  la  mettre 
un  jour  au  rang  de  ses  épouses  :  les  rois 
Franks  ne  se  faisant  nul  scrupule  de  se  ma- 
rier successivement,  ou  à  la  fois,  à  plusieurs 
femmes,  regardées  comme  légitimes. 

«  Radegonde  fut  gardée  avec  soin  dans 
l'une  des  maisons  royales  de  Neustrie,  au 
domaine  d'Aties,  sur  la  Somme.  Là,  par  une 
louable  fantaisie  de  son  maître  et  de  son 
époux  futur,  elle  reçut,  non  la  simple  édu- 
cation des  tilles  de  race  germanique,  qui 
n'apprenaient  guère  qu'à  filer  et  à  suivre  la 
chasse  au  galop  ,  mais  l'éducation  raffinée 
des  riches  Gauloises.  A  tous  les  travaux  élé- 
gants d'une  femme  civilisée,  on  lui  fit  join- 
dre l'étude  des  lettres  romaines,  la  lecture 
des  poètes  profanes  et  des  écrivains  ecclé- 
siastiques. Soit  que  son  intelligence  fût  na- 
turellement ouverte  à  toutes  les  impressions 
délicates,  soit  que  la  ruine  de  son  pays  et 
de  sa  famille,  et  les  scènes  de  la  vie  barbare 
dont  elle  avait  été  le  témoin  l'eussent  frap- 
pée de  tristesse  et  de  dégoût,  elle  se  prit  à 
aimer  les  livres  comme  s'ils  lui  eussent  ou- 
vert un  niunde  idéal  meilleur  que  celui  qui 

(1)  Nommé  quelquefois  Thierry. 
(•)  L'ail  9â9. 


l'entonrait.  En  lisant  l'Ecriture  et  les  vies 
des  Saints,  elle  pleurait  et  souhaitait  le 
martyre  ;  et  probablement  aussi  des  rêves 
moins  sombres,  des  rêves  de  paix  et  de  li- 
berté accompagnaient  ses  autres  lectures. 
Mais  l'enthousiasme  religieux  qui  absorbait 
alors  tout  ce  qu'il  y  avait  de  noble  et  d'é- 
levé dans  les  facultés  humaines,  domina 
bientôt  en  elle;  et  cette  jeune  barbare,  en 
s'atlachant  aux  idées  et  aux  mœurs  de  la 
civilisation,  les  embrassa  dans  leur  type  le 
plus  pur,  la  vie  chrétienne.  » 

Arrivée  à  l'époque  où  son  mariage  devait 
se  célébrer,  la  Jeune  princesse  essaya  de  se 
soustraire  par  la  fuite  au  joug  hideux  que 
lui  imposait  le  destructeur  de  sa  famille  et 
l'ennemi  de  son  pays.  On  la  poursuivit;  on 
l'atteignit  ;  sa  tête  fut  ceinte  du  diadème  ; 
mais  l'attrait  de  la  puissance  et  des  ri- 
chesses ne  put  atténuer  l'inexprimable  ré- 
pugnance qui  éloignait  de  Clotaire  ,  sans 
retour  possible,  la  femme  dans  laquelle  il 
avait  fait  développer  lui-même  toutes  les 
perfections  morales. 

«  Pour  se  dérober,  en  partie  du  moins, 
aux  devoirs  de  sa  condition,  qui  lui  pesait 
comme  une  chaîne,  Radegonde  s'en  impo- 
sait d'autres  plus  rigoureux  en  apparence  j 
elle  consacrait  tous  ses  loisirs  à  des  œuvres 
de  charité  ou  d'austérité  chrétienne  ;  elle 
se  dévouait  personnellement  au  service  des 
pauvres  et  des  malades.  La  maison  royale 
d'Aties,  où  elle  avait  été  élevée  et  qu'elle 
avait  reçue  en  présent  de  noces,  devint  un 
hospice  pour  les  femmes  indigentes.  L'un 
des  passe-temps  de  la  reine  était  de  s'y 
rendre,  non  pour  de  simples  visites,  mais 
pour  remplir  l'oflice  d'iHfirmière  dans  ses 
détails  les  plus  rebutants.  Les  fêtes  de  la 
cour  de  Neustrie,  les  banquets  bruyants, 
les  chasses  périlleuses,  les  revues  et  les 
joutes  guerrières,  la  société  des  vassaux  à 
l'esprit  inculte  et  à  la  voix  rude,  la  fati- 
guaient et  la  rendaient  triste.  Mais  s'il  sur- 
venait quelque  évêque  ou  quelque  clerc  poli 
et  lettré,  un  hooime  de  paix  et  de  conver- 


ié 


sation  '.douce,  sur-le-champ  elle  abandon- 
nait toute  autre  compagnie  pour  la  sienne; 
elle  s'attacliait  à  lui  durant  de  longues 
heures,  et  quand  venait  l'instant  de  son 
départ,  elle  le  chargeait  de  ses  dons,  en 
signe  de  souvenir ,  lui  disant  mille  lois 
adieu,  et  retombait  dans  sa  tristesse.  » 

Absorbe'e  par  ses  exercices  de  pie'te'  et 
de  charité,  elle  était  très  souvent  en  retard 
à  l'heure  des  repas  qu'elle  devait  prendre 
en  commun  avec  le  roi.  Celui-ci  la  querel- 
lait viulemment  sur  ses  habitudes  de  nonne, 
telles  que  le  jeûne,  les  cilices,  les  prières 
nociurnes,  toutes  les  pénitences  que  la 
princesse  de  Thuringe  pouvait  joindre  à 
celle  d'être  l'épouse  d'un  roi  méprisable  par 
son  inhumanité  et  ses  vices. 

C'était,  en  effet,  à  la  vie  monastique  qu'as- 
pirait la  belle  et  infortunée  reine  de  Neus- 
trie  ;  mais  Clotaire,  quoiqu'il  lui  eûi  donné 
plusieurs  rivales,  la  voulait  encore  auprès 
de  lui.  Cette  détestable  union  durait  depuis 
si.v  ans,  lorsque  Clotaire,  craignant  que  le 
frère  de  sa  femme  qu'il  gardait  à  sa  cour, 
ne  fit  quelque  tentative  pour  reprendre  son 
rang,  ordonna  qu'il  fût  mis  à  mort.  En  ap- 
prenant que  ce  jeune  prince,  qu'elle  aimait 
tendrement,  avait  cessé  de  vivre,  Rade- 
gonde  ne  redouta  plus  de  braver  la  colère 
de  son  assassin.  Dissimulant  d'abord  l'hor- 
reur que  lui  inspirait  Clotaire,  et  le  dessein 
qu'elle  avait  conçu,  elle  demanda  la  per- 
mission d'aller  à  Noyon,  chercher  auprès  de 
l'évêque  Médard  des  consolations  chrétien- 
nes. Clotaire,  que  ne  fatiguaient  point  les 
plaintes  de  son  épouse,  mais  qu'importu- 
nait sou  humeur  triste  et  sombre,  approuva 
ce  voyage  et  en  ordonna  les  apprêts. 

Médard,  déjà  célèbre  dans  toute  la  Gaule 
par  sa  réputation  de  sainteté,  officiait  dans 
la  cathédrale  de  Noyon  lorsque  Radegonde 
se  présenta  devant  lui ,  et  que,  cédant  en- 
fin à  ses  longues  douleurs,  elle  s'écria  : 

«  Très  saint  prêtre,  je  veux  quitter  le 
siècle  et  changer  d'habit;  je  vous  en  sup- 
plie, consacrez-moi  au  Seigneur!.,.» 


Médard  craignait  de  rompre  un  mariage 
royal  contracté  selon  la  loi  salique,  et  d'a- 
près les  mœurs  germaines,  mœurs  que  l'E- 
glise, tout  en  les  abhorrant,  tolérait  encore 
dans  la  crainte  de  s'aliéner  l'esprit  des 
barbares. 

L'hésitation  de  l'évêque  s'augmenta  bien- 
tôt par  l'opposition  des  seigneurs  Franks 
qui  formaient  l'escorte  de  la  reine  et  qui, 
s'adressant  au  prélat  avec  des  gestes  me- 
naçants, lui  répétait  :  Ne  t'avise  pas  de  don- 
ner le  voile  à  une  femme  qui  s'est  unie  au 
roi /Enfin,  les  plus  furieux  arrachèreut  Mé- 
dard de  l'autel  et  l'entraînèrent  au  milieu 
de  la  nef,  tandis  que  Radegonde  se  réfu- 
giait avec  ses  femmes  dans  la  sacristie.  Mais 
elle  en  sortit  bieniôi  les  cheveux  coupés, 
ses  habits  royaux  cachés  sous  un  costume  re- 
ligieux, et  s'approchant  de  l'évêque,  assis 
dans  une  attitude  pensive  : 

•  Si  vous  tardez  à  me  consacrer,  lui  dit- 
elle  d'une  voix  ferme,  et  que  vous  craigniez 
plus  les  hommes  que  Dieu,  vous  aurez  à  en 
rendre  compte,  et  le  pasteur  vous  redeman- 
dera l'âme  de  sa  brebis.  » 

«  Elevant  la  conscience  du  prêtre  au- 
dessus  des  frayeurs  humaines  et  des  ména- 
gements politiques,  l'évêque  ne  balança 
plus,  et  de  son  autorité  propre  il  rompit  le 
mariage  de  Radegonde,  en  la  consacrant 
diaconesse  par  l'imposition  des  mains. 
Aussitôt  Radegonde  se  dépouilla  de  tous  ses 
joyaux,  elle  couvrit  l'autel  de  ses  ornements 
de  tête,  de  ses  bracelets ,  de  ses  agrafes ,  de 
ses  pierreries,  de  ses  franges  de  robes,  tissues 
de  fils  d'or  et  de  pourpre;  elle  brisa  de  sa 
propre  main  sa  riche  ceinture  d'or  massif, 
en  disant:  «  Je  la  donne  aux  pauvres.  »  Et 
puis  elle  songea  à  se  mettre  à  l'abri  de  tout 
danger  par  la  fuite.  » 

Attirée  vers  les  réglons  de  la  Gaule  où  la 
barbarie  avait  fait  le  moins  de  ravage,  elle 
alla  s'embarquer  sur  la  Loire,  à  Orléans,  et 
s'arrêta  à  Tours.  Là,  elle  apprit  que  Clo- 
taire, loin  de  consentir  à  son  éloignement, 
exigeait  qu'elle  revînt  partager  un  trône 


U4 


abh«rr<^.  Proscrite,  «"Ile  se  réfugia  dans  les  , 
nombreux  asiles  qui  entouraient  le  tombeau 
de  saint  Martin,  à  l'ombre  des  basiliques 
ouvertes,  selon  l'usage  du  temps,  à  tous  les 
fugitifs.  Pendant  ce  temps  elle  ne  négligeait 
point  de  faire  agir  auprès  du  roi,  et  tantôt 
fière,  tantôt  suppliante,  elle  chargeait  les 
évêques  d'obtenir  que  ses  derniers  vœux 
fussent  respectés.  A  ces  démarches  elle  joi- 
gnait un  redoublement  de  pratiques  aus- 
tères, et  imposait  à  son  corps  des  mortifi- 
cations qui  devaient  altérer  et  détruire  sa 
beauté.  Elle  se  voyait  avec  terreur  prête  à 
retomber  aux  mains  de  Ciotaire,  qui  s'était 
rendu  lui-même  à  Tours,  quand  saint  Ger- 
main, évêque  de  Paris,  obtint  par  ses  re- 
montrances que  cette  poursuite  cessât,  et 
qu'il  fût  permis  à  la  filie  des  rois  Thurin- 
giens  de  fonder  un  monastère  de  femmes  où 
elle  se  retirerait. 

Un   vaste  terrain  appartenant   à  Kade- 
gonde,  et  situé  près  de  la  ville  de  Poitiers, 
fut  choisi  par  la  princesse,  et  l'on  y  creusa 
les  fondements  du  magiiilique  édilice  qui 
devait  renfermer  une  église,  des  cloîtres, 
des  salles  de  bains,  des  jardins  d'agrément 
et  de  rapport,  le  tout  environné  de  hautes 
murailles  et  flanqué  de  plusieurs  tours,  car 
l'emploi  de  la  force  pour  s'introduire  dans 
les  couvents  de  religieuses  n'étant  pas  rare 
à  cette  époque,  nécessitait  de  grandes  pré- 
cautions. Tous  les  dorfs  que,  selon  la  cou- 
tume germanique,  la  princesse  de  Thuringe 
reçut  du  roi  en  l'épousant,  furent  consa- 
crés à  élever  et  à  embellir  cette  retraite  où 
Radegonde  appela   toutes  celles  qui  vou- 
laient se  dérober  auxséductions mondaines 
et   aux   envahissements    de    la    barbarie. 
•  Voyez,  disait-on,  l'arche  qui  se  bâtit  près 
de  nous  contre  le  déluge  des  passions  et 
contre  les  orages  du  monde  !  ■ 

Lorsque  Us  bâtiments  furent  achevés, 
Radegonde,  suivie  d'une  troupe  de  jeunes 
filles  de  race  gauloise,  et  appartenant  à  des 
familles  sénatoriales,  traversa  en  proces- 
sion la  ville   de  Poitiers  au  milieu  d'ime 


foule  immense.  Ce  renoncement  d'une  reine 
à  toutes  les  pompes  humaines,  entraînant 
sur  ses  pas  des  filles  si  nobles  et  si  belles,  . 
avait  excité  la  curiosité  des  peuples  accou- 
rus de  tous  côtés.  On  voulait  contempler 
ces  recluses,  et  voir  se  refermer  sur  tant  de 
grandeurs  et  de  charmes  les  portes  qui  ne 
devaient  se  rouvrir  jamais.  On  voulait  aussi 
adorer  le  morceau  de  la  vraie  croix,  envoyé 
par  l'empereur  Justin  à  l'ancienne  reine  de 
Neustrie,  qui,  d'après  cette  relique,  donna 
le  nom  d'abbaye  de  Sainte-Croix  à  l'asile 
qu'elle  allait  habiter  '. 

Les  règles  établies  par  Radegonde  .se  ces- 
sentirent  de  l'éducation  qu'elle  avait  reçue 
et  des  goûts  que  cette  éducation,  mêlée  aux 
habitudes  du  trône,  avaient  développés. 
L'usage  du  vin  et  de  la  viande  était  inter- 
dit; mais  on  pouvait,  en  observant  cette 
abstinence ,  s'asseoir  à  la  table  des  hôtes 
que  l'on  recevait  avec  recherche  et  magni- 
ficence. Aux  chants  du  chœur,  aux  lectures 
des  livres  saints,  les  religieuses  joignaient 
le  travail  des  mains  et  l'étude  des  lettres. 
Celles  que  distinguait  leur  intelligence 
étaient  occupées  à  copier  des  manuscrits, 
seul  moyen  connu  alors  de  multiplier  les 
livres.  La  conversation,  dans  de  hauts  par- 
loirs boisés  en  chêne  sculpté,  et  que  tra- 
versaient des  grilles  recouvertes  de  doru- 
res ;  les  promenades  dans  les  parterres 
fleurissant  au  milieu  des  cloîtres  ou  sous 
les  ombrages  que  renfermait  un  enclos  con- 
sidérable, étaient  également  recomman- 
dées. Sans  rien  retrancher  des  exercices 
que  lui  imposait  sa  nouvelle  profession,  Ra- 
degonde, qui  n'avait  aucun  crime  "a  expier, 
avait  plutôt  fondé  une  retraite  où  Ton  pût 
goûter  toutes  les  douceurs  d'une  vie  simple, 
pure  et  chrétienne,  qu'une  de  ces  maisons 
de  pénitence  dont  l'ascétisme  et  les  macé- 


(f)  Forlunat,  devenu  chapelain  pt  .numônier  du 
monastère  de  .Sainte-Croix,  fit,  à  l'ocrasion  de  la  reli- 
que que  ipossédail  .celle  abbaye,  l'hymne  :  Yexilta 
reqis. 


145 


rations  rassurent,  à  force,  de  souffrances,  la 
conscience  des  pêcheurs  repentants. 

L'approbation  de  saint  Grégoire  de  Tours 
et  de  tous  les  saints  personnages  de  ce 
temps  qui  s'empressèrent  de  visiter  le  mo- 
nastère de  Sainte-Croix,  augmenta  encore 
la  vénération  des  populations  environnan- 
tes. On  trouvait  dans  cette  enceinte  un 
refuge  assuré  contre  les  vexations  qu'exer- 
çait alors  la  force  brutale,  indépendamment 
des  abondantes  distributions  de  vivres , 
d'habits,  d'argent,  qui  se  faisaient  par  les 
religieuses,  sous  la  direction  immédiate  de 
leur  fondatrice,  dont  elles  imitaient  aussi 
l'exemple,  en  préparant  les  médicaments 
destinés  aux  pauvres  et  en  pansant  leurs 
plaies. 

La  dignité  de  sa  naissance,  la  majesté  de 
son  rang,  les  grâces  qu'elle  tenait  de  la  na- 
ture, son  expérience  du  monde,  Radegonde 
avait  tout  employé  pour  établir  sur  les  re- 
cluses un  pouvoir  aussi  cher  que  sacré.  Qui 
pouvait  résister  à  ses  exhortations,  lorsque 
d'une  douce  voix  elle  répétait  :  «  Vous  que 
j'ai  choisies,,  mes  filles,vous,  jeunes  plan- 
tes, objets  de  tous  mes  soins,  vous,  qui  êtes 
mon  bonheur^  mon  repos,  ma  vie...  ■  Après 
Dieu,  Radegonde  régnait  dans  tous  ces  cœurs 
innocents  :  son   humilité  s'alarma  d'une 
puissance  si  absolue,  elle  voulut  obéir  à 
son  tour.  Après  avoir  établi  dans  son  mo- 
nastère des  lois  toutes  empreintes  de  l'a- 
mour  de  Dieu  et  des  perfections  de  son 
caractère,  Radegonde  choisit  une  jeune  re- 
ligieuse de  race  gauloise,  dont  elle  avait 
étudié  les  vertus,  reconnu  la  ferme  volonté 
dans  le  bien,  et  qui  ne  s'était  pas  moins 
concilié  le  respect  de  la  communauté  que 
l'affection  de  la  fondatrice.  Agnès,  c'était 
son  nom,  fut  élue  abbesse  à  l'unanimité  et 
reçut  le  vœu  d'obéissance  de  celle  qui  l'a- 
vait protégée  dès  ses  plus  jeunes  ans.  L'an- 
cienne reine  des  Français,  devenue  simple 
religieuse,  faisait  sa  semaine  de  cuisine, 
balayait  les  dortoirs,  les  escaliers,  portait 
de  l'eau  et  du  bois  comme  les  autres,  et 
Tome  XL 


surtout  donnait  l'exemple  d'une  soumis- 
sion sans  bornes  au  pouvoir  qu'elle  avait 
abdiqué.  Quand  son  vœu  attira  l'Italien 
Fortunat  dans  la  Gaule,  il  y  avait  quinze 
ans  que  le  monde  chrétien  célébrait  la  piété 
de  Radegonde,  celle  d'Agnès  et  des  filles  que 
renfermait  le  monastère  de  Sainte-Croix. 
Cédant  à  la  vivacité  des  impressions  qu'il 
devait  à  son  pays,  à  son  génie  poétique  et  à 
sa  dévotion  exaltée,  Fortunat  courut  à  Poi- 
tiers satisfaire  sa  curiosité  et  porter  son  tri- 
but d'admiration.  L'hospitalité  qui  s'exer- 
çait si  généreusement  dans  le  monastère  fut 
rehaussée  pour  le  célèbre  étranger,  d'une 
véritable  appréciation  de  ses  talents.  L'a- 
mitié qui  unissait  Radegonde  et  Agnès  pro- 
venait d'une  sympathie  qui  les  rendait  éga- 
lement sensibles  aux  mérites  de  Fortunat, 
et  ce  dernier,  admis  auprès  d'elles  dans  les 
moments  qui  ne  rappelaient  point  l'austé- 
rité claustrale,  trouva  dans  leur  société  un 
charme  de  sincérité  et  de  droiture,  une  dé- 
licatesse de  goût,  une  constance  d'attache- 
ment, un  oubli  d'exigence,  une  aversion  de 
tracasseries,  de  malignités  et  d'envie  qu'il 
avait  vainement  cherchés  dans  les  femmes 
mondaines.  La  sainteté  des  actions  et  l'élé- 
gance des  mœurs  avaient  été  quelquefois 
un  des  rêves  de  Fortunat,  il  en  décou- 
vrit la  réalisation  avec  enthousiasme.  II 
donna  les  noms  de  mère  et  de  sœur  à  Ra- 
degonde et  à  Agnès.  A  leur  exemple,  il  se 
consacra  à  Dieu  en  devenant  prêtre  de  l'é- 
glise métropolitaine  de  Poitiers,  et  rendit 
son  amitié  utile  à  l'auguste  recluse  ainsi 
qu'à  l'abbesse  Agnès,  dans  des  circonstances 
impérieuses  qui  exigeaient  le  concours 
d'une  attention  et  d'une  fermeté  toute  vi- 
riles. 

Le  monastère  avait  des  biens  considéra- 
bles qu'il  fallait  gérer  et  garder  avec  vigi- 
lance contre  les  rapines  sourdes  ou  les  in- 
vasions à  main  armée.  On  ne  pouvait  y 
parvenir  qu'à  force  de  diplômes  royaux,  de 
négociations  avec  les  ducs,  les  comtes  et 
les  juges  peu  empressés  d'agir  par  devoir, 

10 


146 


mais  qui  faisaient  beaucoup  par  intérêt  ou 
par  sollicitation. 

Ces  affaires  (Jemandaient  de  l'adresse,  de 
l'activité,  des  voyages,  des  visites  à  la  cour  ^ 
le  talent  de  plaire  aux  hommes  puissants, 
et  de  traiter  avec  toutes  sortes  de  person- 
nes. Forlunat  employa  à  cette  administra- 
tion, avec  autant  de  succès  que  de  zèle,  ce 
qu'il  avait  acquis  de  savoir  dans  le  com- 
merce du  monde,  et  ce  que  lui  suggéraient 
les  ressources  de  son  esprit  ;  ce  qui  ne  l'em- 
pêcha point  d'êlre  appelé  à  décider,  comme 
prêtre,  de  tous  les  points  en  matière  spi- 
rituelle qui  se  discutèrent  dans  le  couvent, 
et  d'y  exercer  une  influence  que  ses  lu- 
mières et  ses  vertus  justifiaient. 

C'est  à  Fortunat  que  nous  devons  la  coC- 
naissance  de  ce  qui  se  passait  dans  le  cœur 
de  Radegonde,  après  un  demi-siècle  de  mi- 
sère, de  grandeur,  de  trouble,  de  retraite  el 
d'abnégation.  Les  souvenirs  de  sa  première 
enfance  avaient  laissé  d'ineffaçables  traces 
dans  ce  cœur  à  la  fois  si  tendre  et  si  cou- 
rageux. Le  trône  de  Clotaire  et  ses  pompes 
profanes,  l'affection  d'Agnès  et  les  pieuses 
délices  de  son  monastère,  n'avaient  point 
fait  oublier  à  la  princesse  de  Thuriuge  les 
palais  de  bois  de  ses  pères,  les  bruyères  de 
son  pays,  encore  moins  les  scènes  dont  son 
enfance  s'était  épouvantée. 

Voici  quelques-unes  des  paroles  qu'en- 
trecoupées de  soupirs,  et  à  travers  les  longs 
crêpes  qui  voilaient  le  visage  de  la  recluse, 
recueillait  Fortunat  : 

«  J'ai  vu  les  femmes  traînées  en  escla- 
vage, les  mains  liées  et  les  cheveux  épars  ; 
l'une  marchait  nu-pieds  dans  le  sang  de  son 
mari  ;  l'autre  passait  sur  le  cadavre  de  son 
frère.  Chacune  a  eu  son  sujet  de  larmes,  et 
moi  j'ai  pleuré  pour  tous.  J'ai  pleuré  mes 
parents  morts,  et  il  faut  aussi  que  je  pleure 
ceux  qui  sont  restés  en  vie.  Quand  mes 
larmes  cessent  de  couler,  quand  mes  sou- 
pirs se  taisent,  mon  chagrin  ne  se  tait  pas. 
Lorsque  le  vent  murmure  ,  j'écoute  s'il 
m'apporte  quelque  nouvelle  ;  mais  l'ombre 


d'aucun  de  mes  proches  ne  se  présente  à 
moi.  Tout  un  monde  me  sépare  de  ceux 
que  j'aime  le  plus.  En  quels  lieux  sont-ils? 
Je  le  demande  au  vent  qui  siffle;  je  le  de- 
mande aux  nuages  qui  passent  ;  je  voudrais 
que  quelque  oiseau  vînt  me  donner  de  leurs 
nouvelles.  Ah!  si  je  n'étais  retenue  par  la 
clôture  sacrée  de  ce  monastère,  ils  me  ver- 
raient arriver  près  d'eux  au  moment  où  ils 
m'attendraient  le  moins.  Je  m'embarque- 
rais par  le  gros  temps;  je  voguerais  avec 
joie  dans  la  tempête.  Les  matelots  tremble- 
raient, et  moi  je  n'aurais  aucune  peur.  Si 
le  vaisseau  se  brisait,  je  m'attacherais  à  une 
planche,  et  je  continuerais  ma  route;  et  si 
je  ne  pouvais  saisir  aucun  débris,  j'irais 
jusqu'à  eux  en  nageant.  » 

Quand  la  pensée  de  Radegonde  lui  repré- 
sentait ainsi  ces  premiers  amis  donnés  par 
la  nature,  et  dont  la  barbarie  de  ce  siècle 
la  séparait  à  jamais,  l'affection  d'Agnès,  le 
dévouement  de  Fortunat  ne  suftisaient  plus 
à  calmer  la  violence  des  douleurs  qui  trou- 
blaient cet  esprit  rude  et  sauvage  d'abord 
comme  la  contrée  qui  l'avait  vu  naître. 
C'était  au  fond  d'une  chapelle  solitaire,  au 
pied  d'une  statue  de  la  Vierge  ou  devant  un 
des  autels  qui  décoraient  réglise  qu'elle  ve- 
nait se  prosterner.  La,  le  temps  et  l'espace 
s'anéantissaient  sur  les  ailes  de  la  prière, 
elle  allait  jusqu'à  Dieu,  entrevoyait  l'éter- 
nité, les  bienheureux,  et  se  résiguaii. 

Clotaire  et  ses  successeurs  dans  la  Gaule 
se  firent  un  devoir  d'accorder  à  Radegonde 
toutes  les  grâcesqu'elle  leur  demandait, soit 
pour  contribuer  à  l'éclat  de  la  religion,  soit 
pour  améliorer  le  sort  des  peuples,  soit 
.  pour  protéger  les  innocents  ou  user  de  mi- 
séricorde envers  les  coupables.  Fortunat, 
devenu  évêque  de  Poitiers,  appuyant  son 
habileté  et  son  éloquence  de  la  dignité  épis- 
copale,  secondait  merveilleusement  la  fon- 
datrice du  monastère  de  Sainte-Croix  ;  et 
les  Barbares  (il  était  impossible  de  donner 
un  autre  nom  à  la  majorité  des  habitants  de 
la  Gaule )admiraientchaque jour  davantage 


147 


Funion  que  la  piété,  l'amilié,  le  goût  des 
lettres  et  de  la  civilisation  avaient  formée 
entre  Radegonde,  Agnès  et  Forlunat,  union 
sans  exemple  alors  et  que  la  mort  seule  in- 
terrompit, quand  la  princesse  qui  avait  ho- 


noré également  son  sexe,  le  trône  et  le 
cloître,  alla  recevoir  les  récompenses  pro- 
mises à  une  vie  que  la  prière  et  les  bon- 
nes œuvres  s'étaient  également  partagée*. 

Ctesse  i)£  Bradi. 


SOUVENIRS  D'ALGER. 


A  MADEMOISELLE  ERNESTINE  DE   B. 

(  SUITE  -.  ) 


Nous  avions  fait  la  connaissance,  peu  de 
temps  après  notre  arrivée  à  Alger,  d'une  fa- 
mille anglaise  qui  se  composait  du  père,  de 
la  mère  et  de  leurs  six  filles.  Le  père,  après 
avoir  joui  d'une  fortune  considérable  qu'il 
avait  dissipée  particulièrement  en  voyages 
dispendieux,  avait  été  fort  heureux  de  se 
faire  attacher  comme  médecin  au  consulat 
d'Angleterre.  Les  filles,  qui  avaient  reçu 
une  éducation  très  soignée,  étaient  en  Afri- 
que depuis  plusieurs  années  lorsque  nous 
y  arrivâmes.  Ces  dames  montaient  loutes 
parfaitement  à  cheval,  et  c'éiait  la  seule 
manière  de  voyager  alors  en  Algérie,  parce 
qu'on   avait  à    peine   ébauché  ces  belles 
routes  qui  font  maintenant  l'admiration  de 
tous  ceux  qui  visitent  l'Afrique.   Comme 
nous  avions  plusieurs  fois  témoigné  le  désir 
de  visiter  les  environs  d'Alger,  ces  dames 
nous  proposèrent  de  nous  conduire  à  la 
Maison -Carrée,  le  seul  poste,  un  peu  dis- 
tant de  la  ville,  occupé  à  cette  époque  par 
les  troupes  françaises. 
Au  jour  convenu,  ces  dames  arrivèrent 

(1)  Radegonde  mourut  le  13  août  S87,  à  68  ans  ; 
Pévéque  1-orlunat  était  absent  de  Poitiers,  saint  Gré- 
goire de  Tours  célébra  les  funérailles  de  la  fondatrice 
de  Sainte-Croix,  et  fit  déposer  son  corps  dans  une 
basilique  qu'elle  faisait  élever  à  Poitiers.  Aussitôt 
après  sa  canonisation,  celte  ville  prit  pour  patrouue 
•ainte  Radegonde. 

(2j  Vuir  page  333, 10«  année. 


devant  notre  porte,  montées  sur  des  che- 
vaux arabes.  Nous  étions  très  mauvaises 
cavalières;  mais  mon  père  avait  de  jolis 
chevaux  français  faciles  à  conduire,  il  nous 
en  avait  fait  préparer.  Ma  seconde  sœur  et 
moi  nous  montâmes  à  cheval,  la  troisième 
avait  préféré  une  mule  maure,  et  les  deux 
plus  jeunes  furent  placées  sur  des  cacoleis. 
Plusieurs  officiers  d'artillerie  et  du  génie, 
que  leur  service  appelait  à  la  Maison- 
Carrée,  se  joignirent  à  notre  caravane  qu'es- 
cortaient quelques  cavaliers  d'ordonnance. 

Nous  nous  mîmes  en  route,  et  lorsque 
nous  arrivâmes  à  la  porte  Babazoura  le  cœur 
nous  battait  bien  fort  ;  car,  outre  la  nou- 
veauté de  notre  position,  qui  avait  déjà 
quelque  chose  d'efifrayant,  nous  allions 
affronter  des  dangers  réels.  Les  Arabes 
se  rapprochaient  alors  très  souvent  de 
la  ville,  et  nous  pouvions  en  rencontrer  ; 
mais  la  curiosité  et  l'attrait  qu'ont  les  émo- 
tions fortes  nous  firent  surmonter  la  peur. 

Cette  sortie  d'Alger  est  la  seule  qui  ne 
soit  pas  couverte,  à  une  grande  distance,  de 
cimetières  musulmans,  parce  qu'elle  est  si- 
tuée au  couchant,  et  que  c'est  vers  l'orient 
que  les  Mahométans  se  tournent  pour  faire 
leurs  prières  et  qu'ils  placent  leurs  tom- 
beaux ;  de  sorte  qu'une  fois  hors  du  fau- 
bourg Babazoum,  nous  nous  trouvâmes  dans 
la  campagne  entre  la  mer  et  la  colline  de 
Mustapha-Pacha,  toute  parsemée  de  jolies 


14S 


maisons  de  campagne  maiirps,  entourées  de 
beaux  jardins  et  occupées  alors  par  les 
troupes. 

Après  avoir  côtoyé  la  rade  pendant  quel- 
que temps,  nous  commençâmes  à  pénétrer 
dans  l'intérieur  des  terres,  en  laissant  à 
notre  gauche  une  charmante  maison  de 
plaisance  appelée/fussem-Dej/,  parce  qu'elle 
a  appartenu  au  dernier  dey,  qui  l'avait  fait 
bâtir  peu  de  temps  avant  la  conquête.  Nous 
entrâmes  bientôt  dans  ces  sentiers  profonds 
couverts  d'un  dôme  de  verdure  éternelle 
qui  existaient  dans  toute  la  Régence,  et  que 
les  indigènes,  qui  ne  voyageaient  jamais  en 
voiture  qu'ils  neconnaissaient  pas, regrettent 
tant  depuis  qu'on  les  a  sacriflés  pour  tracer 
des  routes,  fort  belles  à  la  vérité,  mais  sur 
lesquelles  on  est  sans  abri  contre  l'ardeur 
du  soleil  africain. 

Nous  quittâmes  le  bord  de  la  mer  à  un 
endroit  que  les  Arabes  a[ipellent  le  ciuie- 
lière  des  Espagnols,  parce  que  c'est  en  ce 
lieu  que  les  troupes  de  Charles-Quinte  qui 
avaient  tenté  une  descente,  furent  anéan- 
ties, sans  qu'aucun  des  soldats  débarqués 
pût  rejoindre  les  bâtiments  qui  les  avaient 
amenés.  Lorsqu'on  fouille  le  terrain,  on  y 
trouve  encore  des  armes  espagnoles  dont  les 
Algériens  font  peu  de  cas. 

A  moitié  chemin  environ,  nous  rencon- 
trâmes un  des  cafés  isolés  dont  toutes  les 
routes  de  l'Algérie  étaient  parsemées.  Ces 
cafés,  qui  se  composent  d'un  corps  de  bâti- 
ment fort  simple,  sont  toujours  placés  près 
d'une  fontaine  d'eau  vive,  et  ordinairem.ent 
ombragés  par  d'immenses  platanes.  Les 
voyageurs  s'y  arrêtent  pour  y  abreuver  leurs 
montures,  prendre  eux-mêmes  un  peu  de  re- 
pos, et  ils  continuent  leur  route  après  avoir 
fumé  une  pipe  et  humé  avecdelices  une  tasse 
de  café  épais  de  marc  et  sans  sucre,  auquel 
ils  attribuent  une  vertu  fortifiante. 

Depuis  ce  café  jusqu'à  la  Maison-Carrée 
nous  voyageâmes  presque  sans  cesse  sous 
un  berceau  de  verdure  formé  d'arbres  et 
d'arbustes   odorants,    parmi    lesquels    on 


distinguait  des  orangers,  des  lauriers,  deS 
myrtes,  des  églantiers  entremêlés  de  vigne 
sauvage,  de  clématites  et  surtout  d'une  in- 
finité de  pois  vivaces  aux  couleurs  vives  et 
variées. 

A  très  peu  de  distance  de  la  Maison  Car- 
rée, nous  suivîmes  une  ancienne  voie  ro- 
maine, fort  dégradée,  qui  se  dirige  vers  un 
pont  que  l'on  dit  aussi  être  un  ouvrage  des 
Roîiiaius,  mais  qui  n'a  rien  de  remarquable. 
Nous  avions  en  face  de  nous  la  Maison- 
Carrée,  et  à  notre  droite  un  immense  marais 
entièrement  bordé  de  lauriers  roses  et  de 
fleurs  qui  faisaient  un  effet  charmant. 

Au  moment  où  nous  arrivions  au  pont, 
une  caravane  d'Arabes,  montés  sur  des 
chameaux,  et  qui  se  rendaient  à  Alger 
pour  y  porter  des  provisions,  venait  à  noiis. 
Pendant  que  nous  examinions  l'aspect 
étrange  de  ces  hommes  accroupis  sur  leurs 
montures,  vêtus  de  sales  bernous,  et  tenant 
chacun  à  la  main  une  de  ces  longues  gaules 
avec  lesquelles  ils  guident  les  chameaux  qui 
ne  souffrent  point  de  brides,  nous  nous 
aperçûmes  que  tous  les  chevaux  de  notre 
troupe,  et  même  les  chevaux  arabes,  élaient 
très  effrayés  de  cette  rencontre  ;  il  y  eut 
parmi  nous  un  moment  de  confusion  don 
l'une  de  mes  sœurs  faillit  devenir  victime. 
Nous  arrivâmes  assez  décontenancées  à  la 
porte  de  la  Maison  Carrée,  qui  nous  fut  ou- 
verte sur-le-champ. 

Ce  bâtiment,  autrefois  destiné  à  recueillir 
les  contributions  en  nature  payées  au  dey 
par  les  tribus,  n'a  rien  d'extraordinaire.  II 
se  compose  d'une  construction  formant  un 
rectangle  allongé,  et  au  milieu  de  l'im- 
mense cour  qu'il  renferme  s'élève  une  autre 
construction  qui  en  fait  le  point  central.  Il 
n'avait  absolument  de  curieux  pour  nous 
que  sa  belle  position  dominant  une  étendue 
considérable  de  territoire. 

Nous  nous  promenions  tranquillement 
dans  les  environs  de  la  Maison-Carrée,  pour 
donner  le  temps  aux  chevaux  de  se  reposer, 
lorsque  les  sentinelles  avancées  signalèrent 


149 


des  Arabes  dans  la  plaine.  Nuiis  ne  tardâmes 
pas  à  entendre  une  vive  fusillade  engagée 
dans  plusieurs  directions,  et  nous  vîmes 
les  postes  exte'rieurs  se  replier  successive- 
ment vers  le  point  central.  La  frayeur  com- 
mençant à  nous  gagner,  nous  eûmes  promp- 
tement  rejoint  la  Maison-Carre'e.  On  s'at- 
tendait à  une  attaque,  tout  se  préparait 
pour  la  défense.  Mon  père,  tout  en  parais- 
sant très  contrarié  de  la  position  dans  la- 
quelle nous  nous  trouvions  placées,  nous 
rassurait  cependant  en  nous  faisant  remar- 
quer qu'il  était  impossible  aux  Arabes  de 
furcer  ce  poste  bien  défendu  par  les  forti- 
fications récemment  établies  pour  le  pro- 
téger ^  mais  il  craignait  que  nous  ne  fussions 
témoins  d'un  combat,  et  redoutait  surtout 
l'obligation  oià  nous  serions  de  passer  une 
nuit  au  moins  dans  un  lieu  où  il  n'y  avait 
de  place  que  pour  la  troupe. 

Enfin,  des  reconnaissances  envoyées  par 
le  commandant  rentrèrent,  et  annoncèrent 
que  ce  que  nous  avions  pris  pour  une  atta- 
que était  l'ouverture  de  la  célébration  du 
petit  Baïram  par  les  tribus  voisines  avec 
lesquelle?  nous  étions  alors  en  bons  termes, 
et  notre  frayeur  fut  remplacée  par  des  éclats 
de  rire  qui  ne  nous  empêchèrent  pas  de 
repartir  bien  vite  pour  Alger. 

Le  petit  Baïram,  que  précède  un  jeûne  de 
huit  jours,  est  l'anniversaire,  suivant  le 
mode  mahométan ,  du  sacrifice  d'Abraham 
qu'ils  nomment  Ibrahim.  En  ce  jour,  qui 
est  célébré  par  des  coups  de  fusil  et  des  ré- 
jouissances publiques  de  toute  espèce,  toutes 
les  familles  tuent  un  mouton,  et  ce  qui  ne 
peut  être  mangé  sur-le  champ  est  coupé  par 
morceaux  et  séché  au  soleil  pour  servir  à 
d'autres  repas. 

Quelques  jours  après  notre  expédition 
chevaleresque,  on  annonça  à  mon  père,  pen- 
dant que  nous  étions  à  table  pour  le  déjeu- 
ner, qu'un  Maure,  frère  du  propriétaire  de 
la  maison  que  nous  habitions,  demandait  à 
lui  parler.  On  le  fit  entrer  au  salon  où  nous 
allâmes  le  rejoindre,  accompagnés  de  l'in- 


terprète de  mon  père.  Notre  visiteur  était 
un  homme  grand  et  maigre,  au  visage  ba- 
sané et  légèrement  marqué  de  petite-vérole. 
Il  était  vêtu  d'un  dolman  de  couleur  brune 
garni  de  boutons  d'argent  ^  une  large  et  très 
ample  culotte  de  mousseline  blanche  lui 
descendait  aux  genoux  ;  il  ne  portait  que 
des  chaussettes  dans  ses  babouches;  sa  tête 
était  couverte  d'un  turban  peu  volumineux, 
en  mousseline  blanche,  et  il  portait  la  barbe 
longue.  Il  était  accompagné  d'un  autre 
Maure,  âgé  de  vingt-quatre  à  vingt-cinq 
ans,  portant  un  dolman  bleu  clairet  la  culotte 
blanche  ;  ses  jambes  étaient  nues  et  ses  pieds 
chaussés  de  babouches  noires.  Il  avait  les 
cheveux  et  la  barbe  entièrement  rasés,  et  il 
était  coiffé  seulement  de  la  calotte  de  feutre 
rouge,  ornée  d'un  flocon  de  soie  bleu.  Ils 
portaient  l'un  et  l'autre  l'indispensable  ber- 
nous  en  laine  très  fine  et  très  blanche,  qu'ils 
drapaient  tout-à-fait  à  la  romaine.  Après 
avoir  remercié  mon  père  du  soin  apporté 
par  lui  à  la  conservation  et  à  l'embellisse- 
ment de  la  maison,  ils  lui  dirent  que  le 
propriétaire,  l'un  des  chefs  de  l'armée  du 
dey,  avait  cru  devoir  abandonner  la  Ré- 
gence au  moment  de  l'entrée  des  Fran- 
çais, et  qu'il  avait  caché  dans  une  citerne 
de  belles  armes  qu'ils  demandaient  la  per- 
mission de  reprendre.  Mon  père  ne  vit 
aucun  inconvénient  à  les  satisfaire  ;  on 
fit  venir  un  ouvrier  qui ,  après  avoir  sou- 
levé la  pierre  qui  couvrait  la  citerne,  y 
descendit.  Il  en  rapporta  un  assez  grand 
nombre  de  yatagans  et  de  poignards , 
tous  à  fourreaux  d'argent,  quelques  armes 
à  feu  et  une  longue  dague  espagnole,  dont 
l'origine  remontait  bien  cert  linement  à  l'in- 
vasion de  1541.  Mon  père  proposa  au  frère 
du  propriétaire  de  ces  armes  d'en  acheter 
quelques-unes,  il  y  consentit  volontiers  e(  le 
marché  fut  bientôt  conclu  ;  la  dague  espa- 
gnole, qui  avait  près  de  cinq  pieds  de  long, 
fut  donnée  par-dessus  le  marché. 

Cette  transaction   terminée,  mon   père 
renvoya  son  interprète,  et  nous  cherchâmes 


150 


à  converser  directement  avec  ces  deux  Mau- 
res en  langue  franque  ;  mais  cet  idiome  est 
très  restreint  et  nous  étions  loin  de  le  pos- 
séder à  fond,  de  sorte  que  l'entretien  lan- 
guissait. Mon  père,  pour  occuper  le  temps 
et  pour  se  conformer  à  l'usage  algérien,  fit 
apporter  du  café  et  demanda  de  la  liqueur. 
Le  café  fut  trouvé  très  bon  ;  mais  ce  n'est 
qu'après  beaucoup  d'hésitation  que  nos  vi- 
siteurs acceptèrent  de  la  liqueur,  encore 
fallut-il  leur  persuader  que  celle  qui  était 
blanche  était  de  l'eau  sucrée.  Il  est  vrai 
qu'une  fois  qu'ils  eurent  goûté  d'une  excel- 
lente anisette  de  Bordeaux  qu'on  leur  avait 
versée,  ils  revinrent  a  la  charge  plusieurs 
fois  en  répétant  :  eau  sucrée  bono.  Mon 
père  invita  ces  deux  Maures  à  dîner  pour 
un  des  jours  de  la  semaine.  Je  vous  parlerai 
plus  tard  de  ce  repas  et  de  plusieurs  autres 
que  nous  acceptâmes  dans  cette  famille  avec 
laquelle  nous  nous  sommes  liés.  Je  n'ai  ja- 
mais bien  su  comment  s'appelait  ce  Maure 
dont  le  nom  était  assez  difficile  à  prononcer, 
et  que  nous  avions  baptisé  corne  sta,  ex- 
pression italienne  de  la  langue  franque,  qui 
veut  dire  :  comment  vous  portez-vous  ?  et 
qu'il  répétait  à  satiété. 

Vers  cette  époque,  mon  père  nous  an- 
nonça qu'il  devait  dîner  chez  le  gouverneur 
général  avec  un  Arabe  d'un  haut  rang,  en- 
voyé par  le  bey  de  Constantine,  et  que  la 
soirée  se  terminerait  par  un  grand  bal,  au- 
quel nous  étions  invitées.  Je  vous  ai  déjà 
dit,  ma  chère  Ernestine,  que  ces  divertisse- 
ments étaient  très  fréquents  à  l'époque  de 
notre  résidence  à  Alger  ;  mais  celui-là  avait 
un  attrait  particulier  pour  nous,  parce  que 
le  personnage  dont  on  nous  avait  parlé  de- 
vait nous  donner  une  idée  des  Arabes  de  la 
classe  élevée,  dont  nous  ne  connaissions 
encore  aucun  individu. 

Nous  arrivâmes  à  l'heure  indiquée.  La 
cour,  pavée  en  marbre,  avait  été  comme 
d'habitude  transformée  en  salle  de  danse. 
Les  galeries  inférieures  étaient  garnies  de 
banquettes  pour  les  danseuses  ;  une  tente 


couvrait  entièrement  cette  cour,  et  les  ap- 
partements donnant  sur  la  galerie  supé- 
rieure servaient  de  salles  de  réception  et  de 
jeu.  Nous  entrâmes  dans  celle  où  se  trou- 
vait la  duchesse  de  Rovigo,  et  nous  vîmes 
assis  sur  un  divan,  au  fond  de  l'apparte- 
ment, l'Arabe  que  nous  cherchions. 

C'était  un  homme  d'une  quarantaine  d'an- 
nées, d'une  belle  figure  ;  mais  nous  fiimes 
stupéfaites  quand  nous  vîmes  que  dans  son 
costume  rien  ne  le  distinguait  des  autres 
Arabes  qu'une  plus  grande  propreté.  Il  por- 
tait le  haïck  en  laine,  le  bernons  à  capu- 
chon assuré  sur  la  tête  par  une  corde  en 
poils  de  chameau ,  formant  une  espèce  de 
turban.  Il  avait  les  larges  culottes  en  mous- 
seline et  les  jambes  nues.  Au  moment  où 
nous  arrivâmes,  il  était  déjà  entouré  de 
beaucoup  de  dames  françaises,  auxquelles 
il  adressait  des  compliments  par  l'intermé- 
diaire d'une  de  ces  jeunes  personnes  an- 
glaises dont  je  vous  ai  déjà  entretenue,  et 
qui,  sachant  très  bien  l'arabe,  lui  servait 
d'interprète.  Lorsqu'il  apercevait  une  dame 
dont  la  figure  lui  plaisait,  il  lui  faisait  signe 
de  venir  se  placer  à  coté  de  lui,  et  lui  débi- 
tait quelques  compliments  en  style  oriental. 
11  s'adressait  de  préférence  aux  femmes 
brunes,  aux  yeux  noirs.  ' 

La  musique  et  le  bruit  des  danses  ne  l'a- 
vaient nullement  ému,  et  lorsque  le  gouver- 
neur général  l'invita  à  venir  sur  la  galerie 
pour  jouir  du  spectacle  de  la  salle  de  bal,  il 
s'y  arrêta  quelques  instants,  et  remercia  le 
duc  de  Rovigo  de  son  attention  en  lui  di- 
sant :  «  Tous  ces  gens  que  tu  as  fait  danser 
devant  moi  pour  me  faire  honneur,  ont  dû 
te  coûter  bien  cher,  car  ils  sont  richement 
vêtus.  »  Il  croyait,  le  brave  homme,  que 
c'était  pour  l'amuser  que  nous  dansions 
devant  lui. 

Les  Arabes,  et  en  général  les  Musulmans, 
ne  dansent  point;  ils  trouvent  ces  plaisirs 
beaucoup  trop  au-dessous  d'eux.  Dans  leurs 
fêtes,  au.v  mariages  et  dans  d'autres  cir- 
constances d'apparat,  ils  font   venir  des 


151 


chanteuses  et  des  danseuses;  mais  comme 
ce  sont  des  esclaves,  ils  se  croiraient 
deshonorés  s'ils  se  livraient  eux-mêmes 
à  ces  divertissements  ;  aussi  étaient-ils 
très  étonnés  de  voir  nos  officiers  et  leurs 
femmes  danser.  Lorsque  le  général  Voirol 
fut  gouverneur  par  intérim  et  qu'ils  le  vi- 
rent danser  dans  les  bals  qu'il  donnait,  ils 
se  disaient  entre  eux,  d'un  air  stupéfait  :  Le 
pacha  danse  !  !  ! 

Le  lendemain  de  ce  jour  eut  lieu  l'inau- 
guration de  la  première  église  chrétienne 
ouverte  à  Alger,  Lorsque  nous  arrivâmes  en 
Afrique,  il  n'y  avait  pas  encore  d'église,  le 
service  du  culte  catholique  se  faisait  dans 
la  chapelle  du  consul  d'Espagne.  Cette  cha- 
pelle consistait  en  une  salle  basse  de  la 
maison  qu'il  occupait,  et  dans  laquelle  il  y 
avait  à  peine  place  pour  l'officiant  et  quel- 
({ues  personnes  privilégiées;  aussi,  à  l'ex- 
ception des  autorités  supérieures  placées  à 
droite  et  à  gauche  de  l'autel,  tous  les  assis- 
tants se  tenaient  dans  la  cour.  Peu  de  temps 
après  notre  arrivée,  les  Maures  d'Alger,  à 
la  demande  du  gouverneur  général,  cédè- 
rent, pour  l'exercice  du  culte,  une  de  leurs 
plus  belles  mosquées  qui  fut  très  facilement 
transformée  en  église,  parce  qu'elles  en  ont 
déjà  à  peu  près  la  forme.  L'autel  avait  été 
construit  en  marbre  blanc  très  commun  à 
Alger.  La  reine  avait  envoyé  un  ornement 
d'une  grande  richesse;  du  reste  rien  n'avait 
été  changé  dans  l'intérieur:  les  bassins  des- 
tinés aux  ablutions  des  Musulmans  avaient 
été  transformés  en  bénitiers,  et  on  avait 
laissé  subsister  toutes  les  inscriptions  ara- 
bes en  lettres  d'or  sur  un  fond  rouge  ou 
vert,  et  qui  étaient  toutes  des  louanges  à 
Dieu. 

Vous  serez  sans  doute  bien  aise,  ma  ehère 
Ernestine,  de  savoir  ce  que  c'est  qu'une 
mosquée,  et  de  connaître  les  cérémonies  du 
culte  musulman;  je  vais  vous  en  donner 
une  idée  exacte  ;  mais  cette  fois  ce  n'est  pas 
pour  l'avoir  vu,  parce  que  les  femmes,  et 
surtout  les  chrétiennes,  ne  pénètrent  ja- 


mais dans  les  mosquées ,  mais  d'après  le 
récit  de  mon  père,  qui  a  peut-être  été  le 
seul  européen  à  Alger  qui  ait  pu  pénétrer 
dans  les  mosquées  et  surtout  assister  à  une 
cérémonie  religieuse,  à  la  prière  un  jour  de 
de  fête,  et  voici  à  quelle  occasion. 

Avant  que  les  vastes  bâtiments  enfermés 
dans  le  jardin  du  dey,  situé  hors  de  la 
porte  de  Baboloned,  eussent  été  affectés  au 
service  des  hôpitaux,  le  nombre  des  ma- 
lades à  Alger  était  si  considérable  que  les 
deux  grandes  casernes  de  janissaires,  que 
l'on  avait  transformées  en  hospices,  n'é- 
taient plus  suffisantes.  Le  duc  de  Rovigo 
demanda  au  muphti,  qui  est  le  chef  de  la 
religion,  de  faire  mettre  à  la  disposition  de 
l'administration  militaire  une  ou  plusieurs 
mosquées,  pour  pouvoir  y  placer  des  ma- 
lades. Cette  demande  ayant  été  accueillie 
favorablement,  mou  père  fut  chargé  de  faire 
un  choix  parmi  celles  qui  existent  dans  la 
ville. 

Il  eut  un  ordre  du  muphti  pour  que  toutes 
les  mosquées,  dont  l'entrée  est  formelle- 
ment interdite  aux  chrétiens,  lui  fussent 
ouvertes,  et  l'autorisation  d'y  entrer  sans 
être  obligé  de  se  déchausser  comme  les  Mu- 
sulmans. Il  fut  accueilli  partout  avec  bien- 
veillance, parce  que  le  soin  des  malades  est 
considéré  par  les  Musulmans  comme  une 
œuvre  agréable  à  Dieu  et  fortement  re- 
commandée par  le  prophète,  et  que  le  motif 
qui  l'amenait  était  indiqué  sur  l'ordre  dont 
il  était  porteur. 

Les  mosquées  diffèrent  peu  à  l'extérieur 
de  nos  églises  chrétiennes:  un  portail  plus 
ou  moins  grand  en  forme  l'entrée;  elles 
sont  surmontées  de  plusieurs  dômes  et  se 
terminent  par  une  tour,  sur  laquelle  mon- 
tent les  muezzins  pour  appeler  les  fidèles  à 
la  prière,  trois  fois  pendant  le  jour  et  deux 
fois  pendant  la  nuit. 

L'intérieur  est  ordinairement  fort  orné  de 
sculptures;  il  se  compose,  dans  les  grandes 
mosquées,  de  trois  nefs. La  nef  principaleest 
placée  sous  une  coupole  immense  rie,laquelle 


152 


peDdeot  une  infinité  de  chaînes  en  fer  aux- 
quelles sont  attachés  des  lustres  que  l'on 
allume  les  jours  de  fête  ;  ces  lustres  se  corn 
posent  d'une  grande  quantité  de  godets 
dans  lesquels  on  place  de  l'huile  et  où  brûle 
une  mèche  comme  dans  nos  veilleuses. 

Pendant  tout  le  Rhamadan,  qui  est  le 
carême  des  Musulmans,  les  mosquées  sont 
éclairées  jusqu'à  minuit  intérieurement  et 
extérieurement.  Les  fidèles  n'y  entrent  à 
cette  époque  quVn  tenant  à  la  main  un  petit 
cierge  extrêmement  mince  et  long  de  sept  à 
huit  pouces. 

Le  côté  de  l'orient,  vers  lequel  se  tourne 
tout  Musulman  pour  prier,  est  indiqué  par 
une  niche  en  marbre,  en  haut  de  laquelle 
sonl  suspendus  un  ou  plusieurs  œufs  d'au- 
truche. Outre  celte  niche,  dans  laquelle  l'i- 
man  se  place  au  moment  de  la  prière,  qu'il 
récite  tout  haut  et  que  les  fidèles  répètent 
tout  bas  en  faisant  passer  entre  leurs  doigts 
les  grains  de  leurs  chapelets,  il  y  a  dans  les 
mosquées,  à  gauche  de  l'entrée  et  comme 
dans  nos  églises,  une  chaire  dans  laquelle 
monte  l'iman  les  jours  de  fête,  pour  expli- 


quer le  Coran.  Dans  la  mosquée  principale, 

c'est  le  muphti  qui  se  charge  de  ce  soin. 

Tout  le  pavé  des  mosquées  est  couvert  de 
nattes  ou  de  tapis,  parce  que  les  Musulmans 
ne  s'y  présentent  jamais  que  pieds  nus,  et 
après  avoir  fait  leurs  ablutions  :  à  cet  effet, 
il  existe  à  la  porte  de  chaque  mosquée  une  j 
fontaine  à  laquelle,  avant  d'entrer,  les  fi- 
dèles se  lavent  les  mains,  les  pieds  et  la 
figure. 

Pendant  la  prière,  les  assistants  se  pla- 
cent debout,  sur  plusieurs  rangs  et  à  une 
certaine  distance  les  uns  des  autres,  et  à 
chaque  verset  qui  est  dit  par  l'iman  ou  par 
le  muphti,  ils  prennent  une  position  diffé- 
rente*, tantôt  ils  étendent  les  bras  en  croix 
ou  les  portent  sur  leur  tète,  tantôt  ils  s'a- 
genouillent ou  se  prosternent  à  plat  ventre 
pour  baiser  la  terre  ou  la  frapper  de  leur 
front,  ou  bien  ils  restent  accroupis  et  se 
balancent  comme  des  écoliers  qui  appren- 
nent leurs  leçons  '. 

Pauline  Hebment. 

{La  suite  à  un  prochain  numéro.) 


BEAUX-ARTS. 


SALON  DE  1843. 


M.  GiRAuD.  Les  Crêpes,  le  Colin-Maillard. 

Une  chose  remarquable,  c'est  que  les 
progrès  de  la  civilisation  ,  si  favorables 
aux  sciences  et  à  l'industrie,  le  sont  beau- 
coup moins  aux  beaux-arts  ;  les  artistes  se 
laissent  aller  à  remplacer  le  faire  par  le 

(l)Voiis  avez  sans  doute  dans  votre  jeunesse,  ma 
clière  Ernestine,  joué  avec  vos  compagnes  à  un  jeu 
qu'on  appelle  rnuptiii,  et  qui  consiste  à  Imiter  les 
gestes  et  les  contorsions  de  celui  qui  conduit  le  jeu. 
C'est  évidemment  une  imitation  de  l'exercice  du  culte 
musulman  lorsque  la  prière  est  dirigée  par  le  muphti. 


l»rocédé  ;  le  public  qui  prend,  en  s'éclai- 
rant,  l'habitude  de  tout  discuter,  devient  de 
plus  en  plus  futile,  dédaigneux,  contemp- 
teur en  fait  d'art.  Incapable  de  croyances 
durables,  il  entraîne  les  peintres  et  les 
sculpteurs  dans  toutes  sortes  de  complai- 
sances déplorables.  Ainsi  aujourd'hui,  la 
mode,  cette  reine  des  peuples  blasés,  qui  a 
pour  favoris  tous  Us  extravagants  d'un  pays 
et  pour  ministres  les  tailleurs  et  les  mar- 
chandes de  modes  ;  la  mode  dicte  ses  arrêts 
au  Louvre  \  elle  décide  qu'un  tableau,  dont  le 


153 


sujet  serait  pris  dans  la  mythologie,  doit 
être  reçu  avec  froideur,  fût-il  d'un  maître  ; 
qu'il  faut  que  tous  les  tableaux  comme  les 
chiffons  soient  moyen- âge  ou  Louis  XV, 
pour  nous  servir  des  expressions  consa- 
crées. Les  jeunes  artistes,  naturellement 
avides  de  succès,  se  confuruiont  à  ces  ca- 
prices; passe  encore  lorsque,  pour  plaire  à 
la  souveraine ,  ils  peignent  des  cuirasses 
de  Milan  ou  des  pourpoints  de  velours  et 
de  brocard;  mais  le  dix-huitième  siècle  et 
ses  costumes  auraient  dfi  être  proscrits  à  ja- 
mais du  domaine  de  la  peinture. 

Les  naturels  des  îles  Marquises  se  défi- 
gurent moins,  en  se  tatouant,  que  ne  le  fai- 
saient nos  aïeules  en  poudrantà  blanc  leurs 
cheveux,  en  rougissant  leurs  joues  du  nez 
à  l'oreille,  et  se  fabriquant  à  l'aide  de  corps 
baleinésdes  tailles  encore  plus  monstrueuses 
que  leurs  tètes.  Où  retrouver  la  forme  et  la 
couleur  sous  ces  déguisements  grotesques? 
Et  qu'est-ce  que  la  peinture  sans  formes  et 
sans  coloris? 

Ces  réflexions  me  sont  venues  en  présence 
de  deux  tableaux  qui  font  fureur:  les  Crê- 
pes et  le  Colin-Maillard  de  M.  GiraudLe 
premier  de  ces  tableaux  nous  offre  un  prince 
entouré  de  sa  cour,  qui,  la  poêle  en  main, 
fait  sauter  les  crêpes  avec  une  aisance  digne 
du  premier  marmiton  de  son  royaume. 

Certes,  ce  royal  divertissement  devait 
rester  dans  l'oubli,  et  avec  lui  le  dessin  de 
ces  corps  martyrisés  et  cet  horrible  coloris 
d'emprunt.  Mon  Dieu!  mon  Dieu  !  que  de- 
vient la  pensée  de  l'artiste  lorsqu'il  se  con- 
damne à  de  semblables  travaux?  Comment 
lui,  qui  doit  rêver  l'immortalité  pour  son 
œuvre,  a-t-il  le  couYage  de  la  donner  aux 
crêpes  du  roi  Louis  XV  ?  ou  plulôt  au  ridi- 
cule de  la  mode  qui  a  été  exhumer  de  tels 
faits  et  de  semblables  costumes  ? 

GRAND  SALON. 

M.  Papety.  Un  Rêve  de  bonheur. 
Cette  énorme  page  commencée  à  Rome 


avait  donné  de  grandes  espérances,  lors- 
qu'elle fut  exposée  l'an  dernier  au  palais 
des  Beaux-Arls;  et  ces  espérances,  nous 
devons  le  dire,  M.  Papety  ne  les  a  pas  en- 
tièrement réalisées  en  la  terminant.  L'en- 
semble du  tableau  a  pris  des  tous  de  couleur 
crus  et  brillants  qui  rappellent  un  peu  trop 
le  papier  peint;  mais  au  moins  on  trouve 
d;ins  cet  ouvrage  la  volonté  d'étudier  la 
forme  ainsi  que  le  sentiment  et  la  recher- 
che du  beau.  Loin  de  prendre  ses  inspi- 
rations dans  le  passé,  M.  Papety  les  de- 
mande à  l'avenir.  Une  vingtaine  d'hommes 
et  femmes,  membres  d'une  société  qui  n'est 
pas  encore,  trouvent  le  bonheur,  les  uns 
dans  le  far  niente,  si  cher  aux  peuples  du 
Midi,  les  autres  dans  la  bonne  chère;  quel- 
ques-uns dans  les  jouissances  intellectuelles 
que  donnent  la  musique  et  la  poésie  ;  tous, 
enfin,  semblent  jouir  du  beau  ciel  qui  leur 
sert  de  toit  et  de  l'herbe  fraîche  qu'ils  fou- 
lent. Comme  on  ne  peut  échapper  au  passé 
même  en  rêvant  l'avenir,  et  que  nous  finis- 
sons presque  toujours  par  inventer  ce  que 
nous  avons  appris,  on  retrouve  l'Elysée  des 
anciens  dans  ce  rêve  de  bonheur  ;  mais  l'au- 
teur n'y  a  rien  mis  de  chrétien,  rien  de  ce 
qui  rappelle  la  noble  mission  de  l'homme 
sur  la  terre. 

La  composition  de  ce  tableau  est  froide, 
symétrique, aucun  mouvement,  aucun  aban- 
don dans  ces  groupes  oii  il  devrait  tant  y  en 
avoir.  Quant  à  l'exécution,  elle  révèle  en 
plusieurs  parties  no  grand  peintre;  les  tê- 
tes de  femmes  sont  du  plus  beau  style  ;  mal- 
heureusement le  coloris  ne  répond  pas  au 
dessin;  il  y  a  dans  les  tons  de  chairs  des 
teintes  oranges  et  bistres  qui  ne  sont  pas 
heureuses.  Ainsi  que  je  l'ai  déjà  dit,  le 
paysage  est  chatoyant  à  l'œil,  et  les  figures 
se  découpent  sur  le  fond  avec  trop  de  sé- 
cheresse. Cependant,  malgré  ces  défauts  dont 
nous  ne  nous  dissimulons  pas  la  gravité, 
il  y  a  dans  ce  tableau  des  beautés  qui  pro- 
mettent à  l'avenir  un  bon  peintre  de  plus. 


154 


GRANDE  GALERIE. 

M.  ScHOPiN.  Le  Jugement  de  Salomon. 

Cet  artiste  affectionne  les  sujets  bibliques, 
et  les  avait  traités  jusqu'ici  avec  beaucoup 
de  talent.  Son  Jugement  de  Salomon  est  une 
grande  page  parfaitement  couverte  sous  le 
rapport  matériel  de  l'art ,  mais  dont  l'or- 
donnance n'a  pas  la  dignité  qu'exige  le  su- 
jet. L'artiste  a  pris  trop  à  la  lettre  ce  que  la 
Bible  dit  de  la  condition  des  deux  femmes 
qui  se  disputent  l'enfant.  La  véritable  mère 
ressaisit  son  fils  avec  u»  mouvement  pas- 
sionné qui  est  vrai,  mais  vulgaire.  Quanta 
l'autre  femme,  je  ne  saurais  qualiOer  sa  pose 
ni  l'expression  de  sa  figure;  certes,  elle 
n'est  pas  dans  son  bon  sens  pour  mentir  de 
cet  air  au  grand  roi  Salomon. 

M.  Henri  Scheffer.  Entrée  de  Jeanne 
d'Arc  à  Orléans. 

L'entrée  de  Jeanne  d'Arc  dans  la  ville 
qu'elle  vient  sauver  est  un  tableau  d'unebelle 
ordonnance.  Les  jeunes  artistes  pourraient  y 
puiser  plus  d'un  enseignement,  pour  l'engen- 
cementdeslignes, ainsi quepour  lechoix  des 
figures  et  des  attitudes.  Combien  l'exposi- 
tion serait  utile,  si  l'on  cherchait  ainsi  à 
en  profiter!  Mais  non,  Tentêtemeut  de  son 
propre  mérite,  la  préoccupation  de  plaire, 
d'être  acheté  chassent  la  réflexion.  On  cri- 
tique les  maîtres,  au  lieu  de  les  étudier, 
et  bien  souvent  en  voyant  ia  froideur  du 
public  pour  les  œuvres  les  plus  estima- 
bles, on  se  promet  en  son  cœur  de  ne  pas  les 
imiter. 

Monseigneur  le  duc  d'Orléans ,  peint  de 
souvenir. 
Ce  portrait  est  l'un  de  ceux  que  M.  Henri 
Scheffer  sait  si  bien  peindre. Nous  avons  eu, 
surtout  aux  précédents  salons,  l'occasion 
d'admirer  la  touche  hardie  et  le  faire  ha- 
bile de  cet  artiste.  Us  ne  lui  ont  pas  fait 
faute  en  cette  occasion ,  non  plus  que  la 
Ressemblance,  qui  est  parfaite.  Le  prince. 


radieux  de  jeunesse  et  de  santé,  est  vu  en 
busfe,  vêtu  d'un  simple  habit  noir.  Mais  il 
serait  peut-être  plus  triste  encore  de  le  re- 
voir couvert  de  ce  brillant  uniforme  qui  lui 
a  servi  de  linceul. 

Les  bons  portraits  sont  rares  au  Salon,  ce 
qui  rend  l'œuvre  de  M.  Scheffer  doublement 
précieuse. 

M.  Robert  Fleury.  Charlés-Quint  et  le 
Titien. 

Le  principal  mérite  du  talent,  d'ailleurs 
si  remarquable  de  M.  Robert  Fleury,  réside 
dans  une  touche  large  et  sévère*,  il  traite 
le  tableau  de  chevalet  comme  la  peinture 
historique  :  c'est  la  manière  du  Poussin.  Des 
figures  d'hommes,  belles  de  cette  beauté 
qu'atteint  toujours  la  reproduction  de  la  na- 
ture présentée  avec  un  véritable  sentiment 
de  l'art  ;  des  effets  de  lumière  savants,  mais 
vrais,  des  draperies  largement  traitées  et 
sans  préoccupation  des  modes  ni  des  goûts 
du  moment,  telles  sont  les  qualités  que  l'on 
admire  dans  le  tableau  de  Charles-Quint 
ramassant  le  pinceau  du  Titien ,  courtoisie 
d'un  grand  monarque  qui  ne  craint  pas  de 
s'abaisser  en  servant  le  génie.  Ce  sujet, 
souvent  traité,  l'a  rarement  été  aussi  bien; 
cependant,  je  reprocherai  à  M-  Fleury  la 
pose  du  Titien  ,  vu  de  face  et  descendant 
péniblement  de  son  échelle  ;  elle  offre  ,  j'en 
conviens,  des  raccourcis  qui  peuvent  être 
habiles,  mais  qui  sont  disgracieux;  entre  la 
recherche  du  joli  et  la  hardiesse  qui  fait 
aborder  le  laid,  il  faut  savoir j trouver  un 
milieu. 

M.  Adolphe  Leleu.  Gitanos  chantant  à  la 
porte  d'une posada. 

Je  crois  M.  Adolphe  Leleu  jeune,  quoique 
son  talent  soit  d'une  parfaite  maturité,  et 
je  me  réjouis  de  son  avenir.  Voilà  de  U 
verve;  voilà  de  la  franchise;  voilà  une 
composition  où  l'art  est  partout,  où  Tar- 
rangement  ne  se  fait  sentir  nulle  part.  Ces 
git4nos  qui  chantent  à  la  puitc  d'une  au- 


155 


berge  espagnole,  portant  l'histoire  de  leur 
vie  errante  écrite  sur  leurs,  poétiques  hail- 
lons, empreinte  dans  leurs  traits  amaigris, 
dans  leurs  regards  souffrants  ou  courroucés 
contre  le  sort.  Hommes,  femmes,  enfants  , 
racontent  ainsi ,  au  spectateur,  une  longue 
série  de  misères  et  de  désordres,  sans  perdre 
une  note  de  leur  chanson ,  sans  cesser  de 
racler  les  cordes  de  leurs  guitares.  Non- 
seulement  ce  tableau  plaît  aux  yeux  par  un 
bon  ton  de  couleur,  une  distribution  heu- 
reuse de  la  lumière,  un  engencement  de  li- 
gnes vraiment  habile,  mais  il  parle  encore 
à  l'esprit  par  la  vérité  des  expressions  et 
la  perfection  avec  laquelle  cette  scène  ori- 
ginale est  rendue. 

M.  QuANTiN  Le  Fil  de  la  Vierge. 

Je  constate  d'abord  que  le  tableau  de 
M.  Quantin  plaît  beaucoup  ,  surtout  aux 
femmes  et  aux  jeunes  personnes,  qui  pas- 
sent indifféremment  devant  des  œuvres  d'un 
vrai  mérite;  puis  je  vais  le  critiquer,  et  avec 
lui ,  le  goût  un  peu  puérile  de  ses  admira- 
teurs. Je  protesterai  d'abord  contre  ce  ca- 
dre immense.  La  reine  des  cieux  file  sa  blan- 
che quenouille  dont  son  fils  éparpille  les 
fils,  présage  de  beau  temps  en  automne. 
Voilà  toute  la  composition.  Une  vierge  et 
un  enfant  Jésus  se  détachent  en  blanc  sur 
un  fond  de  l'azur  le  plus  pur.  Ces  deux  figu- 
res sont  de  dimensions  mesquines,  et  le  ciel 
matériellement  très  grand.  L'artiste  a  pensé 
qu'il  rendrait  ainsi  l'étendue  de  la  voûte 
céleste;  mais  le  propre  de  l'art,  c'est  de 
faire  comprendre  l'immensité  avec  un  carré 
de  papier  grand  comme  la  main.  Quoi  de 
plus  vaste  que  le  Déluge  du  Poussin?  et  le 
cadre  n'a  pas  plus  de  deux  pieds  de  haut; 
tandis  que  vingt  mètres  de  toile,  ajoutés  à 
ceux  déjà  inutilement  employés,  n'appro- 
cheraient pas  davantage  de  la  grandeur  de 
ces  cieux  où  se  meut  si  à  l'aise  une  comète 
dont  la.queue  a  quelques  centaines  de  mil- 
lions de  lieues  en  longueur. 

Il  est  fâcheux  que  .VL  Quantin  n'ait  pas 


mieux  compris  les  ressources  de  son  art.  Le 

sujet  qu'il  a  choisi  est  exécuté  d'une  manière 
suave  et  gracieuse,  malgré  la  blancheur  un 
peu  uniforme  des  figures.  Réduit  à  la  gran- 
deur que  comporte  sa  composition,  il  pro- 
met une  délicieuse  gravure  aux  oratoires  de 
jeunes  filles  qui  ont  foi  aux  fils  de  la  Vierge 
qui  leur  présagent  de  beaux  jours. 

GRANDE  GALERIE. 

M.  Meissonnier.  Intérieur  d'un  atelier. 

Ici  il  n'y  a  pas  un  pouce  de  toile  de  trop  ; 
car  dans  un  cadre  d'à  peine  un  pied  de  haut, 
sont  réunis  un  peintre  devant  son  chevalet 
et  deux  amateurs  qui  suivent  de  l'œil  les 
contours  tracés  par  son  pinceau,  et  à  Ten- 
tour  de  ces  trois  personnages  sont  groupés, 
accrochés,  suspendus  les  cent  mille  choses 
qui  composent  un  mobilier  d'artiste. 

Ne  croyez  pas  qu'il  y  ait  la  moindre  con- 
fusion dans  cette  composition  microscopi- 
que; chaque  détail  est  rendu  avec  une  admi- 
rable précision  sans  sécheresse.  M.  Meisson- 
nier obtient  d'un  pinceau,  qui  doit  être  fin 
comme  trois  cheveux  liés  ensemble,  des  em- 
pâtements de  couleurs  qui  semblent  prove- 
nir d'une  brosse  de  la  plus  large  dimension. 
Ce  n'est  point  une  miniature  à  l'huile  que 
l'on  a  sous  les  yeux.  L'allure  est  libre  et  ne 
sent  point  le  tour  de  force,  le  coloris  est 
franc  et  vigoureux,  le  dessin  large  et  ferme 
tout  comme  dans  un  bon  tableau  de  gran- 
deur naturelle.  Je  me  suis  cru  un  moment 
transporté  à  Lilliput,  devant  l'œuvre  d'uq 
Vandyck  ou  d'un  Rubens  du  pays. 

Depuis  plusieurs  années  M.  Meissonniera 
le  privilège  d'attirer  la  foule  avec  des  pro- 
diges de  ce  genre,  mais  jamais,  ce  me  sem- 
ble, il  n'avait  atteint  à  la  perfection  où  il 
arrive  dans  ce  dernier  tableau. 

M.  Léon  CoiGNET.  —  M"'=  Benoit. 

M.  Léon  CoiGNET.  Un  portrait  d'homme. 

Les  bons  portraits  sont  si  peu  nombreux 
1    cette  année  au  Jalnn,  que  je  réunis  ici  les 


156 


deux  qui  m'ont  paru  les  plus  remarqua- 
bles. Le  premier,  celui  de  M.  LéonCoignet, 
doit  tout  son  succès  au  mérite  incontestable 
de  l'exe'cution.  Il  représente  un  homme 
âgé  assis,  appuyé  sur  sa  canne,  dans  l'atti- 
tude la  plus  naturelle  et  qui  doit  le  mieux 
le  rappeler  au  souvenir  de  ses  amis:  il  y  a 
de  la  vie  dans  tout  l'ensemblede  cette  figure  ; 
on  pense  en  la  regardant  à  la  joie  de  toute 
une  famille  de  voir  ainsi  reproduits  les  traits 
d'un  être  chéri.  Ce  portrait  est  aussi  bien 
beau  sous  le  rapport  de  l'art.  Un  barbouil- 
leur, un  expéditionnaire  qui  fait  des  por- 
traits en  trois  séances,  peut  avoir  reçu  du 
ciel  le  don  de  la  ressemblance,  il  peut  voir 
juste  et  rendre  ce  qu'il  voit  de  façon  à  ne 
pas  nous  permettre  de  le  méconnaître;  mais 
aux  véritables  artistes,  aux  niaîires  comme 
MM.  SchefFer  et  Coiguet ,  appartient  de  don- 
ner la  vie,  d'ennoblir  les  traits  de  leur  mo- 
dèle sans  en  altérer  la  vérité. 

Portrait  de  M"»  de  Fauveau. 

F'  Cesecond  portraitjoint  au  mérite  de  l'exé- 
cution celui  qui  s'attache  aux  traits  du  mo- 
dèle. W"  de  Fauveau,  artiste  sculpteur  d'un 
rare  talent,  a  quitté  la  France  il  y  a  douze 
ans  à  peu  près  ;  dévouée  au  service  de  la 
branche  aînée  des  Bourbons  elle  a  encouru 
pour  la  cause  de  ces  princes  une  sévère  con- 
damnation-, elle  était  jeune  alors,  quoique 
déjà  le  bruit  de  ses  succès  dans  les  arts  re- 
tentît au  loin.  L'exil  nous  la  rend  plus  célè- 
bre encore ,  mais ,  arrivée  à  une  étrange 
maturité  d'âge  et  de  beauté  ^  je  ne  puis 
croire  que  M"^  Benoit  n'ait  pas  un  peu  exa- 
géré les  traces  du  temps,  des  soucis,  du  tra- 
vail sur  ces  traits  doux  et  réguliers,  dans 
lesquels,  en  dépit  de  tout,  on  retrouve  en- 
core la  jeune  fille.  Malgré  les  observa- 
tions que  je  hasarde  ici  et  mon  désir  d'at- 
tribuer à  M"*'  Benoit  l'altération  des  traits  de 
son  modèle,  je  m'empresse  de  reconnaître 


le  talent  dont  elle  a  fait  preuve  :  ce  portrait 
est  d'un  bon  style ,  exempt  d'aflèctation  et 
de  ces  ridicules  flatteries  trop    en  usage     i 
pour  les  portraits  de  femmes,  et  qui ,  selon     j 
l'expression  du  poëte,  déshonorent  à  la  fois 
le  héros  et  l'auteur. 

M.  DE  KoERK-KoACK.  Intérieur  d'un  bois. 

Quel  malheur  que  les  quatre  k  qui  sont 
au  nom  de  cet  artiste  m'empêchent  de  le 
prononcer!  j'aimerais  à  le  répéter  avec  les 
louanges  que  je  donne  à  son  ouvrage^  j'en 
rêve  de  ce  paysage,  j'en  radote,  j'irais  au 
Louvre  uniquement  pour  le  voir. 

Au  premier  aspect,  on  oublie  le  cadre  et  la 
dimension  restreinte  de  la  toile,  on  se  trouve 
tout  simplement  devant  une  fenêtre  ouverte 
ayant  vue  sur  un  bois  oîi  paissent  des  va- 
ches; mais  quand,  revenu  de  l'illusion, onad- 
met  la  peinture  ;  quand  on  étudie  les  acadé- 
mie* d'arbres  aux  écorces  rugueuses,  el  par- 
fois soulevées,  les  mousses  si  épaisses  qu'on 
pense  les  saisir,  et  qu'on  arrive  à  reconnaî- 
tre avec  quelle  simplicité  de  moyens  ces 
miraculeux  effets  ont  été  obtenus,  on  reste 
confondu;  une  seule  touche  à  peine  ombrée, 
et  voilà  ces  mousses  merveilleuses.  Un  en- 
fant semble  pouvoir  en  faire  autant  en  se 
jouant;  mais  que  les  habiles  essaient  un  peu 
pour  voir,  et  ils  comprendront  que  ce  n'est 
pas  là  du  travail,  mais  de  la  révélation  des 
secrets  de  la  nature.  La  science  se  retrouve 
à  côté  de  ces  heureuses  inspirations  du  gé- 
nie, elle  éclate  dans  l'arrangement  des  plan- 
tes vigoureuses  de  formes  et  riches  de  tons 
qui  couvrent  les  devants;  on  la  retrouve 
encore  dans  la  distribution  des  lumières, 
dans  le  vaporeux  du  lointain  ;  enfin  dans 
tout  l'ensemble  de  cet  excellent  tableau  par 
lequel  je  suis  heureux  de  terminer  cette  re- 
vue. 

A.  DU  Seudre. 


157 


COURRIER  DE  PARIS. 


28  avril 


J'arrive  de  Longchamps,  chère  et  bonne 
cousine,  et  je  commence  ma  lettre,  dès  au- 
jourd'hui, pour  te  dire  ce  que  j'ai  vu,  quoi- 
que cela  se  réduise  à  très  peu  de  chose.  Un 
soleil  magnifique  nous  avait  invitées  à  la 
promenade,  et  je  comptais  en  rapporter  le 
souvenir  de  bon  nombre  de  nouveaule's 
parmi  lesquelles  nous  n'aurions  qu'à  choi- 
sir; mais  j'avais  compte'  sans  le  froid,  le 
vent  et  la  poussière,  en  sorte  que  ce  qui  m'a 
paru  le  plus  nouveau  et  le  plus  charmant, 
c'est  la  fraîche  verdure  des  Tuileries. 

Les  toilettes,  en  ge'néral,  avaient  l'aspect 
de  toilettes  d'hiver;  les  châles,  qui  sont  tou- 
jours en  grande  majorité,  enveloppaient  les 
femmes  de  façon  à  ne  point  permettre  que 
l'on  vît  la  forme  de  leurs  corsages  ;  les  ro- 
bes étaient  en  velours, en  pékin,  en  taffetas 
glacé,  et  très  peu  d'écossais,  quoique  l'on 
ne  voie  que  des  étoffes  écossaises  en  étalage 
chez  tous  les  marchands  et  qu'il  soit  très 
positif  que  l'écossais  sera  fort  à  la  mode  cet 
été.  Les  coiffures  seules  attestaient,  par  leur 
éclatante  fraîcheur,  qu'elles  se  montraient 
pour  la  première  fois  ;  mais  c'étaient  pour 
la  plupart  des  capotes  à  coulisses  blanches, 
roses  ou  soufrées,  ces  dernières,  en  grand 
nombre,  et  presque  toutes  ornées  de  fleurs 
sous  la  passe.  Quelques  chapeaux  avaient 
des  plumes  qui  flottaient  gracieusement; 
mais  nous  ne  portons  pas  de  plumes,  et  cela 
nous  intéresse  peu.  Gabrielle  et  moi  avions 
des  capotes  roses  pareilles,  n'ayant  d'autre 
ornement  sur  la  passe  qu'un  nœud  de  ruban 
placé  plus  haut  que  les  choux  de  l'an  passé, 
et  dessous  que  trois   ou  quatre  brins  de 
muguet. 

Il  me  semble  que  la  mode  n'a  que  des  va- 
riations peu  importantes;  les  tailles  sont 
toujours  longues,   les   manches   toujours 


plates,  avec  des  jokeis  plus  ou  moins  ornés  ; 
les  formes  des  corsages  sont  toujours  les 
mêmes  :  corsages  plats ,  corsages  drapés  et 
croisés,  corsages  amazones,  et  l'on  com- 
mence à  faire  aussi  des  corsages  appelés 
autrefois  corsages  à  la  Vierge^  à  ce  que  dit 
maman.  Le  devant  et  le  derrière  de  ceux-ci 
sont  froncés  du  bas  de  manière  à  ce  que  les 
fronces  forment  la  gerbe.  Voilà  tout  ce  que 
je  sais  en  fait  de  modes. 

Comment  as  -  tu  trouvé  le  passage  du 
Spectateur  que  mon  oncle  nous  avait  donné 
à  traduire?  Pour  moi,  il  m'a  fort  divertie; 
mais  ce  morceau  qui  m'avait  d'abord  sem- 
blé très  facile  l'était  beaucoup  moins  que 
je  ne  pensais. 

Voici  ma  traduction  : 
«  Une  réunion  dans  laquelle  je  me  suis 
«  récemment  trouvé,  m'a  fourni  l'occasion 
«  de  remarquer  comment  beaucoup  de 
■  beauté  dans  une  très  jolie  femme,  et  non 
«  moins  d'esprit  dans  un  homme  distingué 
«  pouvaient  devenir  laideur  chez  l'une,  chez 
«  l'autre  absurdité,  par  le  seul  elîet  de  la 
«  prétention.  La  dame,  mcessamment  occu- 
«  pée  de  ses  agréments,  s'étudiait  à  les  faire 
«  ressortir  à  leur  avantage  par  chiicun  de 
«  ses  gestes,  de  ses  mots,  de  ses  regards  ;  et 
«  autant  elle  se  donnait  de  peine  pour  ap- 
-  peler  l'attention  sur  les  charmes  de  sa 
«personne,  autant  le  gentleman  faisait 
«  d'efforts  pour  mettre  en  relief  les  écla- 
«  tantes  qualités  de  son  esprit.  Vous  au- 
«  riez  pu  le  voir  torturer  son  imagination 
•  afin  d'en  tirer  quelque  chose  de  rare  et 
«  de  ce  que  l'on  nomme  brillant  pour  aniu- 
«  ser  la  belle,  tandis  que  celle-ci  grimaçait 
«  de  toutes  les  façons  dans  le  dessein  de  lui 
<■  plaire.  Quand  elle  riait,  il  fallait  que  ses 
«  lèvres   s'ouvrissent  outre  mesure   pour 


158 


•  laisser  voir  ses  dents.  Toujours  elle  avait 
«  àde'sigrier  avec  son  éventail  quelque  objet 
«éloigné  d'elle,  afin  qu'en  étendant  son 
«  bras,  elle  pût  en  faire  remarquer  la  ron- 
«  deur.  Puis,  voici  qu'elle  s'est  tout-à-fait 
«  méprise  sur  ce  qu'elle  voyait  5  elle  retombe 

•  en  arrière,  sourit  de  son  erreur,  et  ma- 

•  dame  de  se  donner  alors  de  nouveaux  airs 
«  et  des  grâces  nouvelles.  Pendant  qu'elle 
«  exécute  ce  manège,  le  galant  a  trouvé  le 
«  temps  de  penser  à  ce  qu'il  pourra  lui  dire 

•  de  très  joli,  ou  de  préparer  quelque  mal- 
"  veillante  observation  sur  une  autre  dame, 

•  afin  de  repaître  la  vanité  de  celle  qui  l'é- 

«  coûte.  » 

Spectateur. 

Voici  un  extrait  d'un  chant  intitulé 
l'Océan,  par  Tassoni.  Le  poëte  peint  l'ap- 
proche des  îles  Canaries  ou  Fortunées  par 
Colomb. 

Di  loiilanvedea 

Moll'  isole  nel  mar  fià  sedisliule 

Onde  le  prore  à  quel  sentier  volgea 

Dove  pareati  dal  veoto  esser  sospinte. 

Eran  l'isole  questi^  ove  credea 

L'anlica  elà  che  le  genti  estinte 

Volassero  à  goder  l'aime  béate 

E  le  chiaino  felici  e  forlunate 

Quivi  il  Columbo  enlrô  con  le  sue  navi 
E  stanza  vi  Irovô  doice  e  amena, 
Pralicelli,  boschetii,  auresoavi, 
Font!,  rivi  et  di  beti  la  terra  piena. 
Fiorite  l'erbe  e  gli  arbuscelli  sr;ivi 
Di  frulU  e  iotorno  una  continua  scena 
E  Ira  le  frondi  augelli  e  per  le  \alli, 
Persi,  verdi,  vermigli,  azzurri  et  gialli. 

En  ce  moment  mes  fondions  de  ménagère 
sont  fort  actives,  je  t'assure  ;  c'est  moi  qui, 
pour  la  première  foiS;,  préside  au  remplace- 
ment des  tapisseries  d'hiver  par  celles  d'été  ; 
les  tapis  sont  enlevés,  et  c'est  la  seule  chose 
que  nous  donnions  à  conserver  :  tout  le 
reste  est  ici  enveloppé  soigneusement,  et 
ma  grand'maman,  dont  j'ai  reçu  les  avis  à 
cet  égard,  dit  qu'avec  le  moyen  que  nous 
employons,  jamais  elle  n'a  eu  à  regretter 
qu'une  robe,  un  chàlc  ,  une  fourrure  aient 
été  endommagés  par  ces  méchants  insectes 
destructeurs  qui  se  glissent  partout.  Ce 


moyen  est  bien  simple,  c'est  d'envelopper 
dans  un  linge  blanc  de  lessive  chacun  des 
objets  sujets  à  être  attaqués  par  la  mile  ou 
les  vers. 

Les  fourrures  bien  secouées  et  visitées, 
sont  enveloppées  comme  je  viens  de  le  dire; 
puis  on  les  place  dans  le  carton  ou  la  boîte 
qui  doit  les  renfermer,  et  l'on  colle  ensuite 
une  bande  de  papier  sur  toutes  les  ouver- 
tures, si  bien  closes  qu'elles  puissent  être. 
Pour  les  plumes,  de  même.  Pour  les  méri- 
nos, cachemires  et  lainage  quelconque,  ce 
moyen  est  infaillible  ;  fais-en  ton  profit  ;  tu 
penseras  sans  doute  comme  moi,  qu'il  est 
fort  agréable  de  n'avoir  point  à  payer  une 
pension  pour  un  fichu,  un  manchon,  etc. 

Pour  ce  qui  est  des  tentures,  après  les 
avoir  bien  secouées  les  unes  et  les  autres, 
elles  sont  tour  à  tour  étendues  sur  une  ta- 
ble ;  celles  de  soie  sont  bien  essuyées,  à 
l'endroit  et  à  l'envers,  avec  un  morceau  de 
flanelle  ;  celles  de  damas  de  laine  sont  bros- 
sées avec  une  brosse  douce,  et  enveloppées 
ensuite  dans  du  linge  blanc  de  lessive,  bien 
hermétiquement  fermé  avec  des  épingles, 
comiTie  tout  ce  qui  est  lainage. 

Toutes  les  draperies  sont  alors  placées 
dans  une  même  armoire,  et  l'on  n'a  plus  à 
s'en  inquiéter  jusqu'au  jour  où  l'on  en  aura 
besoin  ;  nous  sommes  assurées  de  les  re- 
trouver intactes. 

A  toutes  ces  précautions  il  en  est  une  ce- 
pendant qu'il  est  indispensable  d'ajouter, 
sous  peine  d'enfermer  le  loup  dans  la  ber- 
gerie ;  c'est  de  visiter  et  nettoyer  scrupu- 
leusement les  cartons  ou  caisses  que  l'on 
emploie. 

Je  viens  de  faire  encore  une  autre  opéra- 
tion qui  n'est  pas  moins  utile  dans  son 
genre,  et  qui  m'a  si  bien  réussi  que  je  t'en 
vais  donner  la  recette. 

Aidée  de  la  femme  de  chambre  de  ma 
mère,  j'ai  nettoyé  ma  robe  de  soie  rayée,  et 
elle  est  comme  neuve. 

Avec  30  centimes  de  miel  comnmn,  30  cen- 
times de  savon  noir  et  30  centimes  d'eau- 


159 


de-vie  (  mais'  je  pense  que  le  prix  de  ces 
objets  peut  et  doit  être  différent  à  B...; 
c'est  pourquoi  je  viens  de  me  faire  traduire 
les  prix  ci-dessus  par  des  mesures  que  voici  : 
185  grammes  de  miel,  un  double  décilitre 
d'eau-de-vie  et  300  grammes  de  savon  noir). 

On  fait  un  mélange  du  tout,  que  l'on  pé- 
trit avec  la  main  jusqu'à  ce  qu'il  n'y  ait  plus 
de  grumeaux,  après  quoi  on  passe  celte  es- 
pèce de  bouillie  à  travers  un  torchon,  en  la 
pressant. 

il  faut  avoir  deux  seaux  d'eau,  l'un  d'eau 
de  puits ,  l'autre  d'eau  de  fontaine,  et  une 
brosse  douce. 

Alors  on  étend  chaque  lé  séparément  sur 
une  planche  propre;  on  trempe  la  brosse 
dans  le  mélange,  et  l'on  brosse  la  soie  dans 
le  sens  de  l'étoffe,  c'est-à-dire  celui  de  la 
lisière;  puis,  le  lé  ainsi  nettoyé  est  trempé 
dans  l'eau  de  fontaine,  sans  le  frotter  ni  le 
tordre  ;  après  quoi  on  le  retrempe  dans  l'eau 
de  puits  de  la  même  manière,  et  on  j'étend, 
sans  qu'il  soit  chiffonné,  pour  être  repassé 
aussitôt  que  l'opération  est  finie. 

Je  vais  refaire  ma  robe  moi-même;  et 
comme  le  corsage  allait  très  bien,  j'en  ai 
pris  le  patron  exact,  c'est-à-dire  sans  tenir 
compte  des  remplis  ;  j'ai  découpé  dans  mon 
patron  la  place  des  pinces  ou  nervures  du 
devant  du  corsage,  et  lorsque  je  voudrai 
faire  moi-même  une  autre  robe,  il  suffira  de 
tailler  le  corsage  sur  ce  patron,  en  laissant 
des  remplis;  après  quoi,  fixant  mon  patron 
sur  l'étoffe  avec  quelques  épingles,  je  trace- 
rai avec  des  points  en  fil  blanc  tous  les  con- 
tours de  ce  patron,  de  manière  à  marquer 
exactement  la  place  de  toutes  les  coulures, 
et  ma  robe  ira  bien  du  premier  coup. 

Passons  à  notre  planche  de  dessins. 

Le  n"  1  est  le  patron  de  la  moitié  d'un 
fichu  canezou  ;  je  me  presse  de  te  l'en- 
voyer, afin  que  tu  puisses  en  broder  un  tout 
de  suite  ;  car  celle  année  les  canezous  rem- 
placeront les  pèlerines.  Après  avoir  taillé 
ton  fichu  dans  les  proportions  indiquées  par 
les  mesures  de  centimètres,  lu  commeaceras 


par  broder  la  pointe  arrondie  du  derrière, 
dont  le  n"  2  t'offre  la  moitié;  ensuite,  tu 
continueras  le  feston  à  droite  et  à  gauche, 
puis  le  semé  de  pois;  mais  toujours  les  pois 
après  avoir  fait  le  feston. 

Le  n°  3  est  un  bout  de  feston  droit,  pour 
les  parties  droites  de  la  bordure. 

Le  n°  4  est  une  pointe  arrondie  de  l'un 
des  devants  du  fichu.  Pour  avoir  l'autre,  cal- 
que celle-ci  à  l'envers. 

Enfin,  le  n»  5  est  la  moitié  de  la  partie  de 
feston  concave  qui  se  trouve  derrière  le  cou. 

J'ai  acheté  ce  canezou,  tout  dessiné,  au 
passage  Choiseul  pour  le  prix  de  7  francs, 
y  compris  le  coton. 

Le  no  6  est  un  bout  de  feston  qui  se  brode 
au-dessus  des  remplis  d'une  robede  jaconas. 
Gabrielle  en  a  fait  dessiner  une  semblable 
chez  madame  David,  pour  4  francs. 

Les  nos  7^  s,  9,  10,  11,  sont  la  continua- 
tion de  l'alphabet  brodé  au  plumetis,  dont 
tu  as  le  commencement. 

Les  n"^  12, 13,  14  et  15  sont  les  diverses 
parties  d'allumettes  qui  laissent{trèsioin  der- 
rière elles  toutes  les  allumettes  passées.  Elles 
peuvent  d'ailleurs  servir  à  l'usage  que  leur 
nom  indique;  elles  allument  et  n'incendient 
pas  coiuiiK!  les  saules  pleureurs.  Je  les  ap- 
pelle allumettes  fleuries,  parce  qu'elles 
imitent  les  fleurs. 

Pour  faire  une  botte  de  ces  allumettes,  il 
ne  faut  pas  plus  de  deux  heures. 

Le  n*^  12  est  ce  que  j'appellerai  une  tige 
d'allumettes.  Coupe  une  bande  de  papier  à 
lettre  de  2  à  3  centimètres  de  large  et  de 
20  centimètres  de  long  ;  tourne  cette  bande 
sous  tes  doigts,  en  pinçant  un  de  ses  angles 
de  manière  à  ce  que  tu  ramènes  le  papier 
sur  lui-même,  serre  bien  et  tourne  jusqu'au 
bout  pour  former  un  petit  rouleau  que  tu 
arrêtes  en  le  tordant  avec  les  ongles  à  un 
centimètre  et  demi  de  l'extrémité. 

Prends  tes  ciseaux,  et  fais  entrer  l'une 
des  pointes  dans  le  petit  tuyau  que  tu  viens 
de  former,  et  coupe-le  en  petits  filaments 
très  minces,  que  tu  passeras  ensuite  entre 


160 


ton  pouce  et  la  pointe  de  tes  ciseaux,  pour 
les  friser  et  les  renverser  au  dehors,  comme 
cela  se  trouve  indiqué  au  n"  12. 

Avec  du  papier  à  fleurs,  taille  deux  cou- 
ronnes de  pétales  sur  ce  patron  n"  1 3,  passe 
la  tige  d'allumettes  dans  le  petit  trou  du 
milieu  d'unCide  ces  couronnes,  et  fais  mon- 
ter les  pétales  jusqu'à  l'endroit  que  tu  as 
tordu  ;  enfile  de  même  la  seconde  couronne 
et  tu  auras  un  joli  barbot,  que  tu  peux  faire 
en  papier  de  toutes  couleurs  et  dont  les 
petits  filaments  blancs  formeront  les  éta- 
mines. 

Le  uo  14  imite  la  mignardise.  Après  aroir 
découpé  deux  couronnes  de  pétales  comme 
le  modèle,  tu  passeras  entre  ton  pouce  et  le 
bout  de  tes  ciseaux  l'extrémité  de  chaque 
pétale  afin  de  le  renverser  en  dedans,  et  tu 
enfileras  les  pétales  dans  une  tige  d'allu- 
mettes comme  pour  les  barbots. 

Le  ï\°  15  est  tout-à-fait  de  fantaisie,  mais  il 
est  très  joli.  Après  avoir  taillé  deux  ronds  de 
papier,  assez  grands  pour  les  découper  com- 
me le  modèle,  plie  chacun  d'eux  séparé- 
ment, de  façon  à  former  six  parties  égales, 
et  que  les  côtes  laissées  par  les  plis  du  pa- 
pier se  trouvent  toutes  en  dehors  ;  alors  dé- 
coupe les  bords  des  pétales,  et,  pliant  en- 
suite sur  le  biais  la  pointe  de  ton  mouchoir, 
place  tes  pétales  dans  ce  pli,  en  ayant  soin 
de  mettre  justement  la  ligne  droite  des  pé- 
tales dans  le  milieu  du  pli  du  mouchoir  ; 
appuie  fortement  le  pouce  de  la  main  gau- 
che sur  les  pétales  ainsi  renfermés,  après 
avoir  pris  un  point  d'appui  solide;  alors  ra- 
uuue  devant  toi  la  pointe  du  mouchoir; 
tout  ce  qui  se  trouve  pris  sous  ton  pouce  se 
plissera  très  finement,  ce  qui  produira  un 
gaufré  régulier  et  très  joli. 

Tu  déplieras  les  pétales  et  tu  les  placeras 
sur  la  tige  d'allumette  comme  les  autres, 
mais  en  contrariant  la  première  et  la  se- 
conde couronnes  de  pétales  de  manière  à  ce 


que  les  extrémités  des  pétales  de  l'une  se 
montrent  dans  les  intervalles  qui  séparent 
les  extrémités  des  pétales  de  l'autre. 

C'est  ma  grand'maman  qui  m'a  donné 
l'idée  de  gaufrer  ainsi  ces  pétales,  et  elle 
me  dit  qu'avant  l'inventiou  des  bobèches  de 
cristal,  elle  faisait,  en  les  gaufrant,  toutes 
les  bobèches  de  ses  chandeliers. 

Autour  de  ta  botte  (Vallumettes  fleuries, 
tu  placeras  des  allumettes  en  saule  pleureur 
de  différents  verts,  et  tu  auras  un  vase 
charmant. 

Avant  de  fermer  cette  lettre,  il  ne  faut 
pas  que  j'oublie,  chère  Eugénie,  de  te  de- 
mander pardon  pour  une  petite  erreur  qui 
s'est  glissée  dans  notre  planche  dernière; 
le  dessinateur  s'est  trompé  et  a  marqué  de 

ce  signe  AAAAAA  <out  ce  qui,  dans  la 

tapisserie  orientale,  devait  être  indiqué  par 

celui-ci .  Sans  doute,  si  tu  as  exécuté  ce 

travail,  tu  auras  bien  deviné  ce  que  je  viens 
de  dire;  mais  comme  il  se  pourrait  que  tu 
ne  l'eusses  pas  encore  commencé,  je  l'en  fais 
la  remarque,  afin  de  t'éviter  la  peine  de 
chercher.  Le  trait  continu  —  donne  bien 
mieux  l'idée  d'un  seul  point  que  le  même 

signe  VVW\A  répété  qui  semblerait 

au  contraire  en  indiquer  plusieurs. 

Adieu,  chère  Eugénie,  je  suis  chargée, 
comme  toujours,  de  mille  souvenirs  et  ten- 
dresses pour  toi;  mais  je  ne  l'en  ferai  pas 
le  détail,  ce  serait  beaucoup  trop  long,  et 
ma  lettre  d'aujourd'hui  finirait  comme  celle 
d'hier,  comme  celle  de  demain,  comme  tou- 
tes celles  qui  seront  pour  toi;  je  les  résume 
dans  ces  deux  mots  :  je  t'embrasse  et  je 
t'aime. 

Tout  le  monde  ici  en  fait  autant. 

Marie  d'Angremont. 


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-Q O O O o- G O- 


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i-r'^.'ti  mil 


101 


OLIVIER  m,  SIRE  DE  CLISSON'. 


(CHRONIQUE  BRETONNE.) 


I. 

L'heure  du  couvre-feu  était  sonnée,  les 
hommes  d'armes  avaient  été  placés  aux  dil- 
férents  postes  qu'ils  devaient  occuper  pen- 

(l)  Clisson  est  aujourd'hui  une  petite  ville  de  5,000 
âmes,  sa  situation,  au  confluent  de  deux  charmantes 
rivières,  la  Sèvreet  la  Moine,  sa  proximité  de  Nantes, 
et  les  sites  enchanteurs  que  l'on  rencontre  à  chaque 
pas,  justifient  la  célébrité  qu'elle  s'est  acquise  non- 
seulement  dans  la  Bretagne ,  mais  encore  chez  nos 
voisins  d'outre-mer  qui  viennent  en  foule  la  visiter. 
Lors  de  la  guerre  de  la  Vendée,  tous  les  habitants 
furent  forcés  d'abandonner   cette  ville,  qui  a  été 
prise  et  reprise  plusieurs  fois,  et  dont  les  maisons 
ont  été  presque  entièrement  léduites   en  cendre. 
Jamais  peut-être  elle  ne  se  serait  entièrement  réédi- 
licc,  sans  une  circonstance  particulière  qui  contribua 
puissamment  à  la  faire  renaître  de  ses  cendres.  Un 
Nantais,  Pierre  Cacault,  passionné  pour  la  peinture, 
qu'il  avait  cultivée  à  Rome  pendant  un  grand  nombre 
d'années,  revint  à  Nantes  vers  la  fin  de  la  guerre 
vendéenne  ;  les  habitants  de  cette  ville  n'osaient  en- 
core sortir  de  leurs  murs  pour  visiter  leurs  proprié- 
lés  rurales  sur  la  rive  gauche  de  la  Loire,  lorsque 
cet  artiste,  qui  avait  entendu  parler  des  beaux  sites 
de  la.Sèvre,  se  hasarda  seul  à  pénétrer  dans  le  Bo- 
cage. Arrivé  à  Clisson,  au  lieu  de  trouver  une  ville 
peuplée  et  florissante,  il  ne  vit  qu'un  amas  de  dé- 
combres au  milieu  d'un  désert;  il  ne  rencontra  pas  un 
seul  habitant  qui  piit  le  guider,  pas  un  toit  qui  pût 
lui  servir  d'asile;  le  silence  des  tombeaux  régnait 
partout  ;  de  tous  côtes  les  traces  hideuses  de  l'in 
cendie  et  de  la  destruction  frappèrent  ses  regards; 
il  parcourut  avec  effroi  cette  ville  abandonnée  et  cet 
immense  château,  dont  les  reptiles  et  les  oiseaux  de 
proie  se  disputaient  les  obscurs  et  derniers  débris. 
Cependant,  ces  vestiges  sanglants  et  ces  ruines  en- 
core fumantes  ne  purent  affaiblir  la  vive  impression 
que  fit  sur  son  esprit  ce  paysage  admirable,  et  il  fut 
si  frappé  de  la  beauté  de  ces  sites,  de  ces  rochers, 
de  ces  cascades  et  mémo  de  ces  ruines,  qu'il  prit 
sur-le-champ  la  résolution  d'habiter  ce  séjiMir  plein 
de  charme  et  d'horreur.  Les  dissensions  qui  avaient 
déchiré  ce  malheureux  pa}'s  n'étaient  pas  alors  en- 
tièrement étouffées,  et   pouvaient  se   rallumer   au 
moindre  souffle;  les  routes  étaient  peu  sûres,  et  len 
N.  6.— 1^' JUIN  1843.  — XI'  ANNÉE. 


dant  la  nuit;  on  entendait  encore  le  bruit 
que  faisaient  les  chaînes  des  nombreux 
ponts-levis  qui  chaque  soir  se  levaient  au 

excursions  dans  la  campagne  fort  dangereuses;  mais 
rien  ne  put  détourner  M.  Cacault  de  son  dessein.  H 
choisit  pour  sa  retraite  une  maison  ruinée,  dont  les 
points  de  vue  lui  parurent  ravissants  ;  il  acheta  cette 
propriété.et  vint  s'yélabiren  1"98.  B'entAt,  un  grand 
nombre  d'habitants ,  encouragés  par  cet  exemple, 
rentrèrent  dans  leurs  foyers  et  en  relevèrent  les 
ruines. 

Lorsque  M.  Cacault  vint  s'établir  sur  les  bords  de 
la  Sèvre,  le  premier  bâtiment  que  l'on  vit  s'élever 
dans  ces  lieux,  devenus  déserts,  fut  un  Muséum.  Les 
beaux-arts  repeuplèrent  ainsi  cetle  solitude.  Il  y 
avait  à  peine  quelques  habitants  à  Clisson,  que  déjà, 
sur  les  hauteurs  delà  Madeleine,  un  peuple  de  statues 
se  voyait  dans  les  grandes  salles  élevées  par  M.  Ca- 
cault. Bientôt  des  curieux  vinrent  admirer  les  anti- 
ques et  les  tableaux  du  Muséum  chamjjétre.  Des  ar- 
tistes, des  amateurs  distingués,  attirés  par  la  réputa- 
tion naissante  do  Clisson,  s'y  rendirent  de  la  capitale, 
et  furent  aussi  séduits  par  les  aspects  riants  et  gra- 
cieux de  ses  campagnes.  Les  arts  les  avaient  fait  ve- 
nir, la  nature  les  retint.  Plusieurs  d'entre  eux  voulu- 
rent s'y  fixer:  ils  y  firent  des  acquisitions,  et  c'est 
ainsi  que  le  cli.iteau  d'Olivier  de  Clisson,  de  ce  con- 
nétable, la  terreur  des  .\ni;lais,  la  gloire  de  la  Breta- 
gne, de  ce  successeur  et  fièie  d'armes  de  Du  Gues- 
clin,  est  devenu  la  propriété  du  premier  de  nos  sta- 
tuaires. 

Que  d'imposants  souvenirs  se  réveillent  à  l'aspect 
de  ce  manoir  féodal,  aujourd'hui  en  mines  !...  Richard 
de  Bretagne  y  mourut.  François  II,  son  fils,  y  reçut  le 
jour.  Le  héros  de  Bovines,  Philippe-Auguste,  s'arrêta 
dans  ses  murs  en  liO;;.  vingt-cuiq  nus  plus  tard  ils 
reçurent  le  saint  roi  Louis  IX  et  la  reine  Blanche,  sa 
mère.  Louis  XH,  alors  duc  d'Orléans,  vint  y  chercher 
un  asile  contre  les  persécutions  de  madame  de  Beau- 
jeu.  Charles  Vlli  et  la  duchesse  Anne,  son  épouse,  y 
donnèrent,  lors  rie  leur  voyage  en  Bretagne,  des  féte.s 
S|>lendides  A  la  noblesse  accourue  de  toutes  parts  sur 
.leur  passage.  On  cite  encore,  parmi  les  illustres  voya- 
geurs qui  ont  visité  ces  beaux  lieux,  le  politique  et 
superstitieux  Louis  XL  le  chevaleresque  François  ff, 
Charles  IX,  Catherine  de  Médicis,  enfin  le  bon  Henri, 
Louis  xni  et  Louis-Ie-Crand.  (V.  Pn'ris  de  l'IliUoire 
de  Bretagne,  par  Ed.  Richer.  ) 

11 


162 


signal  donné,  pour  la  srcurité  dos  haM 
tants  du  chùtraii.  Diciilùl  loiil  rentra  dans 
le  calme,  les  cris  aigus  des  oiseaux  de  nuit 
poussés  à  de  courts  intervalles,  et  répétés 
par  les  échos  d'alentour,  troublaient  seuls 
le  silence  de  ces  lieux.  Les  lumières  qui 
brillaient  à  quelques  croisées  s'éteignirent 
les  unes  après  les  autres,  l'obscurité  fut 
complète,  et  comme  pour  la  rendre  encore 
plus  sombre,  la  lune  qui  s'était  montrée  au 
commencement  de  la  soirée,  se  voila  tout 
à  coup  d'épais  nuages. 

L'antique  beffroi  venait  de  sonner  minuit, 
l'officier  de  garde,  suivi  de  quelques  hom- 
mes, flt  sa  ronde  accoutumée,  et  trouva  cha- 
cun à  son  poste;  seulement  en  passant  près 
d'une  desmurailles  fortifiéesqui  défendaient 
Je  château  du  côté  de  la  rivière,  il  crut  en- 
tendre le  bruit  d'un  homme  qui  se  jette  à 
terre  pour  éviter  d'être  aperçu.  L'officier 
ordonna  des  recherches,  mais  grâce  à  l'ob- 
scurité de  la  nuit  elles  demeurèrent  infruc- 
tueuses, et  celui  qui  avait  intérêt  à  se  ca- 
cher échappa,  comme  par  miracle,  au  danger 
d'une  surprise  dont  le  résultat  eût  été  de 
faire  avorter  un  dessein  pour  le  succès  du- 
quel rien  n'avait  été  épargné. 

Lorsque  tout  fut  rentré  d.ms  le  silence, un 
cri  semblable  à  celui  de  la  chouette  se  fit 
entendre  et  un  autre  de  même  nature  lui 
répondit,  et  deux  hommes  enveloppés  dans 
leurs  manteaux  glissèrent  comme  deux  om- 
bres le  long  de  l'enceinte  intérieure  du  châ- 
teau •,  puis  arrivés,  après  mille  détours,  à 
une  porte  dérobée  qui  donnait  sur  le  préau, 
ils  s'arrêtèrent  et  se  consultèrent  mutuel- 
lement. Au  moment  d'accomplir  leur  projet, 
ils  sentaient  leur  détermination  chanceler; 
c'était  le  dernier  cri  de  la  conscience  qui 
s'élevait  au  fond  de  leur  cœur. 

«  Tu  hésites,  dit  l'un  des  deux  hommes, 
celui  qui  paraissait  le  plus  âgé,  est-ce  donc 
là  le  résultat  de  ces  promesses  formelles,  de 
ces  engagements  pris  à  la  face  du  ciel  '.  . . 
je  le  vois  bien,  je  me  suis  trompé,  je  croyais 
avoir  à  faire  à  un  homme  et  tu  n'es  qu'un 


pauvre  enfant,  plein  d'énergie  lorsqu'il  s'a- 
yit  de  former  un  projet ,  mais  sans  courage 
au  moment  de  l'exâcution-  » 

Ces  paroles  prononcées  d'un  ton  d'amère 
ironie,  semblèrent  glacer  le  jeune  homme 
auquel  elles  s'adressaient;  il  resta  muet 
quelques  instants,  comme  accablé  sous  le 
poids  des  reproches  qui  lui  étaient  faits 
d'une  manière  si  rude,  puis  il  sentit  le  sang 
refluer  vers  son  cœur,  son  visage  devint 
pourpre  de  colère  :  à  le  voir  ainsi  personne 
n'eût  reconnu  le  timide  Fernand,  ce  jenne 
page  dont  le  caractère  pacifique  el  indolent 
était  cité  par  tout  le  monde. 

«  En  vérité,  noble  vicomte,  il  vous  sied 
bien  de  me  gourmander  de  la  sorte...  le 
lieu  et  l'heure  sont  parfaitement  choisis,  et 
vous  présumez  sans  doute  qne  je  n'ai  rien 
de  mieux  à  faire  que  de  courber  la  tête  de- 
vant votr.-  courroux;  à  cette  façon  d'agir 
m'est  i!  possible  de  reconnaître  le  seigneur 
dont  cli':cun  vante  ici  la  prudence  consom- 
mée? car  le  pacte  infâme  qui  me  lie,  je  puis 
encore  le  rompre  et  alors... 

—  Allons,  enfant,  calme-toi,  ne  vois-tu 
pas  que  je  plaisante,  et  pourquoi  prendre 
au  sérieux  une  idée  folle  qui  me  passe  par 
la  tête?  j'ai  été  trop  souvent  témoin  de  toQ 
courage  pour  le  mettre  en  doute  un  seul 
instant,  et  ce  qui  vient  de  se  pas«cr  ne  peut 
qu'aiignieuter  l'estime  que  j'ai  toujours  eue 
pour  toi. 

—  Caresse";  de  tigre  dont  je  ne  suis  point 
dupe,  se  dit  tout  bas  Fernand  ;  mais  dis- 
simulons et  lâchons  <!(<  nous  tirer  du  mau- 
vais pas  DÙ  v.rius  nous  sommes  si  impru- 
demment jetés.»  Et  de  l'air  d'un  homme  fort 
peu  préoccupé  de  la  situation  difficile  où  il 
se  trouvait,  Fernand  adressa  au  vicomte 
quelques  questions  sur  les  événements  po- 
litiques qui  s'accomplissaient  en  ce  moment, 
et  dont  chacun  se  préoccupait,  car  ii  s'a- 
gissait des  intérêts  les  plus  chers  de  la  pa- 
trie, et  alors  l'esprit  de  nationalité  était 
vivant  au  cœur  de  tous. 

Le  vicomte  sourit  en  voyant  le  jeune 


163 


pagft  venir  (h.  Ini-memp  au-dfvant  du  pi(^ge 
qu'il  voiiiriit  lui  tondrf,  j)nis  il  sp.  rappro- 
cha de  Fcrnand,  et  d'un  ton  mystérieux  il 
lui  dit  à  Poreille  : 

«  De  graïuJes  choses  se  préparent,  une 
lutle  terrible  s'est  eng.igée  entre  deux  puis- 
sances forrnid.-ihles  :  d'un  cOlé,  noble  cause 
et  bon  droit;  de  l'autre,  houle  et  félonie^  et 
au  milieu  de  ce  conflit  général  où  chacun 
est  appelé  à  jouer  un  rôle,  malheur  à  celui 
qui  voudrait  rester  neutre!...  il  sera  exposé 
aux  vengeances  de  tous  les  partis.  Mais  s'il 
y  a  lâcheté  à  se  montrer  indifférent  lorsque 
les  intérêts  de  la  patrie  sont  en  danger,  il  y 
a  crime  à  prendre  les  armes  contre  son 
pays,  ce  crime  (  tu  ne  l'ignores  pas,  puisque 
je  t'en  ai  donné  la  preuve  il  y  a  quelques 
heures  ),  Olivier  de  Clisson  '  s'en  est  rendu 
coupable  :  pendant  qu'il  envoie  à  Philippe 
de  Valois  des  marques  apparentes  de  son 
dévouement,  il  reçoit  secrètement  un  en- 
voyé du  prince  Edouard",  hier  encore  un 
hasard  providentiel  m'a  fait  assister  à  leur 
entrevue,  j'ai  entendu  le  traître  promettre 
aide  et  assistance  au  représentant  de  notre 
ennemi,  et  soudain  j'ai  formé  la  résolution  de 
m'opposera  l'exécution  de  ce  pacte  infâme. 

—  Mais  c'est  un  meurtre  que  vous  allez 
commettre,  et  ne  redoutez-vous  pas  la  jus- 
tice divine  qui  poursuit  l'assassin  en  ce 
monde  et  dans  l'autre!... 

—  Le  but  justifie  les  moyens;  les  hom- 
mes pourront  me  blâmer,  mais  Dieu  qui  doit 
seul  juger  mes  intentions,  m'absoudra  sans 
doute,  car  il  me  semble  qu'en  agissant  de 
la  sorte  j'obéis  à  son  impulsion...  Mais  par- 
lons d'autre  chose,  à  votre  âge  les  consi- 
dérations de  cette  nature  sont  de  peu  de  va- 
leur, puis  les  nioiiients  sont  précieux,  une 
minute  de  perdue  et  peut-être  tous  mes  pro- 
jets viendront  échouer  devant  une  circons- 
tance imprévue  !...  Vous  tremblez,  Fernand! 

(1)  Olivinr  Hl,  sirn  (]o  Clisson,  celui  doul  il  ost  ques- 
tion dans  celte  chronique,  fut  lo  père  du  cunueiable 
(le  Clisson. 


je  vnu.ç  vois  indécis;  eh  bien  !  si  Je  danger 
de  la  patrie  ne  peut  vous  jémouvoir,  s.i- 
chez  que  j'ai  surpris  votre  secrrt,  la  nièce 
du  sire  de  Clisson  p;;rl,tge  l'amour  insensi- 
que  vous  lui  avez  inspiré  ;  mais  Oliyier  cou  - 
naît  vos  intentions,  et  en  rival  puissant  il 
vous  enlève  tout,  moyen  de  réussir  dans  vo> 
projets  ;  encore  quelques  instants  d'hésit.-;- 
tions,  et  un  abîme  vous  sépare  à  jamais  de 
votre  bien -aimée...  Eh  bien  !  êtes-vous  en- 
core indécis?...  » 

Pour  toute  réponse,  d'qne  main  Fernapd 
saisit  vivement  le  bras  du  vicomte,  et  de 
l'autre  il  fit  briller  à  ses  yeux  la  lame  d'un 
poignard,  puis  il  ajouta,  en  laiss;/nt  tof^her 
ses  paroles  une  à  une  comme  pour  leur  don- 
ner la  solennité  du  serment  : 

«  Mon  amour  crie  vengeance,  et  vous  ver- 
rez si  ma  main  tremble  1...  » 

Le  vicomte  pressa  la  main  de  Fernand,  et 
lui  dit  à  voix  basse  : 

«  Vers  deux  heures,  le  sire  de  CJissQn 
doit  avoir  une  entrevue  secrète  ayec  l'en- 
voyé du  prince  Edouard  ;  le  préau  est  le  lieu 
désigné  pour  le  rendez-vous,  deux  portes 
secrètes  y  conduisent;  cache-toi  derrière 
Tune,  moi  je  réponds  de  l'autre.  » 


II. 


Au  milieu  de  l'obscurité  de  la  nuit  ime 
faible  lueur  se  distinguait  à  l'une  des  croi- 
sées du  château,  du  côté  de  la  rivière,  cti 
face  de  ce  couvent  si  célèbre  que  le  marteau 
révolutionnaire  s'empressa  de  démolir  en 
93,  et  dont  il  ne  reste  plus  aujourd'hui  que 
quelques  pierres,  tristes  débris  d'une  splen- 
deur éclipsée.  Cette  croisée,  où  brillait  une 
lumière  semblable  ii  l'étoile  qui  scintille 
dans  un  ciel  orageux,  était  celle  de  la  cham- 
bre d'Alix  de  Goulaine,  nièce  du  sire  de 
Clisson,  noble  jeune  fille,  belle  autant  que 
pieuse,  modeste  autant  que  bonu'».  A  cette 
heure  avancée  de  la  nuit  pourquoi  veiller 
ainsi,  enfant?  votre  âge  a  besoin  de  repos  ; 
laissez  à  l'homme  ses  veilles  et  ses  soucis, 


164 


et  ne  prenez  de  la  vie  que  la  pnrt  qu'elle 
vous  offre  d'heureuse  indifférence.  Hélas  ! 
Alix,  quoique  bien  jeune  encore,  avait  déjà 
compris  au  milieu  des  joies  enivrantes  qui 
l'environnaient  sous  mille  formes  diverses, 
qu'il  faut  dans  ce  monde  se  résigner  à  faire 
deux  parts  de  sa  vie  :  l'une,  et  c'est  la  plus 
petite,  remplie  de  ce  qu'on  est  convenu 
d'appeler  le  bonheur  ;  l'autre,  pleine  d'en- 
nuis, de  tristesses,  d'amers  de'goûts  et  con- 
sacrée tout  entière  a  regretter  ces  quelques 
jours  de  jeunesse  qui  ne  sont  appréciés  que 
lorsqu'ils  forment  le  passé  de  notre  courte 
vie.  Alix  n'était  pas  heureuse,  et  cependant 
chaque  fois  que  l'on  voulait  parler  d'une 
personne  favorisée  du  ciel,  Alix  de  Gou- 
laine  était  citée  comme  un  des  êtres  privi- 
légiés que  la  Providence  s'estplueà  combler 
de  ses  dons  les  plus  jjrécieux.  Unique  reje- 
ton d'une  des  familles  les  plus  illustres  de 
Bretagne,  modèle  de  grâce  et  de  beauté  , 
aussi  distinguée  par  les  qualités  éminentes 
de  son  cœur  que  par  l'élévation  de  son  es- 
prit, que  lui  manquait-il  pour  être  heureuse 
entre  les  heureux  de  ce  monde?...  Oh  !  com- 
bien se  trompent  ceux  qui  ne  jugent  des 
choses  que  d'après  les  apparences!  ce  que 
chacun  enviait  dans  la  position  d'Alix  était 
précisément  ce  qui  causait  su  peine  ;  cette 
contrainte  continuelle  et  forcée  que  lui  im- 
posait sa  haute  naissance  lui  paraissait 
odieuse,  et  quoique  sa  chaîne  lût  dorée,  elle 
ne  l'en  trouvait  pas  moins  pesante.  C<Miime 
elle  se  fût  estimée  heureuse  s'il  lui  tût  été 
possible  d'échanger  son  rang,  sa  fortune  et 
même  sa  beauté  pour  une  de  ces  positions  mo- 
destes dans  laquelle  il  lui  eût  été  au  moins 
permis  de  penser  et  d'agir  librement  ! . . . 
Alors  Iplus  de  dissimulation ,  plus  de  ces 
combats  intérieurs  contre  un  amour  nais- 
sant, blâmable  aux  yeux  du  monde  qui  veut 
que  tout  obéisse  à  ses  conventions ,  mais 
saint  devant  Dieu,  qui  ne  demande  que  de 
la  pureté  et  de  la  sincérité  dans  nus  senti- 
nienls  ;  alors  plus  de  cette  existence  triste- 
ment monotone,  mais  un  long  rêve  de  bon- 


heur avec  Fernand  le  beau  page,  pour  le 
partager 

Alix",  tout  entière  aux  préoccupations  de 
son  cœur,  n'avait  pu  s'endormir;  de  tristes 
pensées  l'accablaient,  une  surtout  la  poiir- 
suivait  sans  cesse. 

Dans  la  journée  elle  avait  été  faire  sa  pro- 
menade ordinaire  sur  le  préau,  à  l'heure  où  les 
vassaux  du  sirdeClisson  se  rendaientaux  tra- 
vaux des  champs;  c'était  pour  elle  un  doux 
plaisir  que  de  voir  chacun  de  ces  braves  gens 
lui  donner  en  passant  un  témoignage  de 
leur  respect  et  de  leur  dévouement.  Parmi 
eux  elle  avait  distingué  une  petite  fille  dont 
la  physionomie  intelligente  faisait  contraste 
avec  les  ligures  plus  ou  moins  communes  des 
gens  de  sa  classe,  aussi  la  noble  demoiselle 
avait-elle  résolu  de  se  charger  de  l'avenir 
de  la  pauvre  enfant.  Une  sympathie  secrète 
l'avait  engagée  à  devenir  la  Providence 
d'une  orpheline  délaissée.  La  petite  fille 
adorait  sa  bienfaitrice,  et  chaque  jour,  en 
allant  au  travail,  ellene  manquait  jamais  de 
venir  baiser  la  main  d'Alix,  qui  la  traitait 
avec  une  familiarité  toute  affectueuse.  Ce 
jour-là  l'enfant  n'était  point  venue  à  l'heure 
accoutumée,  on  l'attendit  longtemps,  enfin 
elle  arriva;  mais  ce  n'était  plus  la  petite 
fille  riante  et  joyeuse,  contente  du  présent 
et  peu  soucieuse  de  l'avenir;  sa  démarche 
était  lente;  en  vain  voulut-elle  dissimuler 
ses  larmes,  lorsqu'elle  fut  près  d'Alix  elle 
éclata  en  sanglots,  et  les  questions  pleines 
de  bonté  que  lui  adressait  mademoiselle  de 
Goulaine  restèrent  sans  réponse.  Enfin  , 
vivement  pressée  de  faire  connaître  la  cause 
de  son  chagrin,  l'enfant  leva  sur  sa  protec- 
trice des  yeux  baignés  de  larmes,  et  lui  dit 
avec  un  accent  profondément  ému  : 

•  Tourmentée  par  un  rêve  qui  m'annon- 
çait les  malheurs  dont  vous  êtes  menacée, 
je  viens  de  prier  la  bonne  Vierge  de  veiller 
sur  vous,  et  là,  dans  l'église,  les  mêmes 
choses  que  j'avais  vues  en  rêve  se  sont  de 
nouveau  présentées  à  mon  esprit.  Une  voix 
secrète  me  dit  que  ce  songe  n'est  qu'un 


165 


pressentiment-,  ah  !  fuyez!  fuyez  ces  lieux 
qui  vous  deviendront  funestes  avant  qu'il 
soit  longtemps,  cherchez  un  refuge  dans 
ces  asiles  ouverts  par  la  religion  pour  pro- 
téger l'innocence  et  où  le  pouvoir  des  hom- 
mes ne  pourra  vous  atteindre.  Faut-il  vous 
suivre  pour  vous  prouver  que  j'obéis  à  une 
sainte  conviction,  je  suis  prêle-,  mais  de 
grâce  point  d'hésitation,  une  seule  journée 
d'irrésolution  et  votre  malheureuse  destinée 
s'accomplit.  » 

En  parlant  ainsi,  l'orpheline  avait  l'air 
d'être  inspirée  de  Dieu. 

Alix  voulut  dissimuler  l'impression  qu'elle 
éprouvait  et  se  retira  en  disant  qu'elle  allait 
prier  son  ange  gardien  de  l'éclairer  dans  la 
détermination  qu'elle  avait  à  prendre,  et 
elle  engagea  l'enfant  à  retourner  de  son 
côté  à  l'église  pour  invoquer  de  nouveau 
l'assistance  de  la  Vierge  Marie. 

Toutes  les  personnes  du  château  s'aper- 
çurent du  trouble  d'Alix,  il  fut  interprété 
de  diverses  manières  ;  mais  on  n'osa  point 
lui  en  demander  la  cause;  elle  prétexta  une 
indisposition  et  pria  son  oncle  de  lui  ac- 
corder la  permission  de  se  retirer  dans  son 
appartement. 

Olivier,  étonné  de  l'air  profondément 
triste  de  sa  nièce,  jeta  un  coup  d'oeil  scru- 
tateur sur  cette  physionomie  que  l'art  de  la 
dissimulation  n'avait  point  encore  flétrie, 
et  il  devina  que  la  jeune  lillc,  jusqu'alors 
soumise  et  sans  volonté,  venait  de  former 
le  projet  de  secouer  la  domination  de  fer 
qu'on  lui  avait  imposée.  «  Du  projet  à  l'exé  ■ 
cution  il  y  a  loin,  surtout  pour  une  âme 
craintive  et  sans  aucune  énergie ,  se  dit  à 
part  lui  le  sire  de  Clisson,  nous  allons  en- 
tourer notre  nièce  de  la  surveillance  la  plus 
active,  et  à  la  moindre  tentative  de  révoile 
j'engagerai  la  lutte  ;  nous  verrons  qui  en 
sortira  vainqueur.  Pauvre  enfant  !  j'ai  bien 
peur  qu'elle  n'ait  à  se  repentir  de  ses  velléi- 
tés d'indépendance  !...»  Si  quelqu'un  eût  pu 
apercevoir  en  ce  moment  l'expression  sata- 
uiquede  la  Jigure  d'Olivier,  il  en  eût  frémi. 


H  était  une  heure  du  matin,  Alix,  fortifiée 
contre  les  terreurs  de  son  âme  par  la  lec- 
ture de  l'Imitation  de  Jésus-Christ,  allait 
fermer  ce  livre  admirable  où  toute  douleur 
trouve  une  consolation,  lorsqu'elle  entendit 
un  léger  bruit  à  sa  porte,  elle  tressaillit  de 
frayeur,  et  ce  fut  à  peine  si  elle  se  rassura 
lorsqu'elle  reconnut  la  voix  de  son  oncle 
qui  lui  demandait  s'il  pouvait  entrer  dans 
sa  chambre. 

«  Excusez  ma  visite  à  pareille  heure, 
chère  nièce,  dit  Olivier  en  prenant  le  son 
de  voix  le  plus  affectueux  du  monde  ,  ma 
sollicitude  paternelle  s'est  inquiétée  lors- 
qu'en  faisant  ma  ronde  de  nuit  j'ai  aperçu 
de  la  lumière  dans  votre  chambre;  j'ai  craint 
que  votre  indisposition  de  la  journée  n'eut 
augmenté,  et  j'ai  voulu  m'en  assurer. 

—  Merci  mille  fois,  mon  excellent  oncle, 
de  tout  votre  intérêt;  mais  calmez  vos  in- 
quiétudes, j'ai  eu  recours  à  un  remède  in- 
faillible, et  maintenant  je  me  sens  beaucoup 
mieux  :  demain,  après  une  nuit  de  repos, 
je  serai,  je  l'espère,  complètement  remise.  » 

Et  Alix  pressa  affectueusement  la  main  de 
son  oncle  pour  lui  prouver  combien  elle 
était  reconnaissante  de  l'intérêt  qu'il  lui  té- 
moignait. 

•  J'ai  toujours  entendu  dire  que  la  nuit 
était  le  moment  des  confidences,  et  puisque 
le  hasard  m'a  conduit  près  de  vous,  j'en 
profiterai  pour  vous  instruire  d'un  projet 
qui  vous  concerne:  le  comte  de  Kerversion, 
mon  ami  le  plus  intime,  s'est  épris  d'une 
belle  passion  pour  vous,  il  m'a  demandé 
votre  main,  et  comme  il  joint  à  un  beau  nom 
une  immense  fortune,  je  me  suis  empressé 
de  lui  envoyer  mon  consentement,  ne  pou- 
vant pas  supposer  que  vous  voulussiez  re- 
jeter une  si  belle  alliance.  Le  comte  arrive 
demain  ;  au  milieu  de  toutes  nos  préoccu- 
pations j'avais  oublié  de  vous  en  avertir  ; 
j'espère  que  vous  vous  efforcerez  de  justi- 
fier, près  de  votre  futur  époux,  la  réputa- 
tion de  jeune  personne  accomplie  que  vous 
vous  êtes  acquise  dans  tout  ce  pays.  » 


166 


A  cette  onvertiire  si  biustiue  et  si  iiial- 
leiidue,  Alix  demeura  muette  de  stupélac- 
tiou,  elle  OÊ  répondit  pas  tin  liitit.  Xvèc  deX 
instinct  que  possède  toute  feinme  d'intelli- 
gence, elle  comprit  que  le  tooment  n'était 
point  favorable  pour  commencer  à  lutter 
contré  les  intentions  de  son  oncle,  et  elle 
eut  l'aif  de  se  soumettre  sans  réflexions  an 
jong  qu'on  voulait  lui  imposer.  Mais  cette 
soumission  apparente  était  luin  de  conten- 
ter le  siredeClisson,  il  avait  trop  de  péné- 
tration pour  ne  s'être  point  déjà  aperçu 
qu'Alix  était  sous  la  puissance  d'un  senti- 
ment qui  la  dominait  et  qui  la  débordait  à 
son  insu.  Tout  fut  mis  en  œuvre  pour  dé- 
couvrir quel  était  celui,  parmi  les  personnes 
(le  la  maison,  qui  était  parvenu  à  allumer 
dans  le  cœur  d'Alix  un  auiour  insensé.  Ses 
souproQS  plHnèrent  bientôt  sur  le  jeune 
page  Fernand  de  Beaudricourt:  il  ne  lui  res- 
tait plus  maintenant  qu'à  changer  ses  Soup- 
çons en  certitude,  et  l'occasion  qui  s'offrait 
tout  naturellement  à  lui  était  trop  belle 
pour  qu'il  n'en  profitât  point. 

«Je  suis  touché,  ma  nièce,  du  désir  que 
vous  avez  de  m'èlre  agréable  en  ne  rejetant 
pas  l'alliance  que  je  vous  propose,  cepen- 
dant malgré  la  sévérité  de  mes  principes  sur 
la  soumission  absolue  que  les  enfants  doi- 
vent à  leurs  parents,  je  ne  voudrais  pas 
que,  dans  une  circonstance  où  il  s'agit  du 
bonheur  de  toute  votre  vie,  vous  ne  prissiez 
conseil  que  de  mon  expérience;  il  faut 
aussi  que  vous  consultiez  votre  cœur,  et  si 
par  hasard  vous  éprouviez  une  répugnance 
invincible  pour  le  mariage  que  je  vous  pro- 
pose, je  vous  donne  ma  parole  de  gentil- 
homme qu'il  ne  vous  en  sera  jamais  re- 
parlé. > 

Alix,  encouragée  par  ces  paroles  affec- 
tueuses, crut,  simple  enfant  qu'elle  était,  à 
leur  sincérité,  et  elle  se  sentit  disposée  à 
confier  franchement  les  peines  de  son  cœur. 

«  Vous  êtes,  depuis  plusieurs  aunées, 
mou  seul  protecteur,  et  vous  avez  juré  sur 
l'Evangile,  à  celle  (jui  m'aima  si  lendremtnt 


I  sur  la  tef  re  et  qui  maintenant  veille  du  haut 
du  ciel  sur  sa  fille  bien-aimée,  d'être  mon 
guide,  motl  appui,  mon  ami  le  plus  dé- 
voué !...  Je  crois  à  vos  serments,  à  voire  af- 
fection, et  pour  vous  le  prouver  je  vous  di- 
rai qu'un  sentiment  profondément  enraciné 
au  fond  de  mon  cœur  ne  me  permet  pas  d'é- 
couter les  propositions  que  vous  me  faites; 
j'ai  engagé  ma  foi,  et  maintenant  il  ne  m'est 
plus  possible  de  disposer  de  ma  personne 
sans  parjur.r  une  parole  sacrée,  lâcheté 
dont  je  prie  Dieu  de  me  préserver  !...  • 

La  phy.^ionomie  d'Olivier  exprimait  une 
colère  cnceiitrée,  Alix  ne  parut  pas  s'en 
éîiiouvoir. 

«  L'aveu  que  je  vous  fais  pour  avoir  le 
mérite  de  la  sincérité  doit  être  complet;  du 
reste  pourquoi  vous  tairai-je  le  nom  de  ce- 
lui qui  a  su  m'inspirer  un  sentiment  fondé 
sur  l'esliiiie  la  plus  vraie?...  lise  peut  que 
leshommesle  trouvent  condamnablcaupoint 
de  vue  de  leurs  étroits  préjugés,  et  je  crains 
qu'ils  n'élèvent  d'insurmontai)!es  obstacles 
contre  la  réalisation  de  mon  désir  le  plus 
cher,  aloi-s  comme  ce  serait  folie  à  moi,  fai- 
ble femme,  de  vouloir  entreprendre  une 
lutte  au-dessus  de  mes  forces,  je  courberai 
lu  tête  devant  les  lois  du  monde,  et  j'irai 
ui'ensevelir  dans  une  de  ces  retraites  où  la 
religion  se  fait  la  consolatrice  des  affligés!...» 

La  iureur  du  sire  de  Clisson  était  arrivée 
à  son  paroxysme,  elle  éclata  avec  d'autant 
plus  de  déchaînement  qu'elle  avait  été  con- 
tenue pendant  quelques  instants.  En  pré- 
sence d'une  telle  colère,  Alix,  pieuseuieut 
résignée,  comprit  qu'il  fallait  se  soumettre 
pour  ne  pas  se  rendre  responsable  des  ex- 
cès auxquels  la  violence  du  caractère  d'O- 
livier pouvait  l'entraîner.  Nais  semblable  à 
un  fleuve  dont  on  vient  de  rompre  la  digue 
et  qui  ne  peut  plus  être  contenu  dans  ses 
limites  ordinaires,  l'emportement  d'Olivier» 
ne  trouvant  pas  d'obstacles,  déborda  eu  in- 
jures grossières  et  en  malédictions  réi- 
térées. 

•  Faut-  il  que  j'aie  vécu  jusqu'à  ce  jour 


167 


pour  être  témoin  de  pareille  humiliation  !... 
voilà  donc  le  fruit  de  mes  conseils  et  des 
sentiments  que  j'ai  tâché  de  développer 
dans  cette  âme  dont  j'avais  si  haute  opi- 
nion, et  que  maintenant!.  .  .  Mais,  non,  ce 
n'est  pas  le  même  sang  qui  coule  dans  nos 
veines ,  l'infâme  !  elle  ose  avouer  qu'elle 
aime  un  simple  page!...  • 

Puis,  comme  si  l'humble  contenance  d'A- 
lix l'eût  irrité  davantage,  le  sire  de  Clisson 
prit  sa  nièce  par  le  bras,  et  avec  cette  voix 
impérieuse  devant  laquelle  chacun  de  ses 
vassaux  tremblait,  il  lui  enjoignit  de  quitter 
le  château  de  Clissnn  à  l'instant  même. 

«  Parlez  au  plus  vite,  lui  dit-il,  et  que 
ma  malédiction  vous  suive  dans  les  lieux  où 
se  porterout  vos  pas.  • 

Alix,  par  un  mouvement  brusque,  se  dé- 
gagea de  la  main  de  fer  qui  l'étreignait,  et 
jetant  sur  son  oncle  un  regard  de  profond 
mépris  : 

«  L'innocence  doit  compter  sur  l'appui 
du  ciel;  je  puis  donc  quitter  ces  lieux  Sans 
crainte  pour  mon  avenir,  Dieu  y  pourvoira  ; 
mais  celui  qui  protège  les  orphelins  et  qui 
défend  les  oppriuiés  prendra  soin  de  ma 
vengeance,  et  vos  malédictions  retouibe- 
ront  sur  vous  :  sire  de  Clisson,  avant  qu'un 
mois  soit  écoulé  vous  comparaîtrez  devant 
le  juge  suprême  !... 

En  disaut  ces  mots,  Alix  ouvrit  la  porte 
de  sa  chambre,  et  elle  s'éloigna  rapidement, 
ne  sachant  trop  de  quel  côté  diriger  ses 
pas  ;  les  émotious  violentes  de  la  journée 
lui  avaient  ôlé  momentanément  l'usage  de 
sa  raison. 

III. 

Deux  heures  venaient  de  sonner,  le  vi- 
comte de  Bar  et  le  jeune  Fernand  de  Beau- 
dricourt  étaient  chacun  à  leur  poste,  atten- 
tifs au  moindre  bruit,  et  le  poignard  levé 
pour  tuer  celui  dans  lequel  l'un  des  deux 
assassins  voyait  un  traîtro  à  lu  patrie,  et 
Tautie  un  rival  dangcieux.  11  (.ùt  été  dil'li- 


cile  de  deviner  quel  était  celui  des  deux  dont 
la  haine  était  la  plus  ardente;  le  tigre  qui 
attend  le  voyageur  égaré  dans  les  sombres 
détours  d'une  de  ces  immenses  forêts  du 
Nouveau-Monde,  n'est  pas  plus  altéré  de 
sang  qu'ils  ne  l'étaient. 

Deux  portes  dérobées  donnaient  sur  le 
préau-,  que  le  sire  de  Clisson  passât  par  l'une 
ou  par  l'autre,  sa  mort  était  certaine.  Sou- 
dain le  vicomte  tressaille!...  son  oreille  ne 
l'a  point  trompé!  il  écoute  avec  attention, 
et  bientôt  il  distingue  des  pas  précipités  qui 
s'avancent  de  son  côté.  AU  moment  d'accom- 
plir sa  vengeance,  sa  figure  s'illumine  du  vif 
sentiment  de  joie  intérieure  qu'il  éprouve, 
et  il  ne  peut  s'empêcher  de  l'exprimer  à  voix 
basse  en  murmurant  :  «  Je  vais  donc  faire 
justice  (lu  traître  !  .  • » 

La  porte  s'ouvrit  brusquement,  et  prompt 
comme  l'éclair,  le  vicomte,  d'une  main 
ferme,  enfonce  son  poignard  dans  la  poitrine 
de  la  personne  qui  s'offre  à  lui.  Un  cri  re- 
tentit ;  au  son  de  cette  voix,  Fernand  accourt, 
il  a  reconnu  la  voix  d'Alix...  Hélas!  c'était 
bien  elle  qui  venait  d'être  frappée  d'un 
Coup  mortel  !...  En  fuyant,  le  hasard  l'avait 
conduit  du  côté  du  préau,  et  malgré  le  secret 
pressentiment  qui  l'avertissait  du  danger 
dont  elle  était  menacée,  n'écoutant  que  son 
courage,  elle  s'était  hasardée  à  franchir 
l'une  des  deux  portes  dérobées  où  la  mort 
l'attendait. 

Lorsque  Fernand  eut  contemplé  pendant 
quelques  secondes  ce  corps  inanimé,  étendu 
sur  l'herbe  et  baigné  dans  une  mare  de 
sang,  sa  raison  l'abandonna  ;  il  lui  fut  im- 
possible de  se  rendre  compte  de  la  situa- 
tion où  il  se  trouvait;  ce  qu'il  comprit  seu- 
lement, c'est  qu'Alix  venait  d'être  assas- 
sinée, et  brandissant  son  poignard,  il  se 
mit  au  hasarda  lu  poursuite  du  meurtrier, 
eu  jetant  des  cris  qui  retentirent  sous  les 
sombres  voûtes  du  château  de  Clisson,  et 
répandirent  partout  l'alarme. 

Bientôt  de  nombreux  serviteurs  arrivè- 
rent avec  des  torches  allumées;  quel  ne  fut 


168 


pas  leur  tUroi  lorsqu'ils  se  trouvèrent  en 
présence  de  leur  jeune  maîtresse,  le  corps 
percé  d'un  coup  de  poignard,  et  ne  donnant 
plus  signe  de  vie.  On  s'empressa  de  la 
transporter  dans  sa  chambre.  Le  sire  de 
Clisson  fut  averti  du  cruel  événement  qui 
venait  d'avoir  lieu. 

A  cette  nouvelle, celui  qui,  quelques  ins- 
tants auparavant,  s'était  montré  si  impitoya- 
ble, pâlit  d'épouvante,  il  se  jeta  à  genoux, 
et  conjura  Dieu  de  le  prendre  en  miséri- 
corde. Puis  après  de  nombreux  efforts  pour 
rassembler  son  courage,  il  se  dirigea  en 
chancelant  vers  la  chambre  de  sa  nièce. 

Alix,  étendue  sur  son  lit  et  parée  d'une 
robe  blanche ,  paraissait  plutôt  endormie 
dans  un  doux  sommeil  que  privée  de  la  vie  \ 
sa  physionomie  angélique  n'offrait  aucune 
trace  de  mort,  et  un  étranger  qui  serait 


survenu  aurait  fort  bien  pu  demander  la 
cause  des  larmes  qui  se  répandaient  autour 
du  lit  de  la  jeune  (ille. 

Lorsque  la  nouvelle  de  la  triste  mort 
d'Alix  de  Goulaine  fut  connue  dans  la  con- 
trée, il  y  eut  des  prières  sur  toutes  les  lè- 
vres et  des  pleurs  dans  tous  les  yeux  :  les 
uns,  les  heureux  de  ce  monde,  perdaient  en 
elle  le  modèle  des  châtelaines  gracieuses  et 
aimables  ;  les  autres,  les  pauvres,  se  voyaient 
privés  tout  à  coup  d'une  providence  qui  ne 
leur  avait  jamais  fait  défaut.  Les  regrets  de 
tous  étaient  donc  bien  justifiés. 

A  quelques  mois  de  là,  le  seigneur  Olivier 
de  Clisson,  convaincu  de  félonie,  payait  de 
sa  tète  la  haine  que  sa  déloyauté  avait  ins- 
pirée au  roi  de  France,  Philippe  de  Valois*. 

Amédée  du  Chalabd. 


L'ABIME  DU  MEURTRE. 


(LÉGENDE.) 


Il  y  a  près  de  trois  cents  ans  que,  dans  un 
pays  fort  éloigné,  sur  les  terres  de  lord  Cas- 
silis,  entre  Ayrshire  et  Galloway,  s'étendait, 
durant  quelques  milles  le  long  de  la  grande 
route,  un  marais  qui  semblait  sans  borne 
et  qui  fatiguait  l'œil  du  voyageur  par  l'uni- 
formité et  la  désolation  deson  aspect-,  aucun 
Rrbre  n'en  animait  la  vaste  étendue,  aucune 
plante  n'y  croissait  pour  orner  ce  sol  triste 
et  abandonné^  l'horizon  servait  seul  de  li- 
mites à  ce  désert  affreux,  et  l'on  n'y  voyait 
aucune  trace  d'habitations,  si  ce  n'est  quel- 
ques cabanes  délabrées  qui  s'y  trouvaient 
ça  et  là  vers  le  centre,  et  un  chemin  ou 
plutôt  un  sentier,  pour  ceux  que  la  uéces- 

(l)  \'ijyez, le',Précis  de  l'Histoire  de  Bretagne,  par 
Ed.IUclier,  p.  19,  173,20-2, 


site  forçait  à  passer  par  cet  endroit  ;  ce  lieu 
fut  tous  les  jours  moins  fréquenté,  et  prit 
un  aspect  plus  sinistre. 

H  courait  d'étranges  bruits  sur  ce  que 
des  voyageurs  imprudents  avaient  été  atta- 
qués sur  ces  bruyères  desséchées;  plusieurs 
personnes  qu'on  savait  avoir  pris  ct'tte  route 
ayant  disparu  mystérieusement,  leurs  pa- 
rents tirent  les  recherches  les  plus  rigou- 
reuses sans  pouvoir  découvrir  aucune  trace 
des  meurtriers  ou  de  leurs  victimes.  On  dé- 
sertait par  degrés  les  tristes  cabanes  qui  se 
trouvaient  sur  la  bruyère  pour  aller  s'éta- 
blir dans  des  hameaux  éloignés,  jusqu'à  ce 
qu'enfin  il  ne  resta  pins  qu'une  petite  chau- 
mière habitée  par  une  vieille  femme  et  ses 
deux  fils,  qui  gémissaient  hautement  de  ce 
que  la  pauvreté  les  enchaînait  à  ce  séjour 


169 


mystérieux  et  solitaire  ;  les  voyageurs  qui 
fréquentaient  cette  route,  se  réunissaient 
toujours  pour  se  protéger  les  uns  les  autres, 
et  si  la  nuit  les  surprenait,  ils  s'arrêtaient 
ordinairement  dans  la  cabane  de  la  vieille 
femme,  où  la  propreté  les  dédommageait  de 
l'aisance  qui  y  manquait,  et  où  leur  courage 
renaissait  à  l'aspect  d'un  feu  péliilaHt;  ils 
souriaient  alors  des  terreurs  imaginaires  de 
leur  route,  et  les  plus  timides  tremblaient 
encore  en  écoutant  les  récits  effrayants  que 
leur  faisaient  leurs  hôtes  pour  les  divertir. 
Pendant  une  nuit  de  novembre,  obscure 
et  orageuse,  un  jeune  colporteur  traversait 
à  la  lîâle  le  marais  terrible.  Eflrayé  de  se 
trouver  seul  dans  ces  régions  immenses  et 
dévastées,  mille  traditions  effrayantes  qui 
se  rattachaient  à  ce  lieu  d'horreur  lui  re- 
venaient à  l'esprit;  la  bruyère  lui  semblait 
peuplée  de  ceux  qui  n'étaient  plus,  et  les 
oiseaux  qui  volaient  au-dessus  de  sa  tète 
semblaient,  par  leurs  cris  perçants  et  lu- 
gubres, l'avertir  du  danger  qui  le  menaçait  ; 
il  faisait  à  tâtons  quelques  pas  tremblants, 
dont  le  retentissement  le  glaçait  de  terreur. 
Tout  à  coup,  il  vit  briller  une  lumière  dans 
le  lointain,  et  supposant  qu'elle  venait  de 
la  chaumière  de  la  vieille  femme,  il  dirigea 
ses  pas  de  ce  côté.  On  sembla  ne  l'avoir  pas 
entendu  la  première  fois  qu'il  frappa  à  la 
porte  ;  mais  il  se  lit  aussitôt  un  grand  bruit, 
et  tout  parut  agité  dans  la  chaumière  :  le 
jeune  voyageur,  s'approchant  d'une  fenêtre, 
chercha  à  découvrir  ce  qui  s'y  passait;  la 
vieille  femme  se  hâtait  de  nettoyer  le  plan- 
cher, en  le  grattant  fortement,  et  elle  y  ré- 
pandait une  grande  quantité  de  sable,  tandis 
que  ses  deux  fils  s'empressaient  de  jeter 
quelque  chose  de  gros  et  de  lourd  dans  une 
grande  caisse,  qu'ils  fermèrent  soigneuse- 
ment à  clef.  Le  jeune  homme  se  mit  k  frap- 
per a  la  fenêtre;  la  consternation  se  peignit 
alors  si  vivement  sur  la  physionomie  des 
trois  personnages,  que  le  pauvre  garçon  en 
recula  d'effroi;  mais  avant  qu'il  eut  le  temps 
de  réfléchir  sur  ce  qu'il  venait  de  voir,  la 


porte  s'ouvrit  brusquement,  et  un  des  hom- 
mes le  saisissant  fortement  par  le  bras,  l'en- 
traîna dans  la  cabane. 

«  Etes-vous  seul  ?  demanda  la  viei  Ile  d'une 
voix  rauque  qui  glaça  de  terreur  celui  à  qui 
elle  s'adressait. 

—  Oui,  répondit-il,  jesuisseul  ici;  hélas! 
oui,  ajouta-t-il  avec  une  émotion  dont  il 
n'était  pas  le  maître,  je  suis  seul  dans  ce 
vaste  monde  ;  il  n'est  personne  qui  voulût 
me  secourir  dans  ma  détresse,  ni  verser  sur 
moi  une  seule  larme,  s'il  m'arrivait  de  mou- 
rir cette  nuit. 

—  C'est  pourquoi  vous  êtes  le  bienvenu .  « 
dit  un  des  hommes  en  souriant  amèrement, 
et  jetant  un  regard  d'une  expression  toute 
particulière  sur  les  autres  habitants  de  la 
chaumière. 

Le  jeune  garçon  s'approcha  du  feu  en 
tremblant,  regrettant  de  n'avoir  pas  plutôt 
cherché  un  asile  dans  ces  huttes  abandon- 
nées, éparses  dans  le  marais,  que  d'être 
venu  demander  l'hospitalité  à  des  gens  si 
suspects. 

La  chambre  où  il  se  retira  pour  y  passer 
la  nuit  avait  un  air  de  confusion  et  d'aban- 
don, les  rideaux  semblaient  avoir  été  dé- 
chirés en  les  arrachant  du  lit  avec  violence, 
et  ils  pendaient  en  lambeaux  ;  îa  table  parais- 
sait avoir  été  cassée  par  quelques  violentes 
secousses,  et  les  débris  de  plusieurs  meubles 
se  trouvaient  dispersés  sur  le  plancher;  le 
pauvre  enfant  avait  prié  qu'on  laissât  de  la 
lumière  dans  sa  chambre  pendant  la  nuit  ; 
il  examina  attentivement  la  serrure  de  la 
porte,  et  vit  avec  effroi  qu'elle  avait  dû  être 
forcée  peu  de  temps  avant,  et  qu'elle  était 
rouillée  et  toute  brisée. 

Plusieurs  heures  s'écoulèrent  avant  que 
le  pauvre  garçon  pût  essayer  de  chercher 
du  repos,  mais  eulin  ses  sens  commencèrent 
à  s'engourdir,  quoique  son  imagination  res- 
tât péniblement  active,  et  présentât  à  son 
esprit ,  avec  toute  la  force  de  la  réalité ,  de 
nouvelles  scènes  d'horreur.  11  fut  bientôt  ré- 
veillé en  sursaut  par  un  cri  de  détresse;  il 


170 


reprit  ses  sens,  s'assit  sur  son  lit;  le  bruit 
cessa,  et  il  tâchait  de  se  persuader  que  ce  n'é- 
tait que  la  suite  de  son  sommeil  agité.quand , 
jetant  les  yeux  vers  la  porte ,  il  vit  au- 
dessous  un  large  ruisseau  de  sang  qui  cou- 
lait lentement  sur  le  plancher;  rempli  d'ef- 
froi, il  s'élança  à  bas  de  son  lit  et  courut 
à  sa  porte,  dunt  une  fente  lui  permit  de  voir 
tout  ce  qui  se  passait  dans  la  chambre  voi- 
sine; ses  craintes  s'évanouirent  bientôt 
quaud  il  s'aperçut  que  ce  n'était  qu'un 
chevreuil ,  que  l'un  venait  de  tuer  ;  et  il  al- 
lait se  remettre  au  lit  honteux  de  ses  vaines 
frayeurs,  quand  il  entendit  une  conversation 
qui  le  rendit  immobile  d'effroi.  '  Cette  tâche 
est  plus  facile  que  celle  d'hier,  dit  l'homme 
qui  tenait  le  chevreuil,  je  voudrais  que  tous 
les  cous  que  nous  avons  coupés  ne  noua 
eussent  pas  donné  plus  de  peine  ;  avez-vous 
jamais  entendu  rien  de  semblable  au  bruit 
qu'a  fait  ce  vieillard  la  nuit  dernière  !  il  est 
heureux  que  nous  n'ayons  de  voisins  (pi'à 
deux  milles  d'ici ,  autrement  ils  l'auraient 
entendu  implorer  du  secours  et  de  la  misé- 
ricorde. 

—  N'en  perle  pas,  dit  l'autre  ;  je  n'ai  ja- 
mais auué  le  sang  répandu. 

—  Ah!  ah!  reprit  celui-ci  en  souriant  avec 
amertuuie,  c'est  vous  qui  parlez  ainsi,  vous? 

—  Oui,  moi,  dit  le  premier  d'un  ton 
lugubre,  l'abîme  du  meurtre  est  ce  qui 
me  convient ,  il  ne  dévoile  rien ,  une  lutte 
d'un  moment ,  un  seul  mauvais  pus  ,  et  la 
victime  est  morte  et  enterrée  en  un  instant , 
je  défierais  tous  les  officiers  de  la  chrétienté 
de  voir  là  aucun  mal. 

—  11  est  vrai  de  dire  que  la  nature  nous  a 
bien  servis  en  foraiant  un  lieu  comme  ce- 
lui-ci. Qui  croirait,  en  voyant  sur  la  bruyère 
uu  trou  reuipii  d'eau  claire,  et  si  petit  que 
l'herbe  le  recouvre  en  se  rejoignant,  que  la 
profondeur  n'en  est  pas  possible  à  sonder, 
et  que  plus  de  quarante  personnes  y  ont  reu- 
contic  la  mort  ?  ce  gouiVre  les  dévore  comme 
uu  monstre  vorace. 

—  Comment  voulez  vuu:-  vl'Uo  'Icfaue  du 


jeune  homme  qui  est  dans  la  chambre  voi- 
sine?»  demanda  la  vieille  à  voix  basse;  son 
fils  aîné  lui  fit  signe  de  se  taire,  en  lui  mon- 
trant du  doigt  la  porte  derrière  laquelle 
était  blottie  leur  proie  tremblante  ,  tandis 
que  l'autre,  avec  une  expression  de  férocité 
brutale,  se  mit  le  couteau  sanglant  près  de 
la  gorgi'  pour  faire  comprendre  ce  (ju'un  lui 
destinait. 

Le  jeune  homme  avait  un  esprit  hardi  et 
courageux ,  que  le  désespoir  ranimait,  mais 
one  résistance  ouverte  offrait  peu  de  chances 
de  salut,  et  la  fuite  semblait  être  sa  seule 
ressource  ;  il  se  glissa  donc  saiis  bruit  vers 
la  fenêtre,  et  ayant,  par  un  efffjrt  déses- 
péré, rompu  le  verrou  qui  fermait  le  vo- 
let, il  se  laissa  tomber  doucement  et  sans 
peine  sur  la  terre,  puis  il  s'arrêta  un  instant, 
agité  par  l'affreuse  hésitation  où  il  était  de 
la  route  quil  lui  fallait  prendre.  Cette 
prompte  délibération  fut  interrompue  par 
la  voix  horrible  d'un  des  homu/es  qui  s'é- 
criait :  «  11  s'est  enfui  ;  qu'on  lâche  le  chien 
du  sang  ;  »  ces  mots  firent  sur  le  pauvre  gar- 
çon l'effet  d'une  cloche  funèbre;  la  fuite 
lui  paraissait  alors  impossible  ;  ses  jambes 
pouvaient  à  peine  le  porter;  le  cœur  lui 
manquait.  Périrai-je  sans  me  défendre?  se 
dit-il  cherchant  à  ranimer  son  courage , 
et  semblable  k  un  lièvre  poursuivi  par  de 
cruels  chasseurs,  il  s'enfuit  sur  la  bruyère; 
le  silence  de  la  nuit  fut  aussitôt  interrompu 
par  les  aboiements  du  chien  du  sang  et  la 
voix  de  ses  maîtres  qui  résonnait  à  travers 
le  marais  pour  stimuler  son  ardeur;  hale- 
tant, épuisé,  le  pauvre  jeune  homme  pour- 
suivait sa  course  désespérée ,  chaque  mo- 
ment donnant  de  l'avantage  à  ses  meurtriers 
en  diminuant  ses  forces  ;  l'obscurité ,  qui  lui 
semblait  impénétrable,  n'arrêtait  pas  le  chien 
du  sang,  et  ses  horribles  aboiements  s'ap- 
proch.nent  de  plus  eu  plus  de  son  oreille, 
quaud  il  vit  briller  distinctement,  à  quel- 
ques pas,  la  lanterne  que  portaient  les  deux 
homnits. 

En  s'olumaul  le  plus  vite  qu'il  put .  le 


171 


pauvre  garçon  tomba  avec  violence  sur  un 
tas  de  pierre,  et  n'ayaul  que  sa  chemise 
pour  tout  vêtement,  il  se  litcliîra  cruelle- 
ment et  resta  tout  sanghiul  et  presque  sans 
connaissance  étendu  sur  la  terre. 

La  voix  des  assassins  et  les  hurlements  du 
chien  se  rapprochaient  tellement,  qu'une 
mort  soudaine  lui  semblait  inévitable;  dé- 
jà il  croyait  sentir  le  couteau  sanglant  ap- 
puyé sur  sa  gorge,  le  désespoir  lui  rendit 
du  courage  ;  dans  les  angoisses  d'une  frayeur 
qui  tenait  de  la  folie,  il  s'élança  si  rapide- 
ment qu'il  semblait  avoir  des  ailes  ;  un  cri 
perçant,  parti  du  lieu  qu'il  venait  de  quitter, 
frappa  son  oreille,  sans  interrompre  sa  fuite, 
le  chien  s'était  arrêté  à  l'endroit  où  les  bles- 
sures du  jeune  lioaiuie  avaient  si  iiboii- 
damment  saigné,  et  croyant  lâchasse  linie, 
il  s'était  étendu  par  terre  et  rien  ne  pou- 
vait l'engiiger  a  suivre  [dus  loin  ses  maî- 
tres; menaces,  coups,  tout  fut  inutile,  la 
vue  du  sang  lui  persuadant  que  sa  tâche 
était  remplie,  il  persista  à  demeurer  avec 
obstination  à  cette  place. 

Le  malheureux  colporleur  continua  de 
fuir  jusqu'au  lendemain  matin  à  la  pointe 
du  jour,  croyant  toujours  entendre  le  bruit 
des  pas  de  ses  assassins  et  leurs  cris  épou- 
vantables. 

Il  arriva  enfin  à  un  village  situé  à 
dix  milles  de  là,  et  répandit  aussitôt  l'a- 
liirme  dans  tout  le  voisinage.    On  arrêta 


sur-le-champ  les  trois  misérables  qui  con- 
fessèrent qu'ils  avaient  fait  périr  près 
de  cinquante  victimes  dans  l'abîme  du 
meurtre  dunt  ils  imliquèreut  l'endroit,  et 
auprès  duquel  ils  reçurent  le  châtiment  dû 
à  leurs  crimes.  On  retira  avec  beaucoup 
de  peine  les  cadavres  de  quelques  personnes 
qui  y  avaient  été  jetés  ;  mais  l'ouverture  en 
est  si  étroite  et  la  profondeur  si  extraor- 
dinaire, que  tous  ceux  qui  la  voient  sont 
portés  à  croire  la  tradition  du  pays  qui 
le  dit  impossible  à  sonder. 

Le  lieu  où  ces  événements  se  passèrent 
est  encore  dans  le  mêiïie  état  qu'il  y  a 
trois  cents  ans.  0^i''"id,  placé  sur  le  bord 
glissant  de  cet  aiïreux  abîme  et  en  sépa- 
rant l'herbe  qui  le  couvre ,  on  interroge 
sa  mystérieuse  profondeur;  quand  on  vous 
raconte  la  lutte  des  victimes  qui  s'atta- 
chaient à  celte  herbe  comme  à  leur  der- 
nière espérance  de  salut,  et  les  derniers 
efforts  de  vengeance  qu'ils  faisaient  pour 
entraîner  avec  eux  leurs  assassins,  quand 
on  vous  dit  que  depuis  trois  cents  ans  les 
eaux  limpides  de  cette  source  du  désert  n'ont 
point  été  goûtées  par  des  lèvres  humaines, 
que  le  voyageur  solitaire  y  est  encore  pour- 
suivi par  les  cris  du  chien  du  sang,  c'est 
alors  seulement  qu'on  peut  se  faire  une 
juste  idée  de  la  terreur  qu'inspire  l'abîme 
du  meurtre. 

(Traduit  de  l'anglais.) 


MON  ANGE  GARDIEN. 


J'avais,  étant  enfant,  un  doux  ange  gardien 
Pour  présenter  mon  front  aux  lèvres  paternelles  ; 
Son  cœur  brûlant  d'amour  a  réchauffé  le  mien, 
J'ai  trouvé  bien  longtemps  un  abri  sous  ses  ailés. 


H  priait  chaque  soir  auprès  de  mon  berceau, 
Mes  rêves  c'était  lui,  puis,  quand  venait  l'atirore, 
Et  que  je  m'éveillais  aux  chansons  de  l'oiseali, 
A  mon  premier  regard  il  se  montrait  encore. 


172 

Daus  les  champs  de  la  vie  ou  je  cueillais  des  fleurs, 
L'épine  était  la  part  qu'il  a  toujours  choisie  ; 
Et  de  la  coupe  amère  où  je  mêlais  mes  pleurs, 
Il  buvait  tout  le  fiel,  me  laissant  l'ambroisie. 

J'ai  grandi  sous  ses  yeux  pour  aimer,  pour  souffrir, 
En  me  rendant  l'espoir  il  essuyait  mes  larmes. 
Souvent  pur  un  baiser  il  a  su  les  tarir  ; 
Aux  accents  desa  voix  j'oubliais  mes  alarmes. 

Vint  une  heure  fatale,  une  heure  où  pour  toujours 
Il  a  dû  pour  le  ciel  abandonner  la  terre, 
A  l'âge  des  erreurs,  Dieu  m'ôta  son  secours, 
Et  j'avais  tout  perdu  ^  cet  ange,  était  ma  mère! 

Pauline  Hermem. 


LES  SCELLÉS. 


(HISTOIRE  VENDÉENNE.) 


A  une  demi-lieue  du  Conquet,  gracieux 
petit  village,  bâti  sur  la  côte  de  l'Océan, 
les  voyageurs  rencontrent  le  vieux  châ- 
teau de  Ploiierneck,  dont  les  noires  et 
fortes  tourelles  s'élancent  avec  majesté  vers 
le  ciel  mélancolique  de  la  Bretagne.  Devant 
la  façade  orientale  du  vieux  manoir,  se 
déroule  une  forêt  où  règne  un  éternel  si- 
lence; à  l'occident,  la  mer  élargit  ses  ho- 
rizons bleuâtres  que  traversent  rapidement 
des  essaims  de  bateaux  de  pêche,  dont  les 
voiles  grises  s'agitent  au  vent  comme  des 
ailes  d'oiseaux.  Durant  le  jour,  on  entend 
quelquefois  autour  de  cette  grande  maison 
féodale  la  chanson  d'un  pâtre  ou  les  son- 
nettes d'un  troupeau;  mais  la  nuit  aucun 
bruit  n'en  vu-nl  troubler  la  paix  solennelle, 
aucun  mouvement  n'y  trahit  plus  l'exis- 
tence et  le  voisinage  de  l'homme;  on  dirait 
que  toute  créature  se  recueille  afin  d'écou- 
ter les  plaintes  du  vent  sous  les   chênes, 


et  les  longs  sanglots  de  l'Océan  qui  se  brise 
entre  les  rochers  de  la  grève. 

Aucune  parole  ne  saurait  peindre  la  tris- 
tesse sauvage  de  cette  contrée;  l'imagination 
consternée  se  livre  tout  entière  à  l'épou- 
vante des  lieux.  11  n'y  a  plus  de  place  dans 
l'esprit  pour  la  méditation  :  l'œil  se  promène 
vaguement  et  avec  une  sorte  de  terreur  stu- 
pide  entre  le  noir  réseau  des  bois  et  la 
côte  retentissante  de  la  mer. 

Le  château  est  en  harmonie  parfaite  avec 
la  couleur  austère  du  paysage.  La  teinte 
grise  des  murs,  les  mâchicoulis  en  ruines 
sur  le  couronnement  des  tours ,  les  toits 
couverts  d'une  mousse  jaunâtre,  le  vieux 
balcon  de  fer  rouillé,  l'escalier  aux  dalles 
brunies  et  à  demi  brisées  par  l'effort  des 
tempêtes,  tout  l'ensemble  de  ce  noble  bâ- 
timent répond  d'une  manière  convenable  à 
la  sévérité  presque  lugubre  de  l'encadre- 
ment. 


173 


Quelles  familles  ont  habiff^.  tonr  à  tour 
ce  golliiqiie  manoir?  A  quelles  races  de 
chevaliers  cette  vaste  demeure  a-t-elle  ser- 
vi de  berceau?  Comment  ont  vécu,  comment 
sont  morts  tous  ces  châtelains?  Dans  quelles 
périlleuses  expe'ditions  maritimes,  dans 
quels  héroïques  combats  ces  compatriotes 
de  Duguesclin  ont-ils  fait  retentir  le  son 
bizarre  de  leurs  noms  bretons?  Je  l'ignore, 
mais  j'ai  appris  la  dernière  aventure  de  cette 
race  de  gentilshommes  ,  et  je  la  raconte. 
En  1793,  le  marquis  de  Tre'seguidy  habi- 
tait Ploiierneck  avec  ses  d'^ux  fils,  sa  belle- 
tille  et  son  petit-fils,  à  peine  âgé  de  douze 
ans.  La  marquise  de  Tréseguidy,  sa  femme, 
était  morte  depuis  plusietirs  années.  Cette 
famille,  sage  et  d'une  gravité  antique,  se 
mêlait  peu  au  mouvement  du  monde.  Dans 
les  commencements  de  son  mariage,  le  fils 
aîné  du  marquis,  M.  le  comte  de  Tréseguidy, 
avait  conduit  quelquefois  sa  jeune  femme 
aux  fêtes  de  Brest,  mais  après  la  mort  de 
sa  mère  il  avait  cessé  ces  voyages  de  plai- 
sir et  s'était  relire  tont-à-fait  dans  une  vie 
d'études  et  de  méditation. 

Le  baron  ,  son  frère  ,  plus  jeune  de  quel- 
ques années  et  d'une  humeur  moins  austère, 
avait  essayé  l'existence  de  la  plupart  des 
gentilshommes  de  son  temps.  Il  avait  suivi 
durant  deux  ou  trois  années  la  cour  de 
Louis  XVI.  Mais  il  n'avait  pas  tardé  à  reve- 
nir chercher  l'âpre  rivage  oii  son  enfance 
s'était  écoulée.  Chose  remarquable!  le  plus 
grand  nombre  des  seigneurs  bretons  ne 
prirent  point  de  part  aux  joies  des  règnes 
de  Louis  XIV  et  de  Louis  XV.  La  vivacité 
enjouée,  la  débauche  spirituelle,  raflinée, 
de  ces  époques,  s'accoinmodiiieiit  mal  avec 
la  fierté  et  la  raideur  chevaleresques  de  ces 
jeunes  gens;  ils  soupiraient  après  les  grèves 
désolées  de  leur  Océan  et  les,liorizons  ma- 
jestueux de  leur  patrie,  au  milieu  des  lètes 
voluptueuses  de  Versailles. 

Aprèsavoir  tenté  les  ressourcesdu  monde, 
les  deux  jeunes  gens  étaient  rentrés  dans 
leur  vieux  manoir  où  ils  partageaient  la  re- 


traite de  leur  père.  Le  comte,  après  le  repas 
du  matin  ,  s'enfermait  dans  la  bibliothèque 
ou  faisait  des  lectures  en  famille;  le  baron 
sortait  à  cheval  avec  un  piqueur  et  des 
chiens ,  pour  aller  chasser  dans  la  forêt. 
Quant  à  madame  de  Tréseguidy  ,  elle  allait 
s'asseoir  au  côté  de  son  beau-père  qui  ne 
bougeait  guère  de  son  fauteuil.  Durant  ces 
longues  journées,  si  monotones,  le  petit 
Raoul  courait  autour  de  Ploiierneck  avec  le 
fils  d'un  pêcheur  appelé  Janekin,  ou  bien 
allait  s'asseoir  entre  le  marquis  et  sa  mère, 
écoutant  une  conversation  interrompue  sou- 
vent par  des  rêveries  qu'éveillaient  dans, 
l'âme  de  ces  créatures  solitaires  le  bruisse- 
ment des  tlots,  le  murmure  du  vent  dans  les 
salles,  ou  le  sou  lointain  du  cor  au  fond  de 
la  forêt.  ' 

Lorsque  ces  bruits  divers  se  faisaient  en- 
tendre, le  vieux  gentilhomme  se  renfonçait 
davantage  dans  son  fauteuil ,  croisait  les 
mains  sur  sa  poitrine,  et  fermait  paresseu- 
sement les  yeux;  la  jeune  comtesse  laissait 
tomber  sa  tapisserie  sur  ses  genoux;  l'en- 
fant allait  à  la  fenêtre,  où  il  serait  resté  de- 
bout des  heures  entières,  savourant  avec 
délices  la  poésie  muette,  mais  pénétrante, 
de  cette  vie  isolée. 

En  été,  toute  la  famille  allait  se  promener 
dans  les  bois  ou  sur  le  rivage;  de  temps  en 
temps,  elle  poussait  la  course  jusqu'au  Con- 
quet;  mais  cela  arrivait  rarement,  parce 
que  les  jambes  du  vieux  marquis  ne  se  prê- 
taient point  toujours  à  une  promenade  aussi 
longue.  Toutefois,  lorsque  M.  de  Tréseguidy 
avait  pu  accomplir  cette  petite  excursion  , 
il  allait  se  reposer  avec  ses  enfants  dans  lu 
cabane  de  Janekin  le  pêcheur.  II  s'asseyait 
sur  une  vieille  chaise  en  bois,  tandis  que  ses 
fils  et  sa  fille  prenaient  pour  sièges  le  lit  ou 
la  table  de  leur  hôte.  Le  jeune  Raoul  profi- 
lait de  cette  halte  pour  courir  dans  le  vil- 
lage avec  son  compagnon  de  jeux  ,  Pierre 
Janekin. 

C'était  toujours  avec  attendrissement  que 
les  habitants  du  Conquet  recevaient  la  vi- 


17{ 


site  de  leur  vieux  seli^neur;  ils  allaient  à  sa 
renconlrf  aussilùt  ([n'ils  l'aperccvaiprit ,  et 
l'accompagnaient  jusqu'à,  la  porte  de.  Jane- 
kin.  M.  de  Trésegiiidy  aimait  ces  braves  gens 
coirime  des  amis  d'enfance,  il  savait  leur 
histoire  à  tous,  et  il  pouvait  raconter  aux 
jeunes  hommes  mille  détails  sur  la  vif  labo- 
rieuse de  leurs  pères.  II  n'y  a  jamais  eu 
d'ailleurs  entre  la  noblesse  et  le  peuple  bre- 
ton cette  muraille  de  bronze  qui,  en  s'é- 
croulant,  a  creusé  de  si  profonds  abîmes. 
Le  seigneur  était  simple  comme  le  serf:  le 
paysan  labourait  pour  le  noble,  le  noble  ti- 
rait l'épée  pour  le  paysan. 

Toute  cette  population  était  liée  de  bas 
en  haut  par  des  liens  indissolubles,  ceux 
de  la  reconnaissance  et  du  respect. 

Quand  le  marquis  de  Tréseguidy  entrait 
dans  le  village,  Jaiiekin  s'empressait  d'ap- 
proprier sa  cabane,  il  étalait  au  soleil  ses 
filets  mouillés,  nettoyait  le  plancher  embar- 
rassé de  coquilles  d'huîtres,  de  moules  et 
de  warech ,  ramenait  au  chevet  le  drap 
grossier  de  son  lit,  enfin  donnait  a  tout  son 
petit  ménage  de  pêcheur  une  apparence 
d'ordre  et  de  propreté.  Ces  préparatifs  ter- 
minés à  la  hâte ,  il  passait  sa  belle  veste  du 
dimanche,  chaussait  des  souliers,  et,  son 
bonnet  de  laine  rouge  a  la  m  an,  courait 
au-devant  de  son  hôte. 

«  Bonjour ,  Janekin ,  lui  criait  de  loin 
M.  de  Tréseguidy,  je  viens  mettre  garnison 
dans  ta  maison ,  mon  ami  ;  et  en  montrant 
ses  enfants  :  n'est-ce  pas  un  beau  régiment 
que  le  mien.' 

—  Monsieur  le  marquis,  répondait  le  pê- 
cheur en  saluant  gravement,  tout  ce  que  le 
bon  Dieu  a  donné  à  Janekin  sons  le  soleil 
vous  appartient  :  tout,  sa  pauvre  cabane, 
ses  filets  et  sa  vie. 

—  Merci,  mon  ami,  disait  M.  de  Trése- 
guidy en  serrant  la  main  rude  et  vigoureuse 
de  Janekin,  ma  vieille  maison  n'a  jamais  été 
fermée  non  plus  à  ceux  de  ton  nom,  et  j'es- 
père qu'il  n'y  aura  pas  d'ingrats  dans  nos 
familles.  > 


A  chaque  course  du  marquis ,  la  scène  se 
j    passait  a.  peu  près  de  la  même  manière,  sim- 
plement, sans   emphase,  mais  avec   une. 
;    énergique  sincérité. 

'  Les  journées  d'hivi  r  étaient  remplies 
d'une  autre  façon.  Le  miirquis  et  ses  enfants 
se  réunis<:aient  autour  d'une  de  ces  hautes 
cheminées  en  pierre  sculptée,  oii  se  serait 
promené  un  cheval  de  bataille  tout  harna- 
ché et  caparaçonné.  Le  comte  lisait  à  voix 
haute  !•  es  livres  favoris,  et  aussi  quelquefois 
ces  ouvrages  qui  ont  été  écrits  par  des  plu- 
mes charmante^  pour  le  bonheur  et  la  joie 
des  cercles  de  famille,  Télémaque,  les  ro- 
mans de  madame  de  Lafayette,  la  Chau- 
mière Indienne  et  Paul  et  Virginie ,  com- 
positions récentes  de  Bernardin  de  Saint- 
Pierre.  Madame  de  Tréseguidy  suivait  avec 
intérêt,  les  yeux  attachés  sur  son  mari  qui 
lisait  avec  une  admirable  perfection  ,  ces 
beaux  récits,  tout  pleins  à  la  fois  de  pas- 
sion et  de  pureté.  Raoul ,  la  bouche  en- 
tr'ouverte  d'admiration  ,  et  la  tête  appuyée 
sur  l'épaule  de  sa  mère,  écoutait  à  en  perdre 
la  respiration  :  quant  au  baron  et  au  vieux 
marquis,  ils  dormaient  le  plus  souvent:  le 
jeune  homme  inclinant  la  tête  sous  le  poids 
des  fatigues  de  la  matinée,  le  vieillard  sons 
le  poids  bien  autrement  lourd  de  ses  an- 
nées. 

[|  me  faudrait  la  pdlette  du  peintre  pour 
donner  tout  leur  caractère  à  ces  scènes ,  et 
encore ,  comment  l'artiste  exprimerait-il 
les  mille  épisodes  de  ces  veillées,  amenés 
par  le  bruit  des  pas  d'un  voyageur  sous  les 
fenêtres,  par  l'éclat  prolongé  d'une  tem- 
pête ,  ou  le  craquement  des  arbres  cente- 
naires de  la  forêt? 

Mais  cette  famille  ne  pouvait  jouir  long- 
temps d'une  existence  aussi  paisible.  Le 
volcan  qui  grond.iit  à  Paris,  et  dévr)rait  les 
hommes  et  les  choses,  avait  poussé  sa  lave 
incendiaire  jusqu'au  fond  des  bocages  de  la 
Vendée.  Les  Bleus  couraient  déjà  en  tous 
sens,  secouant  dans  les  airs  leurs  torches  et 
leur  épées.  Le  jeune  Larochejacquelein  ap- 


175 


pelait  à  lui  tous  les  gentilshommes  et  tous 
les  paysans  fi'lHes  au  roi  do  Franco. 

MM.  de  Tre'segnidy  crurent  devoir  payer 
la  dette  de  l'honneur,  ils  quittèrent  une  nuit 
leur  château  et  se  rendirent  secrètement,  à 
travers  mille  dangers,  au  qnartier-général 
des  Vendéens.  Le  vieux  marquis  demeura 
seul  à  Ploilerneck  avec  sa  bru,  madame  de 
Tre'seguidy,  et  son  petit-fils  Raoul.  Janekin 
vint  s'établir  au  château  pendant  que  son 
fils  Pierro,  jeune  garçon  de  19  ans,  robuste 
et  hardi  comme  un  Jean-Bart,  continuait  au 
Couqiiel  sou  méfier  de  pécheur.  Eu  partant, 
M.  le  comte  de  Tréseguidy  avait  confié  son 
père,  sa  femme  et  son  fils,  au  dévouement 
sans  borups  du  marin  brettm. 

Trois  mois  s'écoulèrent  sans  que  les  jeu- 
nes gens  (lonna'îsent  de  leurs  nonvelles.  Une 
seule  fois,  un  habitant  du  Conquet  vint  au 
clultciu  apporter  un  billet  qui  ne  renfermait 
que  quat  re  mots;  «  Nous  nous  portons  bien.  » 
La  jeune  femme  passait  ses  nuits  dans  les 
larmes,  le  marquis  vieillissait  à  vue  d'œil, 
pour  ain^^i  dire,  et  Raoul,  inquiet,  agité,  fai- 
sait des  rêves  affreux.  Enfin,  un  soir,  au 
moment  où  M.  de  Tréseguidy  allait  se  re- 
tirer dans  son  appartement,  Janekin  entra 
tenant  à  la  main  un  billet  plié.  Madame  de 
Tréseguidy  le  saisit  avec  une  sorte  de  fré- 
missement nerveux  5  voilà  ce  qu'il  conte- 
nait: 

«  L'armée  vendéenne  a  été  battue,  il  y  a 
«  trois  jours,  à  Savenay.  Nous  avons  mira- 

•  culeusement  échappé  au  massacre  des  nô- 
«  très.  Nous   sommes  en  fuite,  et  on   nous 

•  poursuit.  Si  Dieu  nous  prête  assistance, 
<•  nous  serons  à  Ploiit-rueck  le  2»  novembre, 
«  dans  la  nuit.  Qiie  Jnnekin  vienne  à  notre 

•  rencontre,  du  côté  de  la  lorèt ,  nous  l'iit- 

•  tendrons  sur  la  chaussée  de  l'étang  Tré 

«  ouergat.  Au  revoir,  demain,  ô  vous  que 
<  nous  aimons  ! 

«C.  H.  de  T. - 

— .  Mais,  c'est  aujourd'hui  le  27  novem- 
bre, dit  Janekin. 


—  Eh  bien  !  pars,  mon  ami,  s'écria  '"ma- 
dame de  Tréseguidy.  Tu  as  encore  le  temps 
de  te  rendre  au  lieu  du  rendez-vous.  Va  !  » 

Janekin  prit  des  pistolets  et  s't'Ioigna  à 
grands  pas.  Taudis  que  le  hrave  pécheur 
s'enfonçiiitdans  les  profondeurs  de  la  foret, 
où  la  lune,  à  demi  voilée  par  les  nuages, 
semait  çà  et  là  de  longues  traînées  d'une 
lumière  blafarde,  une  troupe  d'hommes  à 
cheval  s'arrêtaient  devant  1p  perron  du  châ- 
teau. L'un  d'eux  mit  pied  à  terre  et  sonna 
la  cloche  avec  une  brusquerie  menaçante. 
La  marquise  tressaillit  dans  son  lit.  Piaoul 
se  reveilla  en  sursaut  et  appela  sa  mère. 
Madame  de  Tréseguidy ,  qui  attendait  son 
mari  et  qui  s'était  laissée  aller  à  un  doux 
sommeil  dans  le  fauteuil  qu'elle  occupait 
auprès  du  feu,  se  leva  rapidement ,  courut 
à  la  fenêtre,  l'ouvrit,  et  d'une  voix  ;rem- 
blante  d'émotion,  cria:  Est-ce  vous,  Charles? 
Mais  elle  recula,  saisie  de  terreur.  A  la  lueur 
de  la  lune,  elle  avait  entrevu  sous  le  man- 
teau des  cavaliers,  runif)rme  républicain. 
Ne  sachant.quel  parti  prendre,  à  demi  folle 
d'épouvante,  elle  se  précipita  dans  la  cham- 
bre du  marquis. 

«  Eh  bien!  madame,  les  avez-vous  vus? 
Allez  donc  à  leur  rencontre.  Mes  pauvres 
vijeux  membres  tremblent  déjà  si  fort  de 
joie  que  je  ne  puis  marcher.  Allez,  amenez- 
les  ici. 

—  Ce  ne  sont  pas  eux,  mon  père,  s'écria 
la  jeune  femme  qui  tomba  sur  une  chaise, 
presque  évanouie.  Ce  n'est  pas  mon  mari, 
ce  ne  sont  pas  vos  fils.  Ce  sont  des  répu- 
blicains. Ah  !  tout  est  perdu  !  » 

En  ce  moment  la  cloche  retentit  une  se- 
conde fois,  et  avec  plus  de  violence  enoore 
que  la  première. 

«  Que  faire?  disait  le  marquis,  frappé  de 
stupeur. 

—  Si  Janekin  n'était  pas  parti,  répondait 
madame  de  Tréseguidy,  il  nous  aiderait  à 
soutenir  la  présence  de  ces  soldats.  • 

Raoul  entra  dans  |a  chambre  et  annonça 
que  les   doniesliques  venaient   il'ouvri.''   la 


0 


ire 


porte  II  pliisieiiirs  ravalier».    En  pffiH,  on 
entendit  le  hrnit  des  éperons  dans  le  f,Mand   i 
corridor  d'en  l)as. 

«  N'allons  pas  manquer  de  sang-froid 
dans  cette  circonstance  périlleuse,  mon  en- 
fant, dit  tout  à  coup  le  marquis,  à  qui  les 
forces  revinrent  en  présence  de  la  né- 
cessité. Faisons  bonne  contenance.  Laissez- 
moi  répondre  à  toutes  les  questions  de 
ces  hommes.  Raoul,  ne  prononce  pas  une 
parole.  Un  mot  pourrait  faire  tomber  nos 
têtes.  » 

Un  valet  de  pied  se  présenta  et  an- 
nonça au  marquis  qu'un  capitaine  de  la 
gendarmerie  de  Brest  demandait  à  lui  par- 
ler. 

«Faites-le  entrer,  Bertrand,  «  répondit  le 
marquis  avec  tranquillité.  Le  vieillard 
avait  retrouvé  toute  l'énergie  de  sa  jeu- 
nesse. Le  feu  divin  de  l'amour  paternel  i\\n 
brillait  dans  ses  yeux  avait  aussi  réchauffé 
son  cœur. 

On  entendit  les  pas  pesants  de  deux  hom- 
mes dans  l'escalier,  et  bientôt  la  porte  s'ou- 
vrit devant  un  jeune  officier  accompagné 
d'un  personnage  soigneusement  enveloppé 
dans  un  manteau.  Le  républicain  parut 
surpris  en  entrant  dans  cette  chambre:  il 
n'était  pas  préparé  au  tableau  qui  s'offrit 
alors  à  ses  yeux.  Le  marquis  était  assis  en- 
tre sa  fille  et  son  petit-fils.  Son  visage  était 
calme  et  ses  cheveux  blancs  dissimulaient 
la  l'àleur  de  son  front.  Le  jeune  militaire 
arrêta  surtout  ses  regards  sur  madame  de 
Trésequidy,  dont  le  doux  visage  s'embellis- 
sait encore  à  ses  yeux  de  la  frayeur  qu'elle 
cherchait  vainement  à  dissimuler.  Le  con- 
traste vif  et  tranché  de  ces  trois  âges,  la 
noble  tête  du  marquis,  le  groupe  ravissant 
de  1,1  mère  et  de  l'enfant,  arrêtèrent  un  mo- 
ment sur  les  lèvres  du  capitaine  la  question 
(|iii  en  allait  sortir.  Mais  l'hésitation  fut 
courte; il  s'avança  au  milieu  de  la  chambre, 
et  dit  à  voix  haute  : 

<i  Citoyen  Tréseguidy,  où  sont  vos  fils? 
—  Messieurs  de  Tréseguidy  voyagent  de- 


puis quelque  temps,  monsieur;  d'ailleurs 
je  ne  sais  pas  bien  en  vertu  de  quel  pouvoir 
vous  venez  ici  m'interroger,  et  au  milieu 
de  la  nuit. 

—  Vous  nous  trompez,  les  citoyens  de 
Tréseguidy  assistaient  au  combat  de  Save- 
nay;  vous  les  attendiez;  ils  sont  ici,  peut- 
être.  Nous  les  avons  poursuivis  jusqu'au 
village  voisin.  Au  reste,  voici  un  commis- 
saire de  la  république.  Le  jeune  homme 
désigna  du  geste  son  compagnon,  dont  le 
manteau  s'entr'ouvrit  et  laissa  voir  une 
écharpe  tricolore.  C'est  à  lui  que  vous  devez 
répondre;  ma  mission,  à  moi,  sera  remplie 
aussitôt  qu'on  aura  achevé  la  visite  du  châ- 
teau. Le  citoyen,  membre  du  comité  révo- 
lutionnaire, demeurera  ici  avec  huit  de  mes 
hommes.  » 

Le  jeune  officier  salua,  et,  une  demi-heure 
après,  reprit  la  route  de  Brest.  Ce  compa- 
gnon du    capitaine  républicain   était,  en 
effet,  un  membre  du  comité  révolutionnaire, 
appelé  Rignnrd  ;  à  l'époque  de  la  révolution, 
if  travaillait  à  Nantes  comme  ouvrier  car- 
rossier. Créature  de  Carrier,  il  avait  su 
bientôt  se  rendre  digne  de  son  maître  ;  et 
sur  le  petit  trône  qu'il  occupait,  au  nom  du 
peuple  souverain,  il  siégeait  avec  le  main- 
tien d'un  empereur.  Ces  sortes  de  gens  for- 
maient en  quelque  sorte  le  personnel  co- 
mique de  la  troupe  ;  leurs  propos  ég.iyèront 
plus  d'une  fois  les  tragédies  de  93.  La  gros- 
sièreté de  leur  langage,  la  trivialité  de  leurs 
gestes  contrastaient  d'une  manière    bouf- 
fonne avec  la  raideur  étudiée  de  leur  tenue. 
L'homme  de  cabaret  perçait  toujours  sous 
le  masque  sérieux  du  magistrat.  Rignard 
était  grand,  maigre  et  très  pâle  ;  tous  ses 
membres  manquaient  d'harmonie,  chacun  de 
ses  mouvements  était  disgracieux  et  dur.  On 
eût  dit  une  de  ces  laides  poupées  de  bois  qu'un 
enfant  fait  mouvoir  en  tous  sens,  à  l'aide 
d'un  fil  de  fer.  Au  reste,  la  dureté  de  ses  yeux 
gris,  qui  brillaient  comme  ceux  d'un  chat 
sauvage,  tempérait  l'expression  grotesque  de 
toute  sa  personne.  Le  rire  involontaire  que 


177 


son  corps  mal  proportionné  aurait  pu  exci- 
ter, était  soudain  ri'primé  par  l'air  de  féro- 
cité empreint  sur  sa  physionomie.  A  la  vue 
de  ce  dangereux  personnage,  M.  de  Trése- 
guidy  regretta  le  jeiine  oKicier.  Le  métier 
des  armes  endurcit  le  cœur,  mais  ennoblit 
le  caractère  ;  l'homme  y  gagne  en  généro- 
sité ce  qu'il  y  perd  en  douceur.  Les  iions 
n'ont  pas  l'instinct  des  tigres,  ils  sont  à  la 
fois  cruels  et  magnanimes.  Le  marquis  com- 
prit que  le  bourreau  remplaçait  le  juge.  Il 
jeta  un  regard  plein  d'inquiétude  sur  sa  tille 
et  son  petit-fils,  les  embrassa  tendrement 
pour  ainsi  dire  dans  ce  coup  d'ieil  paternel, 
et  sortit  avec  le  membre  du  comité  révo- 
lutionnaire qui  venait  de  l'inviter  à  le 
suivre  en  ces  termes  :  «  Citoyen,  viens  me 
parler.  » 

—  L'insolent!  »  murmura  le  vieux  gen- 
tilhomme. 

Lorsque  Rignard  se  fut  retiré,  madame 
de  Tréseguidy  se  leva,  écouta  quelques  in- 
stants, les  lèvres  entr'ouvertes  et  les  yeux 
fixes,  le  bruit  des  pas  qui  retentissaient  au 
fond  du  corridor,  et  ouvrit  rapidement  la 
porte,  entraînant  par  la  main  son  petit 
Raoul.  Arrivée  dans  l'appartement,  elle  cou- 
rut à  la  fenêtre  qu'elle  avait  laissée  ou- 
verte. C'était  une  de  ces  belles  nuits  d'hiver, 
clairesetsonores,  dont  les  ineffables  poésies 
égalent  au  moins  celles  des  nuits  d'été.  Les 
étoiles  étincelaieut  dans  l'azur  foncé  des 
cieux  comme  un  semis  de  purs  diamants,  et 
la  lune  s'élevait  entre  les  cimes  élancées 
des  arbres  de  la  f(uèt.  Aucun  bruit  ne  trou- 
blait la  sérénité  de  la  contrée.  Le  vent  res- 
pirait à  peine  comme  un  vague  soupir  dans 
les  feuillages.  La  m^r,  calme  et  pacifique, 
se  brisait  avec  un  murmure  monotone  contre 
les  rochers  de  la  côte  ;  et,  sous  les  rayons 
de  l'astre  des  nuits,  elle  figurait  à  l'œil  un 
immense  bassin  d'argent  poli.  Ce  tableau, 
qui  dans  une  autre  circonstance  aurait  vi- 
vement ému  l'âme  délicate  de  madame  de 
Tréseguidy,  n'arrêta  pas  un  seul  instant  ses 
regards.  Que  lui  importait  le  calme  de  la 
Tome  XI. 


nature,  lorsque  tout  était  deuil  et  fompclc 
au  fond  de  son  cœur? 

«  Raoul,  dit-elle  à  son  fils  en  l'élevant 
dans  ses  bras  ,  ta  vue  est  meilleure  que  la 
mienne  ;  regarde  bien  si,  là-bas,  dans  la  di- 
rection de  l'étang  de  Tréouergat,  tu  ne  vois 
venir  personne. » 

L'enfant  plongea  ses  yeux  dans  les  pro- 
fondeurs des  bois. 

«  Je  ne  vois  rien,  «  répondit-il  après  quel- 
ques instants  de  silence. 

La  comtesse  approcha  une  chaise  de  la 
fenêtre,  et  Raoul  s'y  tint  debout. 

•  Ne  quitte  pas  un  seul  instant  du  re- 
gard la  lisière  de  la  forêt,  mon  enfant.  II 
s'agit  de  sauver  ton  oncle  et  ton  père.  Si 
tu  aperçois  quelque  chose,  appelle-moi  ;  »  et 
elle  alla  se  poster  auprès  de  la  porte,  épiant 
les  bruits  de  l'intérieur.  Une  longue  demi- 
heure  s'écoula  ainsi ,  dans  une  perpétuelle 
angoisse.  La  comtesse  allait  sans  cesse  de 
la  fenêtre  à  la  porte,  écoutant  ici,  regar- 
dant là. 

Souvent  la  mère  et  l'enfant  s'interro- 
geaient par  mots  entrecoupés. 

«  Ne  vois-tu  point  trois  hommes  au  sor- 
tir du  bois  ?  (lisait  la  comtesse. 

—  Non,  répondait  l'intelligent  Raoul, 
dont  l'esprit  vif  avait  parfaitement  saisi  les 
périls  de  sa  nouvelle  situation.  Mais  il  me 
semble  que  j'entends  des  pas  sur  l'escalier.'' 

Tout  a  coup  Feiifaut  poussa  un  cri  étouffé, 
et  s'élança  vers  sa  mère ,  en  disant  :  «  Les 
voici  !  les  voici  !  » 

Madame  de  Tréseguidy  vit,  en  effet,  un 
groupe  d'ombres  qui  s'avançait  rapidement 
du  côté  de  Plouerneck. 

«  Ce  sont  eux  ;  nous  pourrons  donc  les 
avertir!»  s'écria-t-elle. 

Raoul ,  qui  était  resté  près  de  la  porte  , 
poussa  un  second  cri ,  mais  dont  re.\|)res- 
sion  était,  cette  fois,  pleine  d'épouvante. 

«  On  monte,  on  monte  !  on  vient  ici  !  • 

Ce  fut  un  affreux  moment  que  celui-là. 
Pour  ne  pas  inspirer  de  soupçons,  la  uial- 
heoreuse  comtesse  s'empressa  de  s'asseoir 
12 


178 


auprès  fin  fen,  avec  une  apparente  tranquii- 

Jit(^.  Raoul  se  mit  à  juiier  dans  la  chambre, 
avec  une  intelligence  parfaite  de  son  rôle. 

Le  marquis  entra  bientûl,  suivi  u  mem- 
bre du  comilé  révolutionnaire;  il  jeta  un 
regard  interrogateur  sur  sa  fille  comme 
pour  s'assurer  des  de'couvertes  qu'elle  avait 
pu  faire  ;  mais  les  yeux  baisse's  dp  la  jeune 
femme  ne  purent  rien  lui  apprendre. 

«  Citoyenne,  dit  Rignard  à  la  comtesse 
d'un  ton  leste  ,  nous  avons  visité  toute  la 
inaisr)n  ,  depuis  le  grenier  ju.squ'à  la  cave 
inclusivement  ;  il  ne  me  reste  plus  qu'à 
donner  un  petit  coup  d'œil  à  ton  apparte- 
ment. » 

Raoul  toisait  avec  ëtonnement  et  colère 
le  rustre  qui  osait  tutoyer  sa  mère. 

«  Voyons  ce  que  c'est ,  continua  le  mem- 
bre du  comité  révolutionnaire,  en  ouvrant 
la  porte  d'une  chambre  voisine;  d'abord, 
ah  !  ah  !  un  cabinet  assez  commode,  raa  foi  I 
J'y  coucherai  jusqu'à  mon  départ.  Qu'on  y 
fasse  mon  lit  ! 

—  Mais  cette  chambre-ci  est  la  mienne, 
monsieur,  »  dit  la  comtesse. 

Pendant  que  cet  homme  visitait  un  aulre 
petit  cabinet  sombre,  espèce  dévaste  garde- 
robe  encombrée  de  bardes  et  de  papiers,  et 
qui  attenait  encore  à  la  chambre  à  coucher 
de  la  comtesse,  Raoul  s'était  glissé  en  si- 
lence vers  la  fenêtre.  A  travers  la  vitre  cou- 
verte de  givre,  il  vit  avec  épouvante  son 
père,  son  oncle  et  Janekin  à  vingt  pas. 
Heureusement  ils  arrivaient  parle  côté  op- 
posé à  la  porte  d'entrée,  où  l'on  avait  placé 
une  sentinelle.  Mais  ouvrir  la  fenêtre  et 
crier:  «  Sauvez-vous  !  »  était  une  chose  pé- 
rilleuse ;  avertir  sa  mère  ou  son  grand-père, 
il  ne  le  pouvait  pas  sons  les  yeux  du  répu- 
blicain. Le  pauvre  enfant,  à  qui  en  cette 
occasion  le  ciel  doutia  une  merveilleuse 
présence  d'esprit,  ne  perilit  cependant  pas 
contonfince.  Il  se  rappela  que  les  compa- 
gnons de  Rignard  avaient  été  inf  rorlnits  à  la 
cuisine,  et  que  là  ils  s'étaient  probablement 
enivrés,  car  il  avait  entendu  les  refrains  de 


leurs  chansons  bachiques.   11  esp«?ra  donc 

que  Janf'kin  pourrait  s'introduiri^  dans  le 
château  sans  éveiller  l'attention  de  ces  ivro- 
gnes. 

«  Mais  mon  père  viendra  ici  tout  droit  !  » 
se  disait-il.  Il  ne  devinait  que  trop  juste.  La 
porte  s'entr'ouvrit.  MM.  de  Tréseguidy  pa- 
rurent ;  ensuite  Janekin. 

Ce  dernier  allait  ouvrir  ia  bouche,  quand 
l'enfant  s'élança  vers  son  père  et  son  oncle, 
et  les  poussa  violemment  dans  le  cabinet 
noir  que  le  républicain  venait  de  quitter. 

«Qu'est-ce que  ce  bruit?»  dit  le  déliant 
Rignard,  qui  sortit  brusquement  du  cabinet 
voisin. 

Janekin  était  debout  encore  sur  le  seuil 
de  la  porte,  immobile  et  muet  comme  la 
statue  du  silence. 

Raoul  se  jeta  dans  ses  bras  en  criant  : 
«  Ah!  b;iij<iiir,  Janekin,  que  me  rapportes- 
tu  de  Brest?  • 

A  la  vue  de  l'écharpe  tricolore  de  Rignard, 
le  pécheur  retrouva  la  parole  et  le  sang- 
froid. 

«  Ce  que  je  vous  rapporte  de  Brest, 
M.  Raoul  ?  par  ma  foi  !  je  rapporte  au  moins 
un  grand  appétit,  une  soif  démesurée  et 
des  membres  tout  rompus.  » 

Le  marquis  et  Ta  comtesse  se  mouraient 
d'inquiétude  ;  le  père  n'avait  pas  même  en- 
core été  averti  de  l'approche  de  ses  lils  ;  la 
vue  de  Janekin  le  consternait,  et  madame 
de  Trésegui  !y  el!e-mênie  ignorait  ce  qu'elle 
devait  à  l'intelligence  inouïe  d'im  enfant  de 
douze  ans.  Son  mari  et  son  beau-frère 
étaient  ils  déjà  pi•i^onniers  des  soldats  ré> 
publicains?  étaient-ils  restés  au  dehors  par 
mesure  de  prudence?ou  bien  se  trouvaienl- 
ils  en  C(  moment  à  la  porte,  prêts  à  entrer 
et  à  apporter  ainsi  leurs  têtes  proscrites  hu 
couteau  de  Carrier?  Horrible  perplexité! 

Le  membre  du  comité  révolutionnaire 
s'approcha  de  Janekin,  et  le  toisant  des 
pieds  à  la  têt  ■  avec  détiance  : 

«  Tu  viens  de  Brest,  dis  tu,  qu'allais-tu 
chercher  dans  cette  ville? 


• 


179 


—  Je  vous  raconterai  cela  après  souper, 
répondit  Janekin  avec  une,  sublime  indiffé- 
rence. Pour  le  moment,  si  j'ouvre  la  bou- 
che, ce  sera  pour  y  faire  entrer  quelque 
chose  de  plus  substantiel  que  la  poussière 
de  cefte  chambre. 

—  Soit,  dit  Rignard,  qui  se  flatta  d'arra- 
cher au  paysan,  à  l'aide  des  fumées  du  vin, 
le  secret  qu'il  n'avait  pu  découvrir  encore  ; 
soit,  et  je  vais  prendre  part  à  ton  repas,  car 
j'arrive  aussi  de  Brest,  moi. 

—  Vous  venez  de  Brest?  dit  l'astucieux 
Breton.  Pas  possible,  je  vous  aurais  rencon- 
tré sur  la  route.  » 

Les  deux  hommes  du  peuple  sortirent 
de  la  chambre,  l'un  fort  de  son  pouvoir  ar- 
bitraire et  violent,  l'autre  plein  de  confiance 
dans  la  bonté  de  Dieu  et  dans  les  inspira- 
tions de  son  dévouement. 

Un  instant  après,  Raoul  dit  à  sa  mère  : 
«  Ils  sont  la.  »  La  porte  du  cabinet  s'ouvrit, 
et  toute  la  famille  se  trouva  réunie. 

Rien  au  monde  ne  saurait  rendre  l'émo- 
tion avec  la(juelle  toutes  ces  personnes  si 
nécessaires  les  unes  aux  autres  se  retrou- 
vèrent en  présence  du  grave  péril  qui  me- 
naçait leurs  télés.  La  plume  est  impuissante 
à  décrire  ces  sortes  de  scènes.  Après  avoir 
embrassé  son  père  et  sa  femme,  le  comte 
de  Tréseguidy  raconta  qu'ils  avaient  été 
poursuivisjusqu'au  village  de  la  Trinité  par 
des  hommes  à  cheval,  et  qu'ils  n'avaient 
échappé  à  leurs  ennemis  qu'en  s'enfonçant 
dans  la  forêt  dont  ils  connaissaient  les  plus 
secrets  détours.  Ils  avaient  rencontré  le  fi- 
dèle Janekin  à  un  quart  de  lieue  de  l'étang 
de  Tréouerg.it.  Arrivés  à  Ploiierneck,  ils 
étaient  entrés  dans  le  château  par  une  porte 
de  derrière,  avec  une  clef  que  le  pêcheur 
avait  emportée.  L'heure  à  laquelle  ils  arri- 
vaient, el  plus  encore  l'habitude  de  ces 
jours  de  péril,  leur  avaient  fait  prendre  ces 
précautions.  C'est  pourquoi  encore  ils 
étaient  venus  d'abord  jusqu'à  l'appirtfment 
de  madame  de  Tréseguidy,  eu  évitant  d'ê- 
tre entendus,  sans  soupçonner  pourtant  en 


aucune  manière  la  situation  dans  laquelle 
ils  se  jetaient.  Ensuite,  Raoul  avait  tout 
fait,  Raoul  les  avait  sauvés.  La  comtesse 
pressa  l'enfant  sur  sou  sein  avec  des  yeux 
brillants  du  double  amour  de  l'épouse  et  de 
la  mère. 

«  Mais  qu'ailez-vous  devenir?  dit  le  mar  - 
quis.  Vous  ne  pouvez  demeurer  dans  le  ca- 
binet. A  chaque  instant,  cet  homme  peut 
y  entrer,  il  peut,  avant  de  partir,  visiter 
encore  u»e  fois  chaque  chambre.  Et  quand 
partira-t-il?  Un  mouvement  involontaire 
pourra  éveiller  sa  défiance.  Songez  que  la 
nuit  un  mur  de  peu  d'épaisseur  vous  sépa- 
rera de  lui,  et  qu'il  pourra  entendre  le 
bruit  de  votre  respiration,  si  vous  dormez, 
car  il  couche  là,  dans  la  pièce  voisine.  Par- 
tez !  partez  !  » 

La  comtesse  pâlit  d'épouvante.  «  Oh  ! 
mon  Dieu!  dit-elle,  où  iront-ils?  JN'est-ce 
point  un  miracle  qu'ils  soient  arrivés  jus- 
qu'ici ;  et  maintenant  que  cet  homme  est  en 
bas,  traverseront-ils  une  seconde  fois  la 
niaison  sans  qu'on  les  entende  ou  qu'on  les 
voie  ? 

—  C'est  vrai,  mon  père,  ajouta  le  comle; 
et  si  nous  descendions  l'escalier  sans  qu'ils 
nous  entendissent,  les  bleus  battent  les 
bois  tout  autour  de  Ploiierneck.  Nous  passe- 
rons la  nuit  sans  dormir  dans  le  cabinet  ^  la 
témérité  de  ce  parti  fera  notre  salut,  peut- 
être.  » 

Le  marquis  insistait  pour  qu'ils  partis- 
sent i  mais,  tandis  qu'ils  flottaient  encore 
dans  ces  terribles  indécisions,  la  comtesse, 
dont  l'inquiétude  aiguisait  tous  les  orga- 
nes,  crut  entendre  les  pas  fui  tifs  d'un 
homme  dans  le  corridor. 

«  Silence!  dit-elle,  ou  vient  ici.  » 

La  porte  s'entr'ouvrit  doucemeu!  et,  dans 
l'ouverture,  toute  la  famille  ,  pâle  de  ter- 
reur, vit  passer  une  ligure  bruui'  encadrée 
dans  de  longs  cheveux  plats.  C'était  le  bon 
Janekin. 

<■  C'est  moi ,  dit-il  tout  bas  \  cachez-vou.s, 
M.  le  comte  ^  cachez-vous ,  M.  le  baron  :  le 


180 


bleu  est  au  bas  de  l'escalier.  Ce  coqiiin-là 
a  voulu  me  griser,  mais  l'ivrogne  est  tombé 
dans  son  propre  piège.  Ah  !  j'oubliais  de 
vous  dire  qu'il  apporte  de  la  cire  et  un 
morceau  de  cuivre;  je  ne  sais  pas  bien  ce 
qu'il  en  veut  faire  ;  mais  tenez-vous  sur  vos 
gardes. « 

Rignard  s'approchait  en  chantant  je  ne 
sais  quelle  ignoble  chanson  de  cette  époque. 
Le  pêcheur  alla  à  sa  rencontre.  La  comtesse 
se  hâta  de  passer  dans  l'appartement  du 
marquis. 

«  Ah!  te  voilà,  matelot  du  diable,  cria 
l'ivrogne  à  Janekin ,  ne  t'ai-je  pas  dit  de 
m'aller  chercher  deux  de  mes  hommes? 
Allons  prends  ce  flambeau  et  les  amène 
promptement.  • 

Janekin  se  sent;iit  une  envie  démesurée 
de  poignarder  l'insolent  personnage,  mais  il 
se  contint,  en  pensant  que  cet  acte  de  vio- 
lence ne  ferait  qu'aggraver  le  péril  de  ses 
maîtres.  Cependant  il  prit  dans  sa  main  cal- 
leuse, comme  dans  une  tenaille,  la  maigre 
main  de  Rignard ,  et  la  lui  serra  à  en  faire 
craquer  tous  les  os.  Cette  petite  vengeance 
le  soulageait. 

"  Veux-tu  bien  me  lâcher,  requin  ,  cria 
le  malheureux,  on  bien  je...  je  te...  guillo- 
tine... » 

Janekin  ne  tarda  pas  à  revenir  avec  les 
deux  hommes  que  le  membre  du  comité  ré- 
volutionnaire avait  mandés.  En  entrant  dans 
la  chambre  ,  Rignard  s'était  métamorphosé 
subitement  -,  son  ivresse  fut  dissipée  comme 
un  léger  brouillard,  sa  démarche  devint 
ferme  et  nette:  sa  voix,  tout  à  l'heure  che- 
vrotante, prit  un  timbre  assuré;  sa  phy- 
sionomie cessa  d'être  écarlate ,  le  rouge  du 
vin  s'y  effaça;  elle  retrouva  sur-le-champ 
cette  sinistre  pâleur  qui,  sur  la  face  d'un 
juge  ,  prononce  d'avance ,  pour  ainsi  dire  , 
la  sentence  de  mort.  Il  promena  autour  de 
lui  un  long  regard  où  brillaient  tous  les 
feux  de  la  haine. 

«  Tu  es  donc  seul  ici,  citoyen  Trése- 
guidy?"  dit-il  au  marquis. 


M.  de  Trésegui'ly,  qui  s'était  attendu  à  voir 
un  homme  ivre,  eut  presque  peur  devant  le 
visage  glacial  de  l'e.x-ouvrier  carrossier.  Il 
avait  compté  sur  la  grossière  familiarité 
d'un  homme  de  taverne,  il  retrouvait  une 
sorte  de  bcte  fauve,  défiante,  sérieuse  et 
prête  à  sauter  sur  sa  proie. 

«  Oui ,  oui,  je  suis  seul  ,  répondit  le 
vieillard  en  balbutiant  ;  ma  tille  était  f.iti- 
guée ,  e!|e  s'est  retirée  dans  mon  apparte- 
ment qu'elle  habitera  désormais, 

—  La  petite  citoyenne  est  p.irlie?  dit  le 
membre  du  comité  révolutionnaire,  en  ap- 
puyant sur  ces  mots. 

—  Et  pourquoi  madiMue  la  comtesse  Ji'au- 
rait-elle  pas  été.<:e  coucher,  si  çlieav.iit  envie 
de  dormir?  dit  Janekin  d'un  ton  rude. 

—  J'aurai  deux  observations  à  le  faire, 
citoyen  Janekin,  s'écria  Rignard  avec  une 
solennité  bouffonne.  D'abord,  on  ne  parle 
pas  comme  tu  le  fais  à  un  commissaire  de  la 
république,  ensuite  on  n'appelle  plus  per- 
sonne comtesse  ou  marquis  ;  ces  étiquettes- 
là  ne  vont  plus  qu'à  des  bouteilles  sans  gou- 
lot. Les  guillotinés  .seuls  s'appellent  encore 
ainsi.  Comprends-tu?» 

Cela  dit,  Rignard  lit  approcher  ses  subal- 
ternes, posa  deux  flambeaux  sur  une  table, 
sortit  de  sa  poche  un  morceau  de  cire  d'Es- 
pagne et  un  cachet,  demanda  du  papier,  et 
procéda  sur-le-champ  à  l'appositi-'-n  des 
scellés. 

«  Que  diable  fait-il?*  murmurait  Janekin. 

«  Mes  pauvres  lils  sont  perdus,  •  pensait 
le  malheureux  père. 

A  quatre  heures  du  matin,  Rii;nard  avait 
terminé  ses  opérations.  Il  n'avait  pas  voulu 
attendre  jusqu'au  lendemain  pour  mettre 
sous  la  garde  de  la  république  les  apparte- 
ments qu'il  soupçonnait  devoir  renfermer 
des  papiers  suspects.  Il  n'avait  laissé  à  la 
disposition  des  habitants  de  Plouërneck 
que  deux  chambres  :  celle  du  marquis,  oc- 
cupée alors  par  la  comtesse,  et  celle  où 
s'étaient  passées  les  scènes  que  nous  avons 
essayé  de  raconter.  Il  s'était  fait  dresser  un 


181 


lit  dans  la  petite  pièce  voisine.  Quant  au 
cabinet  obscur  où  s'étaient  réfugiés  MM.  de 
Tréseguidy,il  avait  été  scellé  comme  toutes 
les  autres  chambres  du  château.  Dans  le 
bas,  on  avait  réservé  la  salle  à  manger  et 


la  cuisine  pour  les  domestiques  et  pour  les 
sbires  de  Rignard,  qui  venait  d'y  renvoyer 
ses  deux  hommes. 

Eugène  de  Chambure. 

{La  fin  au  prochain  numéro.) 


BEAUX-ARTS. 


SALOJN  DE  1843. 


TROISIEME  ET  DERNIER  ARTICLE. 


M.Eugène  Isaeey.  Vueduport  deBoulogne. 

La  réputation  de  M.  Eugène  Isabey  est 
incontestable ,  il  porte  glorieusement  un 
nom  glorieux; ses  tableaux,  recherchés  des 
amateurs,  estimés  des  artistes,  sont  la  pro- 
vidence des  élèves.  Que  de  joies  n'éprouve- 
t-on  pas  quand  on  peut  avoir  à  copier  une 
étude  de  ce  maître,  et  cependant  comme 
l'originalité  de  ce  dessin,  comme  les  har- 
diesses de  ces  hideux  poissons,  rendus  beaux 
par  le  mérite  de  l'exécution  ,  comme  la  lé- 
gèreté de  ces  vagues  désespèrent!  Le  tableau 
qui  nous  occupe  n'est  pas  de  ceux  qui  doi- 
vent courir  ainsi  de  ciicvalelseri  chevalets", 
son  importance  marque  sa  place  dans  une 
galerie;  rien  de  plus  vrai  que  cette  vue  du 
pont  de  Boulogne,  prise  de  la  mer.  Les  bâ- 
timents à  vapeur  sortent  chargés  de  passa- 
gers, les  pêcheurs  rentrent  leurs  barques, 
chavirant  .-jous  le  poids  du  butin;  partout  le 
mouvement  de  l'industrie,  partout  l'homme 
exploitant  et  bravant  le  terrible  élément, 
dont  on  devine  les  revanches  rien  qu'à  con- 
sidérer sa  sourde  agitation. 

M.  Saint-Jean.  Une  guirlande  de  fleurs. 

Les  anciens  Grecs  racontaient  qu'Apelles 
ay-uit  peint  un  cheval,  les  cavales  hennis- 


saient en  passant  devant  ce  tableau  ;  alors 
Zeuxis  peignit  à  son  tour  une  grappe  de 
raisin,  et  les  oiseaux  venaient  la  becqueter. 
Certes,  si  les  expositions  de  peinture  se 
faisaient  en  plein  champ,  à  Paris  comme  à 
Athènes,   les  abeilles  chercheraient  leur 
butin  sur  les  fleurs  de  iM.  Saint-Jean;  car 
ni  Apelles,  ni  Zeuxis  n'ont  poussé  plus 
loin  l'imitation  de  la  nature.  Ce  sont  des 
roses,  des  tulipes  semées,  poussées,  éclo- 
ses  sur  la  toile,  et  non  pas  peintes.   Au 
mérite   de  cette   miraculeuse    exécution , 
M.  Saint-Jean  a  su  joindre  celui  de  la  com- 
position ;  une  svelie  statue  de  la  Madone 
est  placée  dans  une  niche  gothique  à  la- 
quelle se  trouve  gracieusement  suspendue 
une  longue  guirlande  de  fleurs.  Cei  arran- 
gement poétique  est  ce  qui  frappe  d'abord; 
mais  les  regards,  une  fois  tournés  vers  ce 
tableau,  ne  le  quittent  qu'avec  peine. 

C'est  une  gracieuse  et  innocente  peinture 
que  celle  des  fleurs;  rien  n'empêche  les 
femmes  d'y  pousser  très  loin  leurs  études; 
aussi,  à  chaque  exposition  leurs  pinceaux 
créent  au  Louvre  un  parterre  à  désespérer 
le  plus  riche  horticulteur.  J'ai  remarqué 
entre  beaucoup ,  les  belles  digitales  et  les 
pois  de  senteur  de  madame  Chenon,  une 
branche  de  lilas  de  mademoiselle  Janet,  les 
études  d'iris  de  madame  Girardin,  les  pi- 


182 


voities  de  madame  Piot,  enfin  les  roses  et 
Im  raisins  de  mademoiselle  Weber;  œuvres 
charmantes,  et  qui  doivent  faire  de'sirer  aux 
jeunes  personnes  qui  vont  au  Louvre  d'ac- 
quérir le  talent  de  reproduire  ainsi  les  dons 
les  plus  aimables  de  la  nature. 

Madame  Juillerat.  Portrait  de  M-  Réo, 
pastel. 

Madame  Juillerat  possède  un  très  beau 
talent  pour  la  peinture  à  l'huile  ;  on  a  d'elle 
des  portraits  et  des  tableaux  fort  estimés  et 
qui  révélaient  des  études  consciencieuses. 
Le  même  sérieux  qu'elle  a  porté  dans  ses 
prcnjiers  tableaux  se  retrouve  dans  ses  œu- 
vres au  pastel.  Madame  Juillerat  ne  se 
préoccupe  pas  du  joli  dans  les  arts 5  elle 
cherche  le  bien ,  certaine  qu'arrivée  à  ce 
point  on  ne  peut  manquer  de  plaire.  Ce  sage 
calcul  lui  réussit  parfaitement;  le  portrait 
de  M.  Reo  captive  les  connaisseurs  et  même 
la  multitude.  Le  faux  coloris  y  est  soigneu- 
sement évité,  et  les  ressources  du  pastel, 
savamment  exploitées,  ont  permis  à  l'artiste 
d'arriver  à  une  grande  vigueur  de  tons. 

Madame  Laurent.  Portrait  en  pied  de 

Charles  ler.^ 

d'après  Van-Dick,  porcelaine. 

Le  tableau  original  de  Van-Dick  est  bien 
beau!  Combien  il  y  a  de  simplicité,  de  no- 
blesse, d'élégance  dans  ce  roi,  dernier  re- 
présentant d'une  caste  qui  a  lini  avec  lui! 
Car  les  Cavaliers  de  la  vieille  Angleterre 
sont  morts  avec  Charles  1";  ceux  qui  leur 
ont  succédé  sous  les  règnes  suivants  por- 
taient les  mêmes  noms,  mais  n'avaient  pas 
le  même  esprit  ni  les  mêmes  mœurs.  Ma- 
dame Laurent  a  très  bien  rendu  le  tableau 
de  Van-Dick,  malgré  les  immenses  diffi- 
cultés de  cette  copie,  faite  dans  des  dimen- 
sions très  grandes  pour  la  peinture  sur  por- 
celaine. 


Madame  Mège.  Une  corbeille  de  fleurs, 
porcelaine. 

Madame  Mège .  dont  le  beau  talent  est 
bien  connu,  a  reproduit  sur  porcelaine  des 
fleurs  de  Van-Spendonck,  l'un  de  nos  meil- 
leurs peintres  en  ce  genre.  Le  travail  de 
madame  Mège  a  parfaitement  réussi  ;  c'est 
une  des  Jolies  choses  de  l'exposition,  très 
riche  en  peintures  sur  porcelaine.  Ce  genre 
de  travail  offre  une  fonle  de  difficultés  ma- 
lérielles  et  de  mauvaises  chances  qui  aug- 
mentent le  prix  du  succès.  L'artiste  ne  juge 
complètement  son  œuvre  que  lorsqu'elle  est 
achevée,  et  qu'il  n'y  a  plus  à  y  revenir.  Les 
couleurs  qu'il  emploie  changent  au  feu  , 
dont  elles  reçoivent  leurs  nuances  défini- 
tives et  leur  éclat.  Le  degré  de  chaleur  dé- 
cide donc  de  tout;  après  avoir  été  peintre, 
il  faut  alors  devenir  chimiste,  et  attendre  , 
palpitant  auprès  du  fourneau,  le  résultat  de 
l'opération,  tout  comme  si  l'on  cherchait  la 
pierre  philosophale.  En  songeant  à  tout 
cela,  on  s'étonne  du  grand  nombre  de 
fenuiies  qui  peignent  sur  porcelaine,  et  plus 
encitre  des  rares  talents  dont  plusieurs  font 
preuve. 

A  présent  passons  la  Seine,  et,  pour  ter- 
miner dignement  cette  revue,  visitons,  au 
palais  de  l'Institut,  le  tableau  de  M.  Ingres, 
que  l'on  regrette  si  fort  de  ne  pas  voir  au 
Salon. 

M.  Ingres  est  un  desarlistes  de  notretemps 
qui  évite  avec  le  plus  de  persévérance  les 
expositions  annuelles  :  depuis  bien  des  an- 
nées, ses  tableaux  ne  paraissent  plus  au 
Louvre;  mais  le  public  est  admis  à  les  voir 
dans  son  atelier,  au  palais  de  l'Institut.  Là, 
tout  ce  que  Paris  compte  de  gens  :iyant  des 
yeux,  un  cœur,  une  intelligence,  vient  mur- 
murer à  voix  basse  des  paroles  d'admiration  ; 
telle  est  la  puissance  du  génie  de  ce  graml 
artiste,  qu'il  a  rendu  ce  monde  si  humble, 
que  c'est  à  peine  si  l'on  se  croit  le  droit  de 
le  louer  —  luuer,  c'est  déjà  juger  !  Ce  furent 
d'abord  la  Vierge  à  l'hostie  et  le  portrait  de 


183 


Cherubiiii  qui  attirèrent  les  hommages  , 
puis  le  portrait  aujourd'hui  si  précieux  de 
Monseigneur  le  duc  d'Orléans  ;  enfin,  au 
moment  où  y  écris:  Jésus  donnant  les  clefs  du 
paradis  à  saint  Pierre,  et  toujours  Cheru- 
bini  accompagne  ces  diverses  composi- 
tions. On  comprend  cette  prédilection  de 
l'artiste  pour  ce  portrait!  C'est  tout  simple- 
ment un  chef  d'œuvre  que  cette  image  d'un 
vieillard  enveloppé  d'un  manteau,  de  l'élé- 
gance et  de  la  fraîcheur  duquel  personne 
ne  s'est  encore  préoccupé;  cet  homme  est 
arrivé  aux  limites  de  l'existence  ;  tout  est 
usé  chez  lui,  excepté  le  génie  qui  brille 
dans  ses  yeux;  et  ce  géuie  tout-puissant, 
31.  Ingres  a  voulu  le  caractériser  sous  la  fi- 
gure d'une  muse  belle,  vigoureuse,  énergi- 
que, pleine  de  pensées  et  d'élévation,  comme 
ce  chant  héroïque  qui  nous  ouvrit  jadis  la 
carrière  de  la  victoire  ;  muse  savante  et  gra- 
cieuse, ainsi  que  l'est  la  muse  de  Cherubini. 
Mais  ce  n'est  pas  pour  vous  parler  de  cette 
belle  page  qui  occupe  depuis  trois  ans  les 
amateurs  et  les  artistes,  que  je  suis  venu  au 
palais  de  l'Institut.  Tournons-nous  vers  le 
Sauveur  du  monde.  La  figure  de  Notre - 
Seigneur  est  parfaitement  belle  de  forme, 
de  contours,  de  coloris.  Comme  homme  , 
c'est  le  plus  beau  des  mortels;  heureuse- 
ment c'est  plus  qu'un  homme ,  c'est  le  Dieu 
fort,  le  Dieu  juste ,  le  Dieu  de  bonté  et  de 


miséricorde,  tel  qu'il  s'est  révélé  à  nous. 
Cette  imposante  image  occupe  le  centre  du 
tableau  et  l'illumine  des  rayons  de  sa  gloire. 
Saint  Pierre,  à  genoux,  reçoit  les  clefs  sym- 
boliques, en  les  pressant  avec  cette  fougue 
qui  caractérise  le  prince  des  apôtres.  Les 
autres  disciples  entourent  ce  groupe,  écou- 
tant la  parole  du  maître  avec  recueillement 
ou  avidité,  selon  leur  humeur:  la  belle  tête 
de  saint  Jean  l'évaugéliste  s'avance  comme 
si  l'apôtre  cherchait,  par  ce  mouvement,  à  se 
rapprocher  de  celui  qu'il  aime.  Jean,  c'est 
l'amour  du  Sauveur  5  Pierre,  c'est  l'enthou- 
siasme ;  donc,  la  foi.  Les  figures  des  autres 
apôtres  expriment  les  différents  caractères 
du  sentiment  religieux  :  la  force,  l'intelli- 
gence, la  réflexion...  Le  seul  Judas  se  tient 
à  l'écart  ;  le  démon  de  l'avarice  a  pénétré 
dans  son  cœur  et  n'en  doit  point  .sortir.  Il 
faut  que  la  passion  de  Notre-Seigneur  s'ac- 
complisse ;  le  Calvaire  s'aperçoit  là-bas 
dans  le  lointain  d'un  paysage  du  plus  beau 
caractère. 

Telle  est  l'ordonnance  de  ce  tableau  tout- 
à-fait  digne  des  grands  maîtres  de  l'école 
italienne.  Le  temps  présent  rend  déjà  jus- 
tice à  M.  Ingres,  et  ce  sera  grâce  à  lui  que 
notre  siècle  comptera  dans  l'avenir  parmi 
les  siècles  où  les  arts  ont  été  en  progrès. 

A.  DU  Seudre. 


CONSEILS. 


Déjà  deux  fois,  mesdemoiselles,  j'ai  cher- 
ché à  vous  montrer  par  mes  conseils  la  route 
la  moins  pénible  à  parcourir  dans  notre  fa- 
tigant pèlerinage;  je  vous  ai  dit:  Evitez 
les  prétentions  et  les  exigences,  ce  sont 
deux  écueils  bien  dangereux.  Aujourd'hui 
cherchons  ensemble  (juolles  sont  les  con- 
ditions pour  être  heureuses  sur  la  terre  ; 
'"oi ,  j'en  connais  troi.s  :  croire,  aimer, 
jbéir. 


Obéir!  Ce  dernier  mot  soulève  des  mur- 
mures. Sommes-nous  donc  des  esclaves  ? 
demandent  celles  de  nss  jeunes  lectrices 
qui  prennent  de  fausses  idées  d'indépen- 
dance pour  des  lumières,  certain  penchant 
à  la  révolte  pour  de  la  fierté. 

Pourquoi  nous  conseiller  l*obéissance? 
dira-ton  encore;  admettez-vous  donc  que 
les  femmes  soient  inférieures  à  l'houune?  ne 
sont-elles  pas  aussi  des  créatures  libres, 


h'I 


intelligentes,  et  coiimie  telles  capables  de 
choisir  entre  le  bien  el  le  mal?  D'accord, 
mais  qui  a  dit  que  croire,  aimer,  obéir  ne 
coiivieiiiient  ([u'aux  femmes?  Diiguesclin  et 
Bavard  croyaient  en  Dieu,  aimaient  leur 
pays,  obéissaient  à  l'honneur  et  au  roi. 

Ce  mot  oljcissance,  qui  choque  si  fort,  est 
la  coiisr'qiK  nce  de  celui  de  croyance  contre 
Jcnuel  personne  ne  se  récrie.  Croire  que 
i.iieu  nous  voit  et  nous  juge  non  pas  seu- 
lement .sur  nos  actions  visibles  et  attestées 
par  témoins,  comme  f;iit  un  magistrat  vul- 
gaire, mais  bien  sur  les  actes  les  pins  se- 
trcts  de  nos  cœurs  ;  croire  que  ses  témoins, 
à  lui,  sont  les  astres,  qui  du  ciel  nous  re- 
gardent le  jour  et  la  nuit,  l'air  qui  reçoit 
nos  soupirs  indiscrets,  la  terre,  les  pierres, 
les  bois,  la  nature  entière,  et  que  si  et  s  té- 
moignages lui  manquaient  sa  science  serait 
encore  la  même;  croire  que  Dieu  nous  a 
dicte  lui-même,  dans  l'Evangile,  les  règles 
d'une  vie  innocente  et  selon  son  cœur; 
croire  qu'il  lient  en  ses  mains  redoutables 
les  balances  où  seront  pesées  nos  œuvres  ; 
croire,  enlin,  en  Dieu,  n'est-ce  pas  prendre 
l'engagement  de  lui  obéir? 

L'un  des  commandements  exprès  de 
l'Evangile  est,  vous  le  savez,  celui-ci  :  Aime 
ton  prochain  comme  toi-même.  Dieu  a  mis 
l'amour  du  chrétien  pi)iir  ses  frères  sur  le 
même  rang  que  celui  (lu'on  lui  doit  îi  lui- 
même,  l'un  sans  l'autre  est  rejeté;  ainsi,  il 
faut  aimer  aussi  bien  que  croire.  Aimer  son 
prochain,  ce  n'est  pas  seulement  aimer  son 
père,  sa  mère,  ses  frères  et  sœurs;  ce 
n'est  pas  aimer  la  compagne  qui  vous  plaît 
par  ses  talents  et  son  esprit,  qui  s'épuise 
en  complaisances,  en  petits  soins;  ce  n'est 
pas  aimer  le  protecteur  généreux  de  qui 
vous  attendez  votre  fortune  ni  celui  dont  le 
rang  llatte  votre  vanité,  ni  celle  qui  vous 
vous  procure  des  amusements,  ni  ceux  qui 
vous  chérissent  et  vous  servent;  selon  la  pa- 
role sainte  vous  devez  aimer  ceux-là  et  tous 
lis  autresencore.  Ainsi  vous  ne  devez  jamais 
refuser  un  service  possible;  bien  moins  en- 


core chercher  k  nuire  ;  votre  cœur  exemptde 
ressent unent  et  de  haine,  vous  inspirera 
envers  tout  le  monde  un  accueil  bienveil- 
lant. Vous  n'aurez  point  de  ces  airs  ironi- 
ques et  hautains  par  lesquels  les  mauvais 
cœurs  décoricertent  les  personnes  humbles 
par  position  ou  timides  par  caractère.  On 
ne  citera  de  vous  ni  mots  piquants  ni  épi- 
grammes;  votre  esprit  ne  fiil-il  brillant  que 
de  cette  manière  (  la  plus  facile  de  toutes), 
vous  renoncerez  à  ce  moyen  d'éblouir. 

Enfants,  vous  protégerez  les  petits  plus 
faibles  que  vous;  feuuiies,  vous  serez  tou- 
jours prêtes  h  venir  en  aide  aux  pauvres 
disgraciées  ;  vous  encouragerez  les  timides, 
vous  distrairez  les  mélancoliques,  vous  fe- 
rez valoir  ceux  dont  l'intelligence  est  ob- 
scure ;  on  n'a  jamais  tant  d'esprit  que 
lorsque  l'on  cherche  à  en  donner  aux  au- 
tres:. 

Mais  en  même  temps  que  vous  serez 
bonnes  aux  faibles,  vous  ne  serez  point 
hostiles  aux  forts  et  aux  puissants;  vous 
devez  aimer,  de  même  que  les  laides  et  les 
pauvres,  les  femmes  plus  belles  et  plus  pa- 
rées que  vous,  celles  dont  les  talents  sur- 
passeront les  vôtres  ou  ceux  de  vos  amies. 
Celles  qui  aur;)nt  des  succès  dont  le  faste  et 
l'éclat  ne  laisseront  rien  paraîire  à  côté 
d'elles;  vous  ne  vous  permettrez  aucune 
amère  récrimination  contre  ces  femmes; 
vous  ne  vous  ferez  point  l'écho  des  mau- 
vais propos  répandus  sur  leur  compte;  vous 
serez,  enfin,  aussi  indulgentes  pour  le  riche 
impertinent  que  pour  le  pauvre  tremblant. 
Ceci  serait  diflicile,  j'en  conviens,  impossi- 
ble même  à  qui  ne  croirait  pas  que  cette 
parole  :  Aime  ton  prochain  comme  toi- 
même,  vient  de  Dieu.  Or,  aimer  comme  soi- 
même,  c'est  aimer  dans  toutes  les  conditions 
de  la  vie.  Riche  ou  mal-aisée,  sotte  ou  spiri- 
tuelle, belle  ou  laide,  on  s'aime  toujours 
suftisamment,  l'indulgence  est  ample  pour 
ses  propres  défauts,  et  quand  lui  se  nuit  à 
soi-même,  c'est  bien  souvent  par  un  éguïs- 
mc  mal  entendu  qui  ne  pèche  jamais  par 


18/ 


intention.  Voilà  le  senliuienl  que  nous  de- 
vons avoir  les  unes  pour  lus  autres. 

Si  vous  devez  aimer  vos  égaux  et  vos  su- 
périeurs en  fortune,  à  plus  forte  raison  vos 
inlérieurs.  Le  pauvre  ouvrier  qui  gagne 
avec  tant  de  peine  son  pain  de  chaque  jour, 
le  vieillard,  l'inliruie  (pii  ne.  peuvent  plus 
travailler;  la  veuve,  l'orpi/clin  :  ceux-là 
sont,  vous  le  savez,  les  membres  de  Jésus- 
Christ.  Il  faut  les  aimer  comme  nous  l'ai- 
mons lui-même;  ce  que  nous  faisons  pour 
eux  nous  le  faisons  pour  lui.  Mais  il  ne  suf- 
fit pas  d'être  aumônier,  on  peut  le  devenir 
par  devoir,  par  habitude,  donner  fruide- 
nient  son  obole  au  mendiant  comme  on 
jette  des  miettes  de  sa  table  aux  bêtes  com- 
mensales du  logis.  Cette  aumône -là  ne 
compte  pas,  et  un  vrai  croyant  se  la  repro- 
cherait comme  un  crime.  Parfois  encore  on 
secourt  ses  frères  sans  les  aimer  comme  on 
le  doit,  on  est  bienfaisant  par  îemi)éra- 
ment,  selon  les  circonstances;  mais  ces 
cœurs  froids  ne  sont  jamais  propres  à  rien 
de  ce  qui  demande  de  la  persévérance  ;  ils 
manquent  pur  inadvertance  vingt  occasions 
d'être  utiles,  ou  bien,  au  premier  obstacle 
qu'ils  rencontrent,  ils  se  croient  dans  l'im- 
possibilité de  rendre  service. 

Tandis  que  celle  qui  aime  est  toujours 
prêle;  l'argent  est  pour  elle,  comme  pour 
tout  le  monde,  un  puissant  moyen,  mais  il 
n'est  pas  le  seul  ;  quand  cette  ressource  lui 
manque  il  lui  reste  son  zèle,  des  soins,  des 
consolations  à  duuneraux  malheureux  :  on 
ne  trouve  pas  tous  les  jours  ruccasicn  de 
faire  du  bien,  mais  on  peut  éviter  celle  de 
faire  du  mal  ;  jamais  une  personne  chari- 
table ne  fera  attendre  le  salaire  de  l'ou- 
vrier; elle  n'aura  pas  de  ces  exigences  im- 
pitoyables qui  ne  tiinnent  compte  ni  des 
forces,  ni  du  temps  des  travailleurs.  On  ne 
la  verra  pas  ruiner  une  malheureuse  famille 
en  refusant  un  ouvrage  commandé,  sous  le 
prétexte  d'une  légère  imperfection  ou  de 
quchpies  heures  de  relard.  Elle  se  gardera 
bitn  d'oublier  un  ouvrier  duiis  une  anti- 


chambre, de  lui  faire  faire  des  courses  in- 
utiles :  le  temps  du  pauvre  est  son  bien.  La 
justice  humaine  punit  avec  raison  le  voleur 
qui  dérobe  une  pièce  de  monnaie  dans  la 
poche  de  sou  voisin,  un  morceau  d'éiotfc  à 
l'étalage  d'un  marchand,  un  pain  chez  un 
boulanger.  Mais  que  sera  aux  yeux  de  Dieu 
cet  aulre  délit  qu'elle  n'atteint  pas?  com- 
ment chàtiera-t  il  celle  qui,  sur  une  journée 
de  douze  heures,  à  peine  suffisante  pour 
g.iguer  trois  francs,  souvent  moins,  en  vo- 
lera la  moitié  à  un  malheureux  père  de  fa- 
mille? Vous  direz  que  vous  le  faites  sans 
mauvaise  intention,  par  imprévoyance; 
mais  on  devient  clair -voyant  quand  on 
aime,  et  l'on  aime  lorsque  l'on  croit  ferme- 
ment que  Dieu  le  veut. 

Vous  le  voyez,  la  croyance  commande 
l'amour,  eh  bien!  l'amour  commande  l'o- 
béissance ;  on  obéit  à  Dieu  qui  vous  dit  : 
Aimez-vous  les  uns  Tes  autres. 

Parce  que  l'on  aime,  et  par  amour  pour  son 
prochain,  on  se  soumet  aux  règles  qui  font 
la  sûreté  de  tous.  Les  lois  écrites  dans  les 
Codes  des  natidus  civilisées  ne  sont  pas 
celles  que  je  veux  rappeler  ici  ;  les  lectrices 
de  notre  journal  n'ont  pas  besoin  de  mes 
conseils  pour  éviter  l'inconduite,  le  vol,  le 
meurtre;  la  recommandation  de  l'obéis- 
sance aux  l.'oiis  principes,  sur  lesquels  re- 
pose toutes  les  sociétés,  peut  être  utile  aux 
gens  du  peuple  :  ceux  d'une  classe  plus 
élevée,  mieux  partagée  i\n  côté  de  la  for- 
tune, protégée  par  une  éducation  qui  dé- 
veloppe les  sentiuients  d'honneur,  s'y  sou- 
mettent sans  y  songer.  Mais  pour  cette 
classe,  il  existe  une  législation  particulière 
composée  des  mille  choses  du  monde  dont 
Dieu  a  laissé  l'administraiion  aux  sages  de 
la  terre  ;  ces  choses  sont,  si  vous  voulez, 
des  coutumes  frivoles,  changeantes,  par- 
tielles, comme  tout  ce  qui  est  humain;  ce- 
pendant elles  sont  utiles  aux  temps  et  aux 
pays  pour  qui  elles  ont  été  faites,  et  il  faut 
s'y  soumettre.  En  accomplissant  les  pré- 
ceptes de  l'Evangile,  vous  serez  vertueuses; 


186 


en  suivant  les  avis  de  vos  parents  et  des 
personnes  éclairées  par  l'âge  et  l'expérience, 
vous  serez  sages.  Mais  ne  croyez  pas  que 
l'un  des  deux  vous  suffise;  la  vertu  sans 
prudence  peut  tomber  dans  bien  des  pièges, 
on  peut  commettre  d'énormes  fautes  par 
ignorance  et  s'attirer  de  cruels  chagrins. 
En  même  teuips  !a  sagesse  sans  vertu  se- 
rait un  frêh;  appui  qui  chancellerait  à  tout 
vent  et  se  briserait  au  moindre  choc. 
Obéissez  donc  avec  un  égal  empressement 
à  Dieu  et  à  vos  guides  terrestres  ;  pour  le 
faire  sans  efforts ,  sans  ennuis,  avec  plaisir 
même,  il  ne  faut  que  croire  et  aimer*,  seule- 
ment par  la  foi  et  l'amour,  vous  vous  sou- 
mettrez aux  usages  de  la  société  dans  la- 
quelle vous  vivrez,  afin  de  ne  pas  affliger 
votre  prochain  en  le  scandalisant,  et  sur- 
tout de  ne  pas  l'entraîner  par  votre  exem- 
ple à  partager  le  châtiment  de  vos  fautes; 
et  quand  même  il  vous  en  coûterait  d'obéir, 
qu'est-ce  que  quelques  faibles  contrariétés, 
quelques  légers  sacrifices  comparés  aux 
biens  immenses  dont  vous  êtes  comblées  ? 


Dieu  vous  a  donné  un  monde  splendide  à 
habiter,  une  religion  sublime  et  régénéra- 
trice pour  vous  guider  dans  la  vie  ;  une  fa- 
mille, des  amis,  des  concitoyens  qui  vous 
chérissent  et  vous  protègent  en  retour  de 
votre  affection,  enfin  un  cœur  et  une  Intel  - 
ligence  capables  de  comprendre  de  tels  bien- 
faits. 

Montrez  vous-en  donc  chaque  jour  plus 
dignes  en  croyant,  en  aimant,  en  obéissant  ! 
c'est  dans  votre  intérêt  que  je  vous  y  con- 
vie :  le  bonheur  qui  vient  d'une  âme  ai- 
mante et  soumise  rend  belles  les  figures  les 
plus  ordinaires,  aimables  les  conversations 
les  moins  spirituelles.  Non-seuletnent  il  est 
doux,  ce  bonheur,  mais  il  est  durable.  Les 
coups  de  la  mauvaise  fortune,  les  bourras- 
ques d'un  sort  jaloux  peuvent  parfois  l'ob- 
scurcir, ils  ne  sauraient  l'éteindre.  Cher- 
chez-le, demandez-le,  combattez  vaillam- 
ment contre  vous-même  pour  l'obtenir,  car 
ii  est  préférable  à  tout  ce  que  vous  pouvef 
posséder  sur  la  terre. 

A.  DE  Savignac. 


COQUETTERIE  ET  FATUITÉ. 


Toutes  les  femmes  sont  coquettes,  tous 
les  hommes  sont  fats,  un  peu  plus,  un  peu 
moins;  l'âge  et  la  position  n'y  font  point 
obstacle.  Les  nuances  peuvent  se  multiplier 
à  l'infini,  les  manières  se  diversifier,  les 
goûts  peuvent  s'épurer  ou  se  corrompre,  le 
fait  reste  le  même.  Coquetterie  et  fatuité 
sont  deux  mots  dont  on  se  sert  un  peu  trop 
aU  hasard,  sans  en  bien  fixer  le  sens,  sans 
en  mesurer  suffisamment  la  portée,  juge- 
ments tout  rédigés,  arrêts  tout  prêts,  nial- 
h»Mireusen)put  à  la  disposition  de  cmix  qui 
ne  savent  pas  Ibiuiulcr  cux-uièmes  un  juge- 
ment, et  dont  l'esprit  ne  suffit  pas  à  la  mé- 
chanceté. Lacoipielterie  annonce  le  désir  de 
plaire,  la  fatuité  en  montre  l'assurance, 


voilà  le  principe  ;  les  conséquences  varient 
comme  les  moyens  d'un  art,  et  l'art  de  plaire 
surtout  s'entoure  de  mille  moyens  ;  coquet- 
terie de  manières,  d'élégance,  d'esprit,  de 
talent,  de  vertu,  quelquefois  d'originalité, 
souvent  de  cœur,  la  plus  charmante  et  la 
plus  louable  de  toutes.  Le  désir  de  plaire  est 
de  tous  les  âges,  légitime  dans  tous,  et  ne 
mérite  le  ridicule  que  lorsqu'il  dépasse  ses 
limites  naturelles.  Mais  l'abus  de  la  coquet- 
terie est  devenu  la  seule  acception  du  mot, 
et  souvent  l'on  liit  un  sarcasme  quand  on 
ne  devrait  |)rou{incer  qu'un  éloge.  11  en  est 
de  même  de  la  fatuité,  stigmate  qu'on  s'em- 
presse de  jeter  à  toute  force,  qui  annonce  la 
conscience  d'elle-même.  Et  cependant  où 


187 


serait  le  mal  de  montrer  une  noble  et  juste 
assurance  de  plaire?  Est-ce  donc  un  désir 
qu'on  ne  puisse  avouer?  et  quoi  de  plus 
pardonnable,  si  les  moyens  qu'on  emploie 
sont  inspires  par  le  goût,  l'esprit  et  le  cœur, 
si  on  les  puise  en  soi-même,  s'ils  ne  sont  ni 
empruntés,  ni  usurpés? 

De  nobles  buts  animent  sans  doute  les 
grands  philosophes  de  la  science,  les  héros 
et  les  poëtes;  mais  le  désir  de  plaire  n'y  a- 
t-il  pas  sa  place?  Les  plus  austères  ligures 
de  Tautiquité,  Socfate,  Platon  et  tout  le 
cortège  des  sages  de  la  Grèce,  avaient  aussi 
leur  fatuité.  On  n'enseigne  rien,  pas  même 
la  piiilosophie,  pas  même  la  vertu,  sans  une 
certaine  assurance  de  soi-même.  Quelques 
orateurs  du  vieux  Forum  se  faisaient  don- 
ner la  note  musicale  par  des  joueurs  de 
fliàfe;  pour  être  moins  modulées,  certaines 
voix  du  palais  Bourbon  ou  du  Luxembourg 
sont-elles  plus  innocentes  de  prétention? 
Le  tonneau  de  Diogène  et  son  manteau 
troué,  la  loge  à  l'Opéra  et  les  habits  si  bien 
coupés  des  dandys  de  nos  clubs,  se  ressem- 
lilent  par  un  côté.  Tous  veulent  être  remar- 
qués, les  moyens  seuls  diffèrent;  question 
de  goût  plus  que  de  moralité. 

La  supériorité  seule  devrait  avoir  le  droit 
de  juger  ;  mais  tous  les  sots  s'en  emparent 
et  les  jaloux  aussi  ;  que  de  juges  cela  fait! 
et  ne  croyez  pas  la  médiocrité  indulgente  à 
ceux  qui  désirent  ou  comptent  plaire;  non, 
cile  leur  est  sévère  comme  si  elle-même  ne 
prenait  pas  fort  librement  sa  place  et  ses 
aises  dans  ce  monde  ;  elle  est  tyrannique 
comme  toute  majorité. 

Il  y  a  des  gens  qui  ne  permettent  pas  à 
M.  de  Lamartine  d'écrire  une  phrase  en 
prose  ;  ce  sont  tous  ceux  qui  ne  peuvent  pas 
faire  un  vers  comme  lui  ;  ils  se  croient  pro- 
sateurs pour  cela. 

Esprit,  talent,  sensibilité,  force  d'âme, 
sont  des  qualités  qui  se  sentent  elles- 
mêmes  et  ont  le  besoin  de  se  répandre. 
Laissons  rayonner  Pànie,  quand  elle  a  des 
rayons. 


Je  pourrais  citer  de  charmants  exemples 
de  parfaite  coquetterie.  Madame  ***,  renfer- 
mée dans  un  vieux  château,  loin  du  monde 
où  elle  pouvait  briller  longtemps  encore, 
seuleavec  de  jeunes  fils  auxquels  elle  appre- 
nait l'art  d'être  hommes  de  cœur  et  de  coura- 
ge, faisait  chaque  jour  les  toilettes  les  plus 
gracieuses,  employait  tout  son  esprit,  recou- 
rait à  tous  ses  souvenirs,  ne  dédaignait  au- 
cune ressource  pour  récréer  constamment 
la  vue,  plaire  aux  regards  en  même  temps 
qu'à  l'âme  et  développer  le  goût  de  ses 
jeunes  enfants,  lis  pouvaient  apprendre  au- 
près d'elle  que  ce  n'est  pas  être  tout-à-fait 
aimable  que  de  l'être  un  jour,  une  heure,  un 
ninment,  suivant  que  l'occasion  vous  y  in- 
vile ou  qu'un  succès  nouveau  s'offre  à  vous, 
et  que  l'amabilité  doit  être,  non  pas  un  ca- 
price du  cœur,  non  pas  un  effort  de  l'esprit, 
mais  une  double  habitude  de  l'esprit  et  du 
cœur. 

Une  autre,  que  je  nommerai  simplement 
Juliette  pour  ne  la  trahir  qu'auprès  de  ses 
amis,  ne  dit  rien  de  saillant,  n'impose  au- 
cun de  ses  goûts,  ne  fait  prévaloir  aucune 
de  ses  idées,  et  tout  ce  qu'elle  dit  persuade 
par  la  grâce.  Son  grand  art  est  de  faire  va- 
loir ceux  qu'elle  aime,  de  cacher  leurs  dé- 
fauts, de  révéler  leurs  avantages;  elle  sem- 
ble plutôt  deviner  ce  qui  doit  plaire  que 
l'inventer.  Sa  phrase  a  toujours  l'étendue 
de  son  idée,  et  l'on  y  voit  de  plus  le  soin 
délicat  d'une  bonté  ingénieuse  et  préve- 
nante ;  elle  est  bien  moins  occupée  de  mon- 
trer de  l'esprit  que  de  faire  vSloir  celui  des 
autres.  Méritez  un  éloge,  elle  en  jouit  avant 
vous. 

Elle  se  met  avec  une  simplicité  pleine 
d'attrait,  toujours,  à  toute  heure,  et  l'on  ne 
s'en  aperçoit  que  parce  qu'elle  remarque 
dans  les  autres  un  agrément  qui  fixe  l'at- 
tention sur  celui  qu'elle  donne  à  toute  sa 
parure.  Elle  chante  avec  charme,  mais  ap- 
plaudit de  si  bonne  grâce  celles  qui  chan- 
tent mieux,  qu'on  ne  sait  plus  qui  l'on  (but 
soi  •  mélnc  applaudir   davantage.   Sa  teu- 


188 


dresse  pour  ses  enfants,  pour  sa  famille,  est 
sans  cesse  occupée  des  moyens  de  leur 
plaire  un  peu  plus^  dW.  semble  avoir  tou- 
jours leur  cœur  à  gagner,  et  ces  soins  sans 
efforts,  douces  inspirations  de  l'aride  plaire, 
font  de  sa  vie  la  plus  intime  une  continuelle 
séducliou  ;  elle  est  parfaitement  et  délicieu- 
sement coquette. 


Ce  n'est  ni  le  désir,  ni  la  confiance  de 
plaire  qu'il  faut  livrer  au  ridicule;  c'est  la 
sottise,  mais  celle  qui  juge  sans  mérite  per- 
sonnel, tout  autant  que  celle  qui  abuse  de 
quelques  avantages  positifs. 

6""-=  C.  DE  MÉNAINTILLE. 


COURRIER  DE  PARIS. 


m  mai. 


Depuis  quelques  jours,  chère  Eugénie,  je 
n'entenils  parler  que  de  départs  ;  celles  de 
nos  amies  qui  ne  nous  quittent  point  encore 
se  préparent  à  nous  quitter  bientôt.  J'ai 
déjà  reçu  les  adieux  de  cette  bonne  et  char- 
n>ante  Gabrielle,  qui  va  bien  me  manquer, 
je  t'assure,  puisque  c'est,  après  toi,  la  plus 
chère  de  mes  aimes.  Madame  de  C***  est 
maintenant  établie  dans  la  délicieuse  forêt 
de  rUe-Adam,  mais  elle  n'y  passera  pas 
tout  l'été  ;  depuis  que  les  voyages  sont  de- 
venus si  faciles,  on  ne  se  contente  plus  d'al- 
ler s'établir  à  la  campagne,  et  les  che- 
mins de  fer  ayant  encore  stimulé  le  goût  dts 
pérégrinations,  il  n'est  question  que  de 
bains  de  mer  à  Dieppe,  à  Trouville,  au  Ha- 
vre, ou  de  promenades  dans  la  Touraine  et 
partout  où  la  vapeur  rapproche  la  distance. 
Quand  j'entends  former  tous  ces  projets,  tu 
devines  facil*'iJ.enl  ce  que  je  pense  et  de  quel 
côté  je  voudrais  prendre  mon  vol?  mais, 
hélas  !  les  affaires  de  mou  père  le  retien- 
dront à  Paris  pour  longtemps  encore,  et  s'il 
nous  promet  une  petite  excursion  à  Rouen, 
Dieppe  et  le  Havre,  B...  ne  se  trouve  pas 
sur  celte  route-là;  aussi,  quoique  la  mer 
soit  bien  belle  et  bien  majestueuse  jusque 
dans  ses  caprices,  je  lui  préfère  encore  tes 
silencieuses  montagnes  avec  leur  verdure 
éternelle.  Te  dirais-je  pourquoi  ?  Cela  n'est 
pas  nécessaire,  je  pense?  Quand  il  m'arnvc 


de  parler  ainsi  devant  ma  mère,  elle  me 
répond  que  le  moyeu  d'être  toujours  heu- 
reuse est  de  savoir  renfermer  ses  désirs  dans 
les  bornes  qu'ils  peuvent  atteindre,  et  en 
vérité,  ajoule-t-elle,  cela  n'est  pas  fort  difli- 
cile  lorsque  la  Providence  nous  a  si  bien 
pourvus  des  biens  les  plus  précieux.  En  re- 
gardant ma  mère,  j'ai  senti  quelleavait  rai- 
son, et  maintenant,  bien  convaincue,  si  ce 
n'est  consolée,  me  voici,  la  plume  àlainain, 
puisque  c'est  le  seul  moyen  que  nous  ayons 
de  causer  ensemble. 

Hier,  nous  avons  tous  été  voir  la  maison  en 
bois  que  l'on  a  construite  ici  pour  les  Iles- 
Marquises.  Cela  n'esl-il  pas  charmant  de  pou- 
voir ainsi  emporter  sa  maison  avec  soi?  Mai  s 
une  vraie  maison,  grande,  solide,  et  qui  m'a 
paru  fort  jolie.  Au  premier  aspect,  elle  rap- 
pelle un  peu  les  chalets  suisses.  Sa  forme  m'a 
semblé  presque  carrée  ;  elle  n'a  qu'un  rez- 
de  chaussée  et  un  premier  étage,  est  élevée 
au-dessus  du  sol  de  cinq  à  six  marches  seu- 
lement, formant  perron  et  conduisant  à  une 
galène  circulaire  à  l'extérieur  de  laquelle  on 
a  placé  des  rideaux  de  couiil.  Une  galerie 
semblable  entoure  le  premier  étage  et  cor- 
respond exactement  à  celle  d'en  bas.  Mon 
oncle  m'a  dit  que  toutes  les  maisons  des 
Indes-Orientales  ont  une  pareille  galerie  que 
l'on  appelle  Verandali  :  c'est  là  que  chaque 
soir  les  Orientaux  prennent  le  café,  fument, 


189 


ni.icherit  le  bétel  et  jouissent  de  la  fraî- 
cheur eu  écoutant  le  sou  du  luth  de  leurs 
esclaves. 

Ces  galeries  me  semblent  charmantes. 
Grand  nombre  de  curieux  les  remplissaient 
ainsi  que  les  appartements,  mais  j'imagine 
que  les  naturels  dont  tu  as  reçu  les  jolies 
ligures  en  même  temps  que  ma  dernière 
lettre  devront  se  montrer  phis  curieux  en 
éprouvant  une  grande  admiration  k  la  vue 
de  ce  pa/a(S.  1!  est  superflu  de  te  dire  que 
l'on  n'y  trouve  aucune  trace  de  cheminée.  Si 
près  de  la  ligue^  elles  seraient  i)lus  qu'in- 
utiles, et  sans  doute  les  cuisines  seront  pla- 
cées à  distance. 

Mais  en  quittant  les  Iles-Marqiiises  pour 
venir  ici,  je  ne  ferais  pas  mal,  je  pense,  de 
m'arrèter  en  chemin  aux  Iles-Canaries,  si 
agréablement  dépeintes  par  Tassoni  : 

•  ...  De  loin  il  aperçut  plusieui'S  îles 
«  épsrses  sur  la  mer,  c'est  pouriiuoi  il  tourna 

•  vers  ce  point  les  proues  de  ses  navires  qui 
«  semblaient  y  être  poussées  par  le  vent. 

«  Ces  îles  étaient  le  séjour  vers  lequel  on 
«  croyait  jadis  que  les  âmes  bienheureuses 
«  des  morts  prenaient  leur  vol  pour  y  jouir 
«  d'éternelles  délices,  et  il  les  nomma  Heu- 
«  reuses  et  Fortunées, 

«  Colomb  y  entra  avec  tous  ses  vaisseaux 
«  et  trouva  le  pays  ravissant  :  prairies,  bos- 
«  quets, brises  suaves,  t'oniaines,  ruisseaux, 

•  partout  la  terre  féconde,  les  herbes  fleu- 

•  ries,  les  arbres  chargés  de  fruits;  tout  à 
«  l'entour,  un  amphithéâtre  de  collines,  et 
«  dans  le  vallon  et  parmi  les  feuillages,  des 
o  oiseauxvertsd'eau, pourpres, bleuset  cou- 
«  leur  d'or.  » 

J'ai  traduit  le  plus  exactement  et  le  mieux 
que  j'ai  pu,  et  mon  oncle  est  satisfait;  je 
trouve  pourtant  que  ce  tableau,  si  plein  de 
grâce  sous  la  pinine  du  pcëte,  perd  beaucoup 
de  son  charme  sous  la  mienne;  ne  serait-ce 
pas  que  la  poésie  italienne  se  trouve  plus 
généralement  dans  les  mots  que  dans  la 
pensée? 

Pour  cette  fois,  mon  oncle  revient  à  sou 


poëfe  favori  Shakespeare.  Le.  passage  sui- 
vant est  extrait  de  la  tragédie  de  Henri  IV. 

0  sicep  !  0  genlle,  sleep 
Xature  's  best  luirse  :  How  hâve  I  friglited  tliee 
That  tliou  uo  more  wiet  weigli  my  cyelids  down 
Aiul  slpop  my  sensés  in  forgelfulnessï 
Why.  inUier,  sleep,  ly  'st  Ihou  in  smol<y  nibs 
Upoii  imeasy  pallels stieuliitig  Uiee 
AntI  liiisliofi  witii  biizzint;  Lighl  ll>'.-l  lo  tiiy  slumher 
Than  in  ihe  pprlumed  cliaml)ers  of  the  great 
l'nder  Uie  canopics  of  eoslly  stato 
And  lulled  ^vith  souuds  of  sweeiesl  melody  ? 
Wiit  tiioii  upou  Ihe  iiigh  and  giddy  mast 
Seal  up  llic  ship  lioy  's  eycs,  and  rock  liis  brains 
In  Ihfi  cradic  of  the  rude  impeiuous  surge? 
Catisl  lliou,  i>  |>artial  sleep?  give  thy  repose 
To  the  wet  sea-boy,  in  au  hoiii-  so  rude 
And  iu  the  calniesl  and  Uie  slillest  niglit 
Oeiiy  il  lo  a  kiiii;  ? 

Je  ne  t'ai  point  donné  de  conseils  en  fait 
de  uHisiqiie  nouvelh^  dans  ma  dernièri-  let- 
tre, mais  tu  n'auras  rien  perdu  pour  allen- 
dre,  car  j'ai  fait  emplette  cette  semaine  de 
deux  morceaux  de  Bertini ,  en  forme  d'élu 
des,  intitulés  l'un  le  double  dièse^  et  V:a\tre 
le  double  bémols  dont  je  suis  enchantée.  Tu 
devines  tout  de  suite  que  le  but  de  ces 
ouvrages  est  de  funiliariser  le  pianiste  avec 
l'emploi  de  deux  signes  susnommés.  Ces 
deux  morceaux  trouveront  natiirellomcnt 
leur  place  après  les  études  caraclérisliques 
du  même  auteur. 

Ceci  est  pour  l'utile,  et  voici  mainlenant 
pour  l'agréable  :  Lucie  me  saura  gré,  j'es- 
père, d'avoir  pensé  à  elle  qui  ne  peut  èlre 
encore  fort  avancée  ;  je  lui  ai  choisi  une 
bagatelle  de  H.  Lemoine  sur  le  Roi  d'Yve- 
tôt.  Pour  Pauline,  qui  est  beaucoup  ])lus 
forte  que  sa  sœur,  je  propose  une  fantaisie 
brillante  de  Rosellen,  Op.  49, sur  la  romance 
de  mademoiselle  Puget,  le  Soleil  de  ma 
Bretagne. 

Pour  toi,  chère  Eugénie,  je  n'assigne  rien 
en  particulier  à  ton  talent,  sachant  si  bien 
qu'il  peut  s'attaquer  avec  succès  aux  plus 
grandes  diflicultés  ;  mais  je  t'invite  k  essayer 
mn'  grande  fantaisie  de  Herz,  Op.  133,  sur 
les  plus  jolis  thèmes  de  Parisina,  et  puis  je 


190 


te  recommandorai,  pour  les  plus  grnnils 
plaisirs  de  mon  cher  oncle,  <]eux  romances 
nouvelles  que  j'ai  chantées  à  la  dernière 
soirée  de  ma  mère  et  qui  ont  été  trouvées 
charmantes  :  l'une,  ie  Jardinier  du  Roi, 
de  Ch.  Haas  ,  l'autre  ayant  pour  titre  :  les 
Plaintes  d'une  Fleur^  musique  de  P.  Sain 
d'Arod.  Les  paroles  de  celle-ci  sont  de 
Victor  Hugo  et  si  jolies,  si  pleines  de  grâ- 
ces, de  poésie  et  si  harmonieuses  aussi,  que 
la  musique  a  eu  fort  à  faire  pour  se  mettre 
au  diapazon  des  paroles. 

Les  ouvrages  nouveaux  ne  sont  pas  très 
communs,  et  je  l'assure  que  ce  n'est  pas 
sans  peine  que  je  parviens  à  t'en  découvrir 
quelques-uns. 

On  fait  en  ce  moment  beaucoup  de  cou- 
vertures de  coton  en  tricot,  bleu  et  blanc, 
rouge  et  blanc,  mais  je  commence  par  te 
dire  que  je  les  trouve  fort  laides.  Les 
différents  tricots  qui  ont  vogue  pour  cet 
usage,  sont  le  tricot  à  pointes  de  diamants 
(c'est  celui  que  j'aime  le  mieux,  et  ma 
grand'maman  faisant  à  merveille  tous  les 
tricots  possibles,  je  vais  me  faire  son  éco- 
lière  aiia  de  pouvoir  être  ta  maîtresse).  Le 
tricot  de  Kaples  ou  tricot  glacé  est  fort 
joli  aussi,  mais  je  ne  sais  trop  s'il  est  bien 
prudent  d'entreprendre  une  œuvre  de  lon- 
gue haleine  dans  laquelle  il  n'est  pas  permis 
de  laisser  échapper  une  seule  maille  avec 
la  chance  de  réparer  une  maladresse  si 
difficile  à  éviter.  Une  maille  tombée  dans 
le  tricot  glacé  produit  inévitableuient  une 
faute!  J'ai  aperçu  encore  un  autre  genre 
de  tricot  dont  je  ne  sais  pas  le  nnm  ,  Uiais 
dont  je  vais  ai'eiiquérir  à  Ion  pr<.lil  et  à 
celui  de  nos  amies.  Tous  ces  tricots,  exé- 
cutés en  laine,  sont  incumparablemenl  plus 
jolis. 

Aujourd'hui  je  te  propose  le  coussin 
pouf,  iiidi<iué  au  n°  1  de  la  planche  tie 
dessin  ^  le  travail  qui  le  recouvre  n'y  est 
indiqué  que  pour  une  partie,  comme  lu  vois. 
J'ai  fait  laisser  une  grande  partie  des  (icellesà 
découvert  afin  que  tu  juges  mieux  de  leur 


position.  J'avais  vu  ce  coussin  chez  Sorré- 
Delisle,  et  il  coûte  si  peu  de  temps  et  d'argent 
pour  en  exécuter  un  semblable,  que  je  me 
suis  mise  à  l'œuvre  tout  de  suite 

L'étoffe  qui  couvre  mon  coussin  pouf  est 
celle  d'un  tablier  de  moire  noire  que  maman 
ne  mettait  plus,  mais  toute  autre  étoile 
noire ,  en  laine  ou  en  soie ,  convien- 
drait égalejient ,  pourvu  qu'elle  ait  de  la 
solidité. 

Pour  remplir  ce  coussin,  j'ai  acheté  lai 
kilogramme  de  crin  végétal  à  30  cent,  le 
demi  kilogramme ,  une  petite  pelote  de 
belle  ficelle  très  égale  à  25  cent,  la  pelote, 
et  1  fr.  50  cent,  de  laine  de  Berlin  de  trois 
nuances  :ponceflu,  ponceau  foncé  et  grenat. 

Tu  vois  que  mon  coussin  pouf  est  un 
coussin  économique  et  très  joli  que  tu  vou- 
dras faire. 

Coupe  alors  un  rond  de  fort  carton  ,  de 
35  centimètres  de  djamètre. 

An  milieu  de  ce  rond,  tu  fixeras,  avec (|uel- 
ques  points,  un  anneau,  comme  un  anneau 
de  rideau,  de  deux  centimètres  de  diamètre. 

Coupe  une  bande  de  carton  de  7  centimè- 
tres de  haut  et  de  115  à  120  centimètres  de 
long  et  replie-la  sur  elle-même  de  manière 
à  former  un  cercle  qui  embrasse  tout  juste 
le  rond  de  carton. 

Fixe  le  cercle  de  carton  h  cette  dimension 
en  cousant  l'une  à  l'autre  les  deux  parties 
qui  se  croisent. 

A  présent,  recouvre  le  dehors  de  ce  cercle 
avec  l'étoile  noire  que  tu  renverseras  du 
haut  et  du  bas  dans  l'intérieur  du  cercle  et 
que  tu  attacheras  ainsi  avec  des  points  en 
gros  fi! ,  courant  d'un  bord  à  l'autre  de 
l'étoffe. 

Pose  le  cercle  autour  du  rond  de  carton 
et  attache-les  l'un  à  l'autre  avec  un  surjet 
en  gros  fil ,  après  avoir  eu  soin  de  laisser 
l'anneau  en  dehors. 

H  faut  maintenant  remplir  cette  es[)èce 
de  boîte  sans  couvercle  avec  le  crin  végétal, 
de  manière  à  donner  au  coussin  une  forme 
un  peu  bombée. 


1§1 


Après  avoir  fait  cette  besogne,  tu  cou- 
vriras le  ikssus  du  coussin  avec  un  grand 
rond  d'e'totfe  noire  d'environ  io  centimètres 
de  diamètre. 

Tu  l'attacheras  d'abord  avec  des  épingles 
après  l'avoir  partage  par  moitié,  quarts  et 
demi-quarts  afin  qu'il  boive  également  tout 
autour,  et  tu  coudras  aiusi  les  deux  étoffes 
avec  un  petit  surjet  fin. 

Le  coussin  est  fiai,  il  n'y  a  plus  qu'à  l'or- 
ner au  moyen  d'un  travail  facile;  pour 
cela  faire,  attache,  au  milieu  de  la  couver- 
ture d'étulïe  noire,  un  anneau  semblable  à 
celui  qui  se  trouve  dessous,  au  milieu  du 
rond  de  carton.  Prends  la  ficelle,  que  tu  at- 
tacheras de  l'un  à  l'autre  anneau  de  façon  à 
former  des  rayons  comme  au  n°  2. 

Ces  rayons  seront  au  nombre  de  48,  tous 
bien  également  espacés. 

Coupe  encore  un  rond  de  carton  comme 
le  premier,  et  enveloppe-le,  d'un  côté  seule- 
ment, d'un  morceau  de  grosse  toile  quel- 
conque, verte  ou  noire,  dont  tu  retiendras 
les  remplis  en  dedans  àvec  du  fil,  et  couds 
ce  dernier  rond,  l'étoffe  en  dehors,  après  le 
cercle,  par  un  surjet,  pour  enfermer  et  ca- 
cher les  ficellts  de  l'anneau  du  dessous. 

Maintenant  nous  cacherons  les  Ocelles  du 
dessus  avec  le  travail  suivant,  en  )aine  de 
Berlin. 

D'abord  il  faut  couvrir  l'anneau  avec  des 
points  de  laine  ponceau  de  façon  à  former 
une  sorte  de  bouton  ;  après  quoi,  tu  feras, 
sur  l'anneau  lui-même,  un  pouit  de  laine 
comme  un  surjet,  lequel  dessinera  un  petit 
cercle  correct. 

Ce  petit  cercle,  tu  l'entoureras  avec  un 
second  cercle  de  points  en  laine  ponceau 
foncé,  que  j'appellerai  points-arrière  parce 
qu'ils  couvriront  deux  ficelles  en  dessus  et 
<iue  l'aiguille  en  prendra  trois  en  dessous. 

Fais  un  troisième  cercle  pareil  à  celui-ci 
avec  de  la  laine  grenat. 

Et  commençons  à  présent  les  rayons  que 
tu  feras  alternativement  des  trois  luiances 
dégradérs,  grenat,  ponceau  foncéetponceau. 


Prends  une  très  longue  aiguillée  de  laine 
double  et  fais  un  petit  nœud  à  l'extrémité 
des  deux  bouts  qui  les  réunissent;  passe 
ton  aiguille  sous  l'une  des  ficelles  vi  repasse- 
la  ensuite  entre  les  deux  brins  de  laine,  à 
l'endroit  du  nœud,  tire  ton  aiguille  et  voici 
la  laine  arrêtée. 

Avec  la  main  gauche,  repasse  ton  aiguille 
dessous  la  même  ficelle  et  de  gauche  à 
droite. 

Prends  ton  aiguille  de  la  main  droite  et 
passe-la  de  droite  à  gauche  sous  la  ficelle 
qui  se  trouve  à  droite  de  la  première. 

Reprends  l'aiguille  de  la  main  gauche  et 
passe-la  dessous  la  ficelle  de  droite,  tu  ob- 
tiendras un  point  croisé,  comme  au  n°  4,  que 
je  fais  dessiner  la  laine  écartée.,  afin  que  tu 
comprennes  mieux  ce  point,  le  plus  simple 
du  monde  lorsqu'on  le  voit  faire,  mais  qui 
pourrait  bien  le  paraître  beaucoup  moins  à 
la  distance  où  nous  sommes  l'une  d.'  l'autre. 

Quand  tu  auras  aiusi  croisé  la  laine  cinq 
fois  ainsi  que  je  te  l'ai  montré,  tu  iras  à  la 
ficelle  suivante,  passant  ton  aiguille,  alter- 
nativement sous  la  seconde  et  \ditroisième 
ficelle,  Comme  tu  as  fait  sous  la  première  et 
la  seconde. 

P.ir  ce  moyen  tu  formeras  des  rayons 
tûuruants.  Le  premier  rayon  sera  ponceau, 
le  second,  ponceau  foncé,  le  troisième,  gre- 
nat, et  ainsi  de  suite,  successivement,  en 
recommençant  toujours  à  employer  la  laine 
dans  le  même  ordre. 

Quand  tu  auras  fini  ce  travail,  tu  pourras 
faire  en  haut  et  en  bas  du  cercle  du  coussin 
une  ligne  en  points  de  laine  ponceau,  sans 
avoir  égard  aux  espèces  de  cases  tle  damier 
que  forme  l'ensemble  du  travail  et  qu'elle 
séparera  sans  les  interrompre;  cela  finit 
bien. 

Le  n»  5  est  le  dessin  d'un  riche  mouchoir 
dont  la  bordure  imite  l'Angleterre.  Julie 
en  brode  un  semblable  pour  sa  mère,  par 
conséquent  elle  l'a  choisi  très  beau  et  l'a 
;;chc;é,  tout  dpssiné,  avec  le  tulle,  au  prix 
de  15  fr.,  passage  Choiseul  ;  mais  madame 


192 


David  en  a  de  moins  clior,  et  Zoé  en  a  pa-ié   ' 
lin,  dont  la  batiste  est  moins  belle,  10  fr. 
seulement.  Cela  fait  de  beaux  mouchoirs  fini 
ne  sont  pas  fort  chers,  puisqu'ils  ne  néces- 
sitent point  de  bordure  de  dentelle. 

Le  n°  6  est  la  fin  de  l'alphabet  à  broder 
au  plumetis. 

Le  n"  7  est  une  espèce  d'ornement  que 
l'on  place  au-dessous  d'un  chiffre  formé  de 
deux  lettres  de  cet  alpliabet,  et  qui  corres- 
pond à  la  couronne  que  tu  as  eue  en  même 
temps. 

Le  n"  8  est  un  de  ces  festons  toujours  fort 
à  la  mode  et  que  l'on  place  particulière- 
ment au-dessus  des  remplis  d'une  robe  de 
jaconas. 

Maintenant,  si  tu  me  demandes  encore 
quelle  robe  tu  dois  acheter  pour  cet  éti",  je 
te  dirai  que  j'ai  trouvé  si  jolie  la  robe  avec 
laquelle  Gabrielle  est  venue  nous  faire  ses 
adieux,  que  je  n'en  veux  pas  d'autre  pour 
Uioi",  c'est  bien  te  dire,  je  pi-nse,  que  je  t'en 
conseille  une  semblable.  Celte  r<ibe  est  en 
taffetas  d'Italie;  ri  n  n'est  plus  distingué,  et 
je  le  préfère  beaucoup  au  taffetas  écossais, 
auquel  tout  ressemble.  Sa  forme  est  ama- 
zone, et  sur  le  devant  du  corsage  et  du  ju- 
pon, un  plissé  d'étoffe  remplaceles boutons. 
Ces  plissés,  en  étoffe  et  en  rubans,  ont  une 
grande  vogue;  on  en  garnit  des  mantelets  et 
l'on  en  met  sur  les  chapeaux. 

Je  compte  acheter  aussi  une  robe  de  ba- 
rège  uni;  le  corsage  de  celle-ci  sera  à  la 
Vierge,  aura  deux  paires  de  manches,  l'une 
longues,  l'autre  courtes,  et  au  bas  du  jupon 
on  mettra  deux  grands  plis  de  la  hauteur  de 
l'ourlet.  De  quelle  couleur  prendrai-je  cette 
robe?  je  n'en  sais  rien  encore,  mais  pour 
ma  robe  de  soie,  je  suis  très  décidée  à  ce 
qu'elle  soit  aile  de  mouche,  c'est-à-dire 
d'une  couleur  qui  ressemble  beaucoup  à 
celle  de  la  peau  anglaise. 


Sur  ma  capote  de  paille  d'Italie  coiisue 
de  l'année  dernière,  j'ai  fait  mettre  une 
guirlande  de  rubans  blancs,  placée  un  peu 
en  arrière.  Sous  le  bord  de  la  passe,  qui  est 
doublée  de  taffetas  rose  glacé  de  blanc,  sont 
trois  biais  de  crêpe  lisse.  Pour  garnir  les 
joues,  quelques  coques  de  ruban  s'étalent 
gracieusement  sous  la  passe,  et  les  brides 
sont  en  ruban  pareil. 

Voila,  ma  chère  Eugénie,  mes  disposi- 
tions de  toilettes  nouvelles;  et  je  vais  en 
presser   l'exécution  alin  de   les  emporter, 
puisque  nous  devons  passer  la  semaine  pro- 
chaine chez  madame  de  €***.  Je  voudrais 
bien  (]ue  le  temps  devînt  meilleur,  car  com- 
ment pourrions-nous  faire,  avec  sécurité,  de 
grandes  excursions  dans  la  campagne  avec 
le  ciel  gris,  les  vilains  nuages  que  le  vent 
du  nord-ouest  fait  courir  la  poste?  Magrand'- 
maman,  en  écoutant  l'expression  de  mes 
vœux,  ne  me  flatte  guère  de  les  voir  se  réa- 
liser ;  car,  medit-elle,voilkun  vrai  temps  de 
Rogations,  et  c'est  précisément  lundi  qu'elles 
ont  commencé!  C'est  égal,  je  veux  espérer 
encore,  un  rayon  de  soleil  jette  tant  d'éclat, 
de  joie  et  de  vie  sur  la  campagne  !  En  at- 
tendant, la  pluie  tombe  à  torrents,  tout  le 
sable  des  allées  est  bouleversé,  et  je  vois  de 
ma  fenêtre,  auprès  de  laquelle  je  t'écris,  les 
pauvres  fleurs  qui  s'inclinent  .sous  cette  on- 
dée brutale  ;  heureusement  que  demain  elles 
se  relèveront  plus  fraîches  et  plus  belles, 
et  non  moins  parfumées. 

Adieu,  bonne  cousine,  aime-moi  toujours 
comme  je  l'aime,  embrasse  pour  moi  mon 
cher  oncle,  Pauline  et  Lucy,  et  ne  me  laisse 
oublier  d'aucune  de  nos  amies. 

Quel  plaisir  je  me  promets  de  cette  se- 
maine passée  avec  Gabrielle!  elle  t'aime 
aussi,  et  ton  souvenir  ne  sera-t-il  pas  tou- 
jours entre  elle  et  moi  ? 

Marie  d'Angremont. 


J'iiii'iial  'JiS  J<iiii.-s  Pi-i-sdiu 


L  HIRONDELLE. 

Ri'liMlii  I-. 

Pi.r-.l.s  .J.   M'.l^'  Vir.-ini.  THOLZtN. 

A.-.'.-  d.-  16  Ans. 

Mii.i.jM-  (I,    M"'"(,l,'ni.-niin.'  DU  BOS  . 

Ac.  omi,!  ■{.■  Gi-.lar.    par  J.''  VIMH  X. 


à  Malam.-  la  C!'"-"   d-  BOISKF.N AL'D. 


Aiiddiil. 


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ton  _      _    n»'  Toi  _   ci  le 


voi    _    Cl  le  si.ir. 


Seul  jf  sdin^iri-, 
Toiil  s<-  relire. 
Tu  ne  \  iins  |)ii,s 
Fi  nii  i  je  pl'iirc 
Vers  ma  ({<m«iii'»' 
R«'vicns  hvlas!       (bis.) 


3. 
Mon  <'s|)(Tanre- 
Toi  <l<'  lua  Franc»' 
Doux  souvenir. 
Quanti  je  I  ini|i]<ire 
Qui  peut  <-n<  ore 
Te  retenir.  (bis.) 


La  nuit  plus  soiuhre, 

Flend  son  ombre 

P.utoMt  h.'K.s! 

Mais  riiirMu.lelle 

V.  is  la  lourelle 

^e  revint  pas.       (bis.) 


193 


LES  SCELLÉS. 


(HISTOIRE  VENDÉEN.NE.) 


(  SCITE  ET  FIN.  ) 


La  première  lueur  du  jour,  pe'nétrant  à 
travers  les  vitres  des  fenêtres  en  ogive  du 
château,  e'claira  une  scène  singulière  et  em- 
preinte d'un  vif  intérêt.  C'était  une  sorte  de 
drame  muet  dont  tous  les  personnages 
étaient  groupés  par  le  hasard  d'une  façon 
pittoresque.  Le  peintre  eût  mis  tout  son  art 
à  composer  un  sujet  de  la  même  façon,  qu'il 
n'y  eût  peut-être  pas  réussi.  Il  y  avait,  dans 
cette  chambre  silencieuse,  tous  les  éléments 
d'un  magnifique  tableau.  Epuisé  par  les  fa- 
tigues de  la  nuit,  brisé  par  les  souffrances 
intérieures,  le  marquis  s'était  jeté  sur  le  lit 
où  madame  de  Tréseguidy  avait  reposé  la 
veille.  Sa  belle  tête  blanche  s'appuyait  sur 
son  bras  droit.  Son  visage  était  empreint 
d'une  morne  tristesse,  et  dans  le  mouve- 
ment inquiet  de  ses  paupières  on  pouvait 
comprendre  l'angoisse  de  son  cœur  qui  agis- 
sait ainsi  au  dehors,  même  durant  le  som- 
meil. Le  membre  du  comité  révolutionnaire, 
ses  opérations  terminées,  voyant  le  jour  si 
prochain,  n'avait  pas  voulu  se  retirer  dans 
son  cabinet;  peut-être  avait-il  dessein  aussi 
d'épier  le  sommeil  de  M.  de  Tréseguidy,  et 
de  saisir  au  vol  les  paroles  quelquefois  in- 
discrètes des  rêves.  Il  s'était  assis  dans  un 
fauteuil  auprès  du  feu,  et  s'y  était  endormi. 
On  voyait  sous  sa  chevelure,  noire  comme 
le  jais,  sa  figure  pâle  et  mauvaise.  Ses  deux 
mains,  longues  et  décharnées,  se  crispaient 
sur  ses  cuisses  comme  si  elles  eussent  voulu 
saisir  une  proie.  De  temps  en  temps  un 
frisson  nerveux  courait  sur  tous  ses  mem- 
bres et  le  faisait  tressaillir  sur  son  siège. 

[^.  7.— 1"  JUILLET  1843.  — Xr    ANNKB. 


Cet  homme  éprouvait-il  en  dormant  les  tor- 
tures qu'il  faisait  subir  le  jour  à  ses  victi- 
mes? Dieu  réserve  peut-être  ce  tourment 
inconnu   aux   meurtriers.  Mais  ce  qu'il  y 
avait  de  vraiment  beau,  de  vraiment  poéti- 
que dans  ce  tableau,  c'éta(it  Janekin,  qui  ne 
s'était  point  retiré  avec  les  deux  aides  de 
Rignard.  Janekin  n'avait  pas  un  seul  instant 
cédé  aux  séductions   du  sommeil.  Etendu 
sur  le  parquet,  sa  tête  était  appuyée  sur  la 
porte  du  cabinet.  Au  moindre  bruit  il  re- 
gardait attentivement  le  visage  de  Rignard, 
sur  lequel  tombait  d'aplomb  la  lumière  d'un 
reste  de  bougie,  il  épiait  la  plus  légère  agi- 
tation de  sourcils,  le  plus  simple  mouve- 
ment de  paupières,  prêt  à  avertir  M,  de  Tré- 
seguidy par  un  signai  quelconque.  Il  arriva 
que  les  deux  frères,  après  avoir  lutté  avec 
l'horrible  fatigue  qui  les  accablait,  s'en- 
dormirent. Le  bruit  de  leur  respiration  ne 
tarda  pas  à  se  faire  entendre  en  s'augmen- 
tant  à  chaque  instant.  On  ne  peut  pas  dire 
ce  que  souffrit  alors  le  pêcheur.  Il  ne  vou- 
lait pas  troubler  le  repos  des  jeunes  gens, 
il  savait  que  depuis  trois  jours  et  trois  nuits, 
ils  n'avaient  pas  trouvé  un  seul  instant  de 
calme,  il  savait  que  ce  sommeil  était  un 
baume  délicieux  répandu  sur  leurs  mem- 
bres, mais  aussi  il  comprenait  que  Rignard 
pouvait  s'éveiller  et  découvrir  ainsi  ses  vic- 
times. Le  Breton  était  tout  angoisse,  et  il 
ne  quittidt  plus  de  l'œil  le  visage  du  répu- 
blicain. Lorsque  le  souffle  des  deux  frères 
interrompait  le  profond  silence  de  la  nuit, 
il  sentait  sou  noble  cœur  s'éteindre  ;  lors- 

13 


194 


qufi  Rignard  faisait  un  mouvement  sur  son 
fauteuil,  il  sentait  ses  cheveux  se  hérisser 
et  le  sang  se  figer  dans  ses  veines. 

Cette  nuit  fut  affreuse  pour  tous;  elle  fut 
horrible  pour  Janekin. 

Le  républicain  s'éveilla  fort  tard.  Lors- 
qu'il ouvrit  les  yeux,  M.  de  Tréseguidy  et  le 
pêcheur  étaient  debout,  et  les  prisonniers 
étaient  avertis.  Cette  journée  s'écoula  assez 
rapidement;  mais  vers  le  soir,  dans  un 
moment  où  Rignard  était  absent,  les  jeunes 
gens  dirent  à  Janekin  qu'ils  mouraient  de 
faim  et  de  soif.  Cette  nouvelle  déconcerta 
le  bon  serviteur  ;  ni  lui  ni  le  marquis  n'a- 
vaient réfléchi  à  ce  nouveau  danger.  La 
complication  des  événements  auxquels  ils 
venaient  de  prendre  part  avait  tellement 
absorbé  leur  attention,  que  cette  simple 
idée  ne  leur  était  pas  venue  à  l'esprit. 

«  Comment  faire  ?  »  dit  toute  la  fa- 
mille. 

Le  marquis  émit  le  premier  son  opinion. 

•  Si  nous  pratiquions  une  ouverture  dans 
la  cloison?  dit-il. 

—  Ne  serait-il  pas]  possible  de  briser  le 
scel  et  de  le  remplacer  ensuite,  dit  ma- 
dame de  Tréseguidy. 

—  Si  quelques  coups  de  pistolet  nous  dé- 
barrassaient de  ces  assassins?  •  murmurait 
Janekin. 

Mais  aucun  de  ces  trois  expédients  n'é- 
tait convenable.  Le  premier  présentait  une 
grande  difficulté,  le  second  était  dangereux 
et  le  troisième  trop  violent  pour  être  sage. 

«  Nous  attendrons  jusqu'à  demain,  dirent 
les  jeunes  gens  ;  mais  demain  il  faut  absolu- 
ment que  nous  tâchions  de  nous  procurer 
des  vivres.  « 

Un  nuage  de  tristesse  plus  sombre  pe- 
sait sur  le  front  du  petit  cercle  de  famille, 
lorsque  le  républicain  rentra. 

•  Citoyen,  dit-il  au  marquis,  avec  un  sou- 
rire hypocrite,  demain  matin  j'irai  à  Brest 
où  lu'iippellent  les  affaires  de  l'Etat.  Je  lais- 
serai quelques-uns  de  mes  gens  à  Pluiier- 
neck  comme  gardiens  des  scellés.  Tu  auras 


soin  d'eux,  n'est-ce  pas?  lundi  je  serai  de 
retour. 

—  Et  tu  trouveras  le  nid  ride,  les  oiseaux 
seront  envolés,  •  pensa  le  pêcheur. 

La  nuit  étant  venue,  Rignard  ne  tarda  pas 
à  se  retirer  dans  le  cabinet  voisin  :  U'  mar- 
quis se  coucha  dans  la  chambre.  Janekin, 
qui  avait  dormi  trois  ou  quatre  heures  pen- 
dant le  jour,  reprit  son  poste,  mais  cette 
fois  il  dut  se  borner  à  surveiller  les  prison- 
niers. 

Vers  minuit,  l'un  des  deux  jeunes  gens 
s'endormit  ;  on  entendit  un  instant  le  souf- 
fle de  sa  respiration,  puis  ce  bruit  s'éteignit 
dans  un  profond  silence.  Janekin  avait  frémi 
jusqu'à  la  plante  des  pieds;  mais  il  se  ras- 
sura lorsque  cessa  le  bruit.  Cependant  tout 
était  perdu  :  une  malheureuse  insomnie 
ayant  tenu  le  républicain  éveillé,  il  avait  tout 
entendu.  11  avait  d'abord  hésité  à  en  croire 
ses  oreilles,  puis  le  doute  avait  disparu  de- 
vant l'évidence;  il  comprit  aussitôt  tout  ce 
qui  s'était  passé  avec  une  effrayante  saga- 
cité. Il  se  leva  sans  bruit,  ouvrit  la  porte  et 
entra  dans  la  chambre  du  marquis.  Janekin 
vit  venir  sous  un  rayon  de  lune  cet  affreux 
spectre  de  malheur.  Rignard,  marchant  sur 
la  pointe  du  pied,  s'approcha  de  M.  de  Tré- 
seguidy.  Le  vieillard  dormait   profondé- 
ment; mais  un  triste  sourire  voltigeait  sur 
ses  lèvres  comme  un  pressentiment.   Le 
membre  du  comité  révolutionnaire  jeta  sur 
le  patricien  un  regard  venimeux,  le  regard 
du  tigre  sur  le  voyageur  endormi.  Il  s'ap- 
procha ensuite  de  Janekin  qui  le  regardait 
entre  les  cils  de  sa  paupière,  et  qui  ronflait 
à  faire  trembler  les  vitres.  Rignard  se  pen- 
cha sur  lui  et  arrêta  sur  son  visage  un  œil 
fixe  et  luisant  comme  un  flambeau. 
«  Dort-il,  ou  ne  dort-il  pas  ?  » 
Pour  s'assurer  de  la  vérité,  il  s'accroupit 
sur  le  corps  gisant  du  pêcheur,  et  colla 
presque  son  visage  sur  le  sieu.  Janekin  sen- 
tait dans  ses  cheveux  l'haleine  du  républi- 
cain. Après  quelques  instants  d'observation 
muette  et  profonde,  il  se  releva  en  disant  : 


195 


;  ■  Il  dort  !  >  et  il  regagna  son  lit. 

Le  lendemain  matin,  Rignard  et  Janekin 
avaient  chacun  pris  un  parti;  le  premier  avait 
résolu  de  rester  à  Ploiierneck,  de  laisser 
souffrir  de  la  faim  MM.  deTréseguidy,  et  de 
les  jeter  ensuite  au  bourreau  :  le  second 
avait  décidé  qu'il  sauverait  toute  la  famille 
avant  vingt-quatre  heures,  ou  qu'il  se  dé- 
ferait des  agents  révolutionnaires  avec  l'aide 
des  domestiques  du  château.  Pendant  son 
repas  du  matin,  Rignard  déclara  qu'il  ne 
partirait  pas,  et  que  la  nuit  prochaine  il 
ferait  coucher  deux  hommes  dans  sa  cham- 
bre; il  ordonna  aussi  à  sa  troupe  de  faire 
une  garde  rigoureuse  autour  de  Ploiierneck. 
Après  le  repas ,  Janekin  prévint  MM.  de 
Tré.seguidy  qu'ils  étaient  découverts,  et 
qu'ils  eussent  à  se  tenir  prêts  à  partir  pen- 
dant la  nuit,  au  premier  signal  qu'il  leur 
donnerait. 

•  Mais  où  irons-nous?  dit  le  marquis;  je 
suis  vieux,  mes  jambes  ne  me  porteront  pas 
loin.  Et  ma  fille?  et  mon  petit-fils?  on  nous 
rejoindra  avant  que  nous  ayons  fait  une 
lieue. 

—  Soyez  tranquille,  M.  le  marquis,  répon- 
dit Janekin,  je  vous  mènerai  sur  une  route 
où  les  bons  chevaux  ne  courent  pas  plus 
vite  que  les  mauvais,  où  madame  la  com- 
tesse et  M.  Raoul  marcheront  aussi  bien 
qu'Hernick,  le  piqueur  de  M.  le  baron  ;  seu- 
lement, au  moment  décisif,  il  n'y  aura  pas 
une  minute  à  perdre.  » 

Toute  la  famille  s'occupa  avec  précaution 
des  préparatifs  du  départ.  Le  marquis  remit 
au  magnanime  Janekin  une  cassette  pleine 
d'or  et  de  diamants,  en  disant  :  «Voilà  ce  qui 
nous  aidera  à  vivre,  mon  ami!  nous  parta- 
gerons cette  petite  fortune,  si  Dieu  favorise 
tes  desseins.  ■> 

Janekin  sourit  avec  mélancolie  et  ne  ré- 
pondit pas.  Une  heure  après  cette  scène,  le 
pêcheur  était  au  Conquet  dans  sa  cabane. 

«Pierre,  disait-il  à  son  fils,  grand  et  éner- 
gique garçon  que  les  Ilots  avaient  trempé 
comme  l'acier,  brun,  svelte  et  hardi  comme 


un  véritable  enfant  de  l'Arraorique,  à  minuit 
tu  seras,  avec  notre  petite  chaloupe,  der 
rière  les  rochers  de  Benaguet  ;  tu  empor  ■ 
teras  des  provisions  de  toutes  sortes  et  en 
grande  quantité,  car  tu  vas  mener  en  An- 
gleterre M.  le  marquis  de  Tréseguidy  et  sa 
famille.  Tiens ,  voici  une  cassette  pleine 
d'argent,  tu  prendras  ce  qu'il  te  faudra 
pour  tes  préparatifs  et  tu  la  porteras  en- 
suite dans  la  barque. A  minuit,  quel  que  soit 
le  temps,  tu  seras  au  rendez-vous,  mon  en- 
fant. Sois  exact,  car  un  quart  d'heure  de  re- 
tard, ce  serait  peut-être  la  mort  de  six  per- 
sonnes. 

—  A  minuit  je  serai  derrière  le  rocher  de 
Benaguet,  répondit  Pierre.  " 

—  Que  Dieu  te  bénisse  et  te  conduise, 
mon  petit  Pierre,  »  dit  Janekin  en  baisant 
tendrement  le  front  hâlé  de  son  fils... 

A  son  retour  le  pécheur  trouva  Rignard 
en  conférence  avec  ses  subalternes;  il  leur 
donnait  ses  instructions. 

—  «  Vous  mourrez  cette  nuit,  si  nous  ne 
nous  sauvons  pas,  »  pensat-il  en  passant 
derrière  eux  avec  un  air  de  nonchalance 
bien  joue. 

Il  alla  faire  part  à  MM.  de  Tréseguidy  de 
son  projet  pour  la  nuit.  Les  malheureux 
jeunes  gens,  que  la  faim  commençait  à  tor- 
turer d'une  manière  atroce,  approuvèrent 
tout  sans  discussion  ;  mais  le  marquis,  ti- 
mide comme  le  sont  souvent  les  vieillards, 
voyait  mille  difficultés  à  la  réussite  de  ce 
plan. 

«  Comment  échapperons-nous  à  la  sur- 
veillance de  ces  démons!  disait-il;  et  puis 
nous  ne  serons  peut-être  pas  à  cent  pas  du 
château  qu'ils  seront  déjà  à  notre  pour- 
suite. 

—  Pour  cela  soyez  sans  crainte,  M.  le 
marquis,  si  les  bleus  vous  poursuivent,  ce 
ne  sera  pas  dans  ce  monde-ci. 

—  Comment  l'entends-tu,  mon  ami? 

—  Vous  le  verrez,  M.  le  marquis.  » 
Rignard  entra  dans  la  chambre  avec  un 

faux  air  de  bonhomie,  salua  presque  poli- 


196 


îJient  madame  de  Tréseguidy,  en  jelant  un 
regard  fnrtif  sur  la  porte  scellée  du  ca- 
binet. 

"  Jaiiekin,  dit-il  au  pêcheur  qui  se  tenait 
debout  avec  respect  derrière  le  vieux  châ- 
telain, tu  as  le  sommeil  terriblement  dur, 
si  tu  n'as  pas  entendu  cette  nuit  le  bruit  que 
faisaient  les  rats  derrière  la  porte  qui  te 
servait  d'oreiller.  • 

Le  marquis  et  madame  de  Tréseguidy  pâ- 
lirent. 

«  Si  je  pouvais  entendre  quelque  chose 
lorsque  je  dors,  répondit  Janekin  avec  in- 
tention, ce  serait  ma  propre  personne.  Feu 
ma  femme  ne  disait-elle  pas  que  je  ronflais 
comme  un  marsouiii,  et  que  le  vacarme  était 
si  fort  qu'il  réveillait  nos  voisins;  mais... 

—  Tu  es  bien  heureux  de  dormir  ainsi, 
interrompit  Rignard  en  lui  jetant  un  regard 
profond  ;  je  ne  dors  pas  si  bien,  moi. 

—  Ah  !  fit  le  pêcheur  avec  insouciance. 

—  Et  pourquoi  choisis-tu  pour  lit  le  par- 
quel  de  la  chambre  et  pour  chevet  la  porte 
du  cabinet  ?  Tu  es  couché  bien  durement,  il 
me  semble. 

—  J'ai  cette  habitude;  d'ailleurs  je  ne 
quitte  jamais  M.  le  marquis,  ni  le  jour  ni  la 
nuit.» 

Voyant  qu'il  ne  pouvait  embarrasser  le 
paysan  breton,  le  républicain  se  tut.  Il  se 
croyait  maître  de  ses  victimes ,  et  par  un  raf- 
finement de  cruauté,  il  aimait  mieux  ne  pas 
arracher  un  aveu.  Le  soir,  Janekin  descendit 
dans  les  cuisines,  causa  quelques  instants 
avec  les  domestiques  et  les  républicains  qu'il 
mit  en  gaîté,  et  plaça  sur  la  table  plusieurs 
bouteilles  de  vin  d'Espagne  et  une  cruche 
d'excellente  eau-de-vie.  Puis  il  se  rendit 
avec  précaution  à  l'écurie  et  y  sella  un  che- 
val. 11  sortit  ensuite  pour  s'assurer  du  temps 
et  du  vent  :  l;i  lune  dormait  sur  un  nuage 
d'argent  mat.  Ou  entendait  au  loin  l'Océan 
se  briser  avec  de  grands  gémissements  sur 
Jes  rocs  de  la  pointe  Saint-Mathieu.  Dans 
les  maisons  du  Conque! ,  à  l'opposé,  on 
voyait  rà  et  là  briller  quelques  lumières  qui 


se  confondaient  avec  les  étoiles  de  l'ho- 
rizon. Le  vent  était  froid  et  pénétrant,  mais 
il  soufflait  dans  une  direction  favorable. 
Janekin  s'en  assura  à  plusieurs  reprises,  en 
étendant  la  main  au-dessus  de  sa  tête. 

Les  républicains  soupaient  quand  il  ren- 
tra; il  alla  jusqu'à  la  porte  de  la  salle  à 
manger,  qui  avait  été  fermée  à  cause  du 
froid,  et  à  travers  le  trou  de  la  serrure  il  vit 
Rignard  assis  devant  le  feu.  Le  membre  du 
comité  révolutionnaire  parlait  sans  détour- 
ner la  tête  du  côté  des  siens. 

«  Ne  buvez  donc  pas  tant,  ivrognes,  ne 
buvez  pas  tant  !  songez  que  celte  nuit  cha- 
cun de  vous  deux  doit  veiller  à  son  tour. 
Toi,  Romgoët,  de  dix  heures  à  minuit, et  loi, 
Prichon,  de  minuit  à  deux  heures,  et  moi 
jusqu'au  matin  ;  vous  voyez  que  je  ne  me 
réserve  pas  la  meilleure  part.  Surtout,  si 
vous  entendez  le  moindre  bruit  dans  la 
chambre  ou  dans  le  cabinet,  éveillez-moi 
sur-le-champ  ;  il  ne  faut  pas  que  ces  bri- 
gands d'aristocrates  nous  échappent...  Mais 
tu  bois  trop,  que  je  te  dis,  Romgoët,  tu  bois 
comme  une  huître...  J'aurais  bien  pu  arrê- 
ter sur-le-champ  ces  damnés  de  Vendéens, 
et  les  relancer  dans  leur  tanière,  mais,  bah! 
je  ne  suis  pas  fâché  de  les  laisser  crever  de 
faim  avant  de  les  envoyer  à  la  guillotine  du 
citoyen  Carrier. . .  Mais,  encore  une  fois,  vous 
buvez  trop,  coquins... 

—  Misérable  assassin  !  se  dit  Janekin,  im- 
mobile comme  une  statue. 

—  Nous  avons  eu  une  fameuse  peine  après 
eux,  tout  de  même,  dit  un  des  hommes,  en 
avalant  un  verre  de  vin  de  Xérès;  sans  ces 
bois  du  diable,  nous  les  atteignions  avant 
qu'ils  fussent  ici.  Il  est  vrai  que  nous  ne 
sommes  pas  mal,  bon  lit,  bon  feu,  bon  via 
et  bonne  cuisine.  » 

Ftil  remplissait  de  nouveau  son  verre. 

«Sais-tu  citoyen  Rignard,  dit  un  autre, 
en  caressant  du  regard  un  rôti  jaune  comme 
l'or  et  tout  fumant,  qu'un  domestique  ve- 
nait de  déposer  sur  la  table,  que  ces  Tré... 
Tré...  siguigni...  donneraient  leurs  marqiii- 


197 


sats,  etc.,  et  encorfi  quelque  chose  avec, 
pour  un  peu  de  ce  fricot-là  ;  leurs  boyaux 
doivent  faire  un  joli  tapage,  tout  de  même; 
deux  jours  sans  manger  !  c'est,  ma  foi  !  pas 
amusant  du  tout,  mais  c'est  drôle.  » 

Les  républicains  échangèrent  un  gros 
rire,  au  fond  du(iuel  la  voix  aiguë  de  Ri- 
gnard  dominait  comme  un  sifflement  de  vi- 
père. Janekin ,  exaspéré  par  ces  atroces 
plaisanteries,  sentait  la  colère  lui  monter 
au  visage.  Pour  éviter  un  éclat  qui  eût  com- 
promis tous  ses  projets,  il  se  retira  avec 
précaution  et  monta  dans  la  chambre.  Le 
marquis  et  madame  de  Tréseguidy  causaient 
devant  la  cheminée.  Raoul  s'entretenait  à 
voix  basse  avec  les  prisonniers. 

«  Mes  pauvresjeunesmaîtres,  dit  Janekin 
à  MM.  de  Tréseguidy  ,  encore  trois  heures 
de  souffrances  et  vous  serez  sauvés.  Ne  pleu- 
rez pas,  madame  la  comtesse,  l'heure  de  la 
délivrance  approche,  mais  quand  je  vous 
dirai  :  partez  !  n'hésitez  pas  une  minute. 
Descendez,  toutes  les  portes  seront  ouvertes 
devant  vos  pas,  courez  sans  regarder  der- 
rière vous  jusqu'aux  rochers  de  Benaguet  : 
vous  y  trouverez  mon  Pierre  avec  une  bonne 
chaloupe,  votre  trésor  et  des  provisions. 
Vous  serez  bientôt  dans  le  passage  du  Four, 
et  là  on  ne  pourra  plus  vous  poursuivre; 
d'ailleurs  je  resterai  ici  pour  protéger  votre 
fuite. 

—  Comment!  tu  ne  viens  pas  avec  nous, 
Janekin?  dirent  en  même  temps  madame  de 
Tréseguidy  et  le  marquis. 

—  Non,  il  faut  que  je  demeure  ici  jus- 
qu'au jour  aUn  d'empêcher  qu'on  ne  vous 
rejoigne. 

—  Mais...  dit  le  vieillard. 

—  11  le  faut,  »  répéta  Janekin,  d'un  ton  à 
la  fois  respectueux  et  ferme. 

On  entendit  la  porte  de  la  salle  à  manger 
s'ouvrir.  Un  bruit  lointain  de  chansons 
monta  dans  l'appartement. 

«  lis  sont  ivres,  continua  le  pêcheur  ;  cela 
rend  notre  tâche  moins  difficile.  Mais  les 
voici  dans  le  corridor.  Adieu ,  mon  maître , 


ajouta  le  fidèle  Breton  en  s'agenouillant  et 
en  voulant  baiser  la  main  du  vieux  marquis. 

—  A  genoux,  toi,  notre  sauveur!  s'écria 
M.  de  Tréseguidy.  Embrassons-nous,  mon 
noble  ami.  . 

Janekin  se  jeta  dans  les  bras  du  vieillard. 

«  Mais,  silence,  les  voici,  »  dit-il  en  es- 
suyant une  grosse  larme  d'attendrissement 
qui  roulait  sur  sa  joue  brune. 

Chacun  avait  repris  sa  place  au  moment 
où  Rignard  entra  avec  Romgoët  et  Prichon, 
les  deux  individus  choisis  pour  veiller  cette 
nuit-là.  Le  pécheur  était  debout  devant  la 
fenêtre,  M.  de  Tréseguidy  regardait  la  braise 
du  foyer  pour  ne  pas  rencontrer  le  coup 
d'œil  de  ses  persécuteurs.  La  comtesse  par- 
courait un  livre  à  images,  avec  Raoul  à  ses 
côtés;  rien  ne  trahissait  au  dehors  le  grand 
parti  qui  allait  décider  de  leur  vie.  Le  mem- 
bre du  comité  révolutionnaire,  qui  avait  fini 
par  s'enivrer  aussi,  promena  un  regard  sa- 
tisfait sur  ce  groupe  innocent. 

«C'est  bien,  se  dit-il  eu  lui-même,  encore 
une  nuit  de  famine  pour  les  deux  aristo- 
crates du  cabinet,  et  je  les  expédie  à  Nan- 
tes. » 

Puis  toutes  ces  personnes  agitées  de  pen- 
sées si  diverses  se  séparèrent 

Lorsque  onze  heures  sonnèrent  à  l'hor- 
loge de  l'église  du  Conquet,  Janekin,  jus- 
que-là dans  le  silence,  se  leva  avec  précdU- 
lion  et  s'approcha  de  la  fenêtre.  Le  ciel 
s'était  voilé  de  nuages,  mais  le  vent  était 
toujours  bon.  La  forêt  était  pleine  de  mur- 
mures inarticulés,  et  les  Ilots,  un  peu  agi- 
lés  ,  criaient  sur  les  rochers  comme  des 
naufragés  en  péril.  Le  marquis  dormait  pro- 
fondément en  dépit  du  danger.  Dans  la 
chambre  des  républicains  on  entendait  la 
respiration  de  deux  hommes. 

«  Romgoët  fait  son  devoir,  pensa  Janekin, 
je  ferai  le  mien.  » 

11  tira  de  dessous  le  lit  de  M.  de  Trése- 
guidy une  paire  de  pistolets,  et  sortit  de  la 
chambre  en  marchant  sur  ses  pieds  nus  ;  il 


198 


alla  avertir  la  comtesse  et  son  fils  de  se 
tenir  prêts,  ouvrit  la  petite  porte  du  châ- 
teau et  pre'para  ainsi  les  voies  de  fuite. 

A  onze  heures  et  demie  il  réveilla  le  mar- 
quis, brisa  le  scel  de  la  porte  du  cabinet  et 
fit  sortir  les  deux  prisonniers. 

Romgoët  ne  dormait  toujours  pas. 

«  Maintenant,  partez,  partez  vite  !  sans 
dépenser  une  seconde  inutilement.  Je  don- 
nerais ma  vie  pour  vous  donner  des  ailes.  » 

MM.  de  Tréseguidy  retrouvèrent  la  com- 
tesse et  Raoul  au  seuil  de  la  porte.  Quoique 
les  jeunes  gens,  épuisés  par  la  faim,  pussent 
à  peine  se  soutenir,  toute  la  famille  se  diri- 
gea en  courant  du  côté  de  la  mer.  Janekin 
les  vit  passer  comme  des  oa)bres  devant  le 
château  et  disparaître  derrière  les  rochers 
de  Benaguet. 

«  Maintenant,  se  dit-il,  il  faut  à  tout  prix 
gagner  du  temps:  quatre  ou  cinq  heures 
d'avance  et  ils  sont  sauvés,  » 

11  ouvrit  doucement  la  porte  de  la  cham- 
bre des  républicains;  Romgoët  était  assis 
sur  son  séant  dans  l'attitude  d'un  homme 
qui  écoute.  Quoique  demi -ivre,  il  avait 
réussi  à  se  tenir  sur  ses  gardes,  et  il  avait 
entendu  du  bruit. 

«Romgi>ël,  murmura  à  voix  basse  Jane- 
kin, en  se  glissant  comme  un  faulôme  au- 
près du  lit  que  cet  homme  occupait  avec 
son  compagnon. 

Romgoët ,  étonné ,  vit  Janekin  à  la  clarté 


de  la  lune  qui  se  dégageait  des  nuages,  il 
allait  appeler  Rignard,  quand  il  sentit  le 
canon  froid  d'un  pistolet  s'appliquer  sur 
son  front. 

«  Si  tu  bouges,  lui  cria  le  pêcheur  dans 
l'oreille,  si  lu  dis  un  mot,  si  tu  fais  un  geste, 
il  y  a  une  balle  dans  ta  tête.  » 

L'ivrogne,  glacé  de  peur,  retomba  sur  son 
lit,  et  ne  bougea  plus  jusqu'au  matin.  Les 
premières  lueurs  du  jour  éclairaient  la  fa- 
çade de  Ploûerneck  quand  Rignard  se  ré- 
veilla. 

«  Tu  as  donc  fait  sentinelle  pour  moi, 
Prichon  1  »  dit-il  en  bâillant  et  en  se  frot- 
tant les  yeux. 

Janekin  jugea  alors  qu'il  était  temps  de 
fuir.  Il  s'élança  vers  la  porte,  courut  aux 
écuries,  sauta  sur  un  cheval  qu'il  avait  pré- 
paré et  s'enfonça  dans  la  forêt. 

Rignard  fut  saisi  d'une  épouvantable  co- 
lère quand  il  trouva  le  cabinet  et  les  cham- 
bres vides.  Il  fit  venir  de  Loemaria  un  dé- 
tachement de  gendarmerie,  et  battit  les  bois 
pendant  trois  jours  avec  l'acharnement  de 
la  hyène. 

Mais  ses  efforts  étaient  inutiles,  car  la 
chaloupe  de  Pierre  approchait  alors  du 
port  sauveur  de  Plymuuth,  et  l'héroïque 
Janekin  avait  rejoint  le  quartier-génériil  de 
l'armée  vendéenne. 

Eugène  de  Chambube. 


tâe 


HISTOIRE  D'UNE  ROSE 


RACONTÉE  PAR  ELLE-MÊME. 


FRAGMENT. 


I. 


....  Elle  releva  sa  tête  mourante  et 
commença  ainsi  son  histoire  : 

«  Hier...  la  vie  des  fleurs  compte  si  peu 
dejours!...Hierniafragileenveloppe  dilatée 
parle  premier  rayon  du  soleil  s'entr'ouvrit 
doucement  et  me  fit  éclore  au  milieu  de 
mes  sœurs,  fraîche  et  jolie  comme  elles. 

Je  m'en  souviens  encore.  Etourdie  par 
l'air  et  le  grand  jour,  je  me  tins  d'abord  ti- 
midement à  l'abri  sous  ma  plus  large  feuille^ 
mais  peu  à  peu ,  le  premier  instant  d'éton- 
nement  passé  ,  je  me  hasardai  à  lever  la 
tête  et  à  regarder  autour  de  moi. 

Ma  tige  s'élevait  gracieuse  sur  un  des 
phis  beaux  rosiers  qui  jamais  aient  pris  nais- 
sance dans  ce  pays  où  l'on  nous  cultive  par 
centaines  pour  nous  cueillir  et  nous  vendre 
à  peine  écloses. 

Aussi  loin  que  ma  vue  pouvait  s'éten- 
dre sur  la  terre,  je  voyais  des  roses,  par- 
tout des  roses.  Je  crus  d'abord  que  nous 
remplissions  l'univers  ;  mais  un  oiseau 
vint  à  passer  ;  mon  regard  le  suivit  dans  son 
vol;  je  vis  le  ciel  bleu,  les  nuages  dorés; 
j'entendis  chanter  l'alouette-,  un  petit  in- 
secte tomba  près  de  moi,  et  je  compris 
qu'il  y  avait  dans  le  monde  d'autres  êtres 
que  des  fleurs. 

Alors  ma  pensée  grandissant ,  je  me 
demandai  qui  avait  créé  tout  ce  que  je 
voyais,  et  moi-même.  Un  souffle  léger  glissa 
dans  l'air  en  murmurant  un  mot  :  Jéhova  ! 

Ce  nom  éveilla  dans  mon  esprit  nais- 


sant une  pensée  inexprimable  de  grandeur 
et  d'amour.  Je  sentis  que  s'il  est  beau,  que 
que  s'il  est  doux  de  vivre,  il  est  plus  beau, 
plus  doux  encore  de  rendre  grâce  à  Dieu  de 
la  vie  qu'il  nous  a  donnée  ;  et  cette  pensée 
m'inspira  une  hymne  de  reconnaissance  au 
créateur  du  ciel,  de  la  terre  et  des  roses.  Je 
saluai  le  maître  de  la  nature,  je  le  remer- 
ciai de  ce  qu'après  avoir  dispensé  la  vie  à 
tant  d'êtres  divers,  il  m'en  avait  fait  ma  pe- 
tite part  en  m'envoyant  aussi,  à  moi  faible 
fleur,  un  rayon  de  soleil  pour  me  faire  naî- 
tre et  me  réjouir. 

Après  ma  prière,  je  promenai  ma  vue 
avec  ravissement  sur  ce  qui  m'entourait; 
j'admirai  le  soleil,  je  contemplai  le  ciel,  je 
bus  la  rosée,  j'écoutai  le  vol  des  sylphes  et 
le  chant  du  grillon;  mon  calice  entr'ouvert 
aspirait  l'air  pur  du  matin;  mon  parfum, 
bien  faible  encore,  s'exhalait  doucement  ; 
je  m'abandonnai  à  la  vie,  et  je  me  mis  à 
jouir  nonchalamment  de  l'existence  en  me 
berçant  heureuse  sur  ma  tige. 


II. 


Cependant  j'étais  étonnée  de  voir  mes 
sœurs  tristes  et  languissantes  :  quelques- 
unes  même  pleuraient.  Hélas!  elles  con- 
naissaient déjà  le  sort  que  nous  préparait 
l'avenir;  presque  toutes  pJus  épanouies  que 
moi  en  savaient  beaucoup  plus  sur  les 
choses  de  ce  monde.  Ecloses  de  la  veille, 
elles  avaient  un  long  jour  d'expérience,  et 
voilà  pourquoi  sans  doute  des  larmes  s'é- 
chappaient de  leur  calice  et  tombaient  ep. 


200 


gouttes  brillantes   sur  leur  vert  feuilla^'e. 

Moi,  toute  occupée  à  repousser  mou  en- 
veloppe, à  déplisser  mes  pétales  ,  à  in'épa- 
liouir  au  plus  vite,  je  n'avais  garde  de  son- 
ger que  cette  vie,  à  peine  connue  et  que  je 
trouvais  si  douce,  pût  tinir  déjà. 

Les  discours  de  mes  sœurs  ne  tardèrent 
point  à  m'éclairer.  Elles  devisaient  et  fai- 
saient de  grandes  conjectures  sur  ce  qui 
allait  leur  advenir.  Les  roses  ne  se  ressem- 
blent pas  entre  elles.  Il  y  a  dans  leurs  carac- 
tères une  foule  de  nuances  :  les  unes  sont 
folles,  coquettes  et  légères  5  d'autres,  gra- 
ves, doctes  et  sérieuses;  cette  différence  se 
marquait  bien  dans  la  diversité  de  leurs 
souhaits. 

«  Que  m'importe  d'être  cueillie  ce  ma- 
tin ou  ce  soir,  disait  une  rose  à  cent  feuil- 
les, esprit  fort  qui  se  pavanait  orgueilleu- 
sement sur  sa  tige,  ne  faul-il  pas  toujours 
finir  par  là?  Le  zéphyr  a  passé  emportant 
mes  parfums  sur  son  aile,  que  me  faut-il 
de  plus!  J'ai  vécu,  je  veux  mourir. 

—  Oh  !  non  ,  pas  moi,  s'écria  plus  loin 
une  rose  du  Bengale.  Qu'ai-je  fait  dans  ce 
champ,  sinon  d'éclore?  Je  ne  connais  rien 
ici-bas.  Le  soleil  est  beau  sans  doute,  mais 
il  va  là-bas  des  plaisirs  et  des  fêtes,  j'en 
veux  ma  part.  Dans  les  palais,  sous  les  lam- 
bris dorés,  à  la  clarté  des  lustres  splendi- 
des,  aux  sons  mélodieux  des  cadences  lé- 
gères, entourer  de  mes  fraîches  guirlandes 
la  taille  gracieuse  de  la  jeune  iille,  et  mêlée 
à  sa  blonde  chevelure,  sans  aiguillon  pour 
elle,  la  suivre  dans  ses  fêtes  pour  la  parer 
et  l'embellir  ;  voilà  le  destin  que  j'envie. 

—  Oui,  qu'on  me  cueille,  s'écria  près  de 
moi  une  rose  pourpre,  àlatigealtière,  qu'on 
me  porte  à  la  ville  ;  ici  nul  ne  me  voit,  et  je 
veux  être  vue.  J'étale  dans  ce  champ  mes 
plus  vives  couleurs,  le  zéphyr  passe  et 
m'oublie  ;  je  suis  belle,  cependant.  Je  veux 
aussi  briller  et  plaire,  qu'importe  pour  cela 
d'être  cueillie?  Ce  n'est  pas  acheter  trop 
cher  un  jour  de  bonheur  et  de  gloire. 

—  Sotte  chose  que  de  plaire  ,  répondit 


d'une  voix  aigre  la  rose  unique!  Moi,  je 
veux  vivre  d'abord  et  vivre  pour  moi-même. 
Vous  n'entendez  rien  à  ce  monde  ,  mes 
sœurs.  S'épanouir  le  moins  qu'on  peut  alin 
de  prolonger  son  existence  ,  renfermer  ses 
parfums  en  soi  pour  en  mieux  jouir,  voilà  le 
bonheur.  Bonsoir,  mesdames,  je  referme 
mon  calice  ;  tandis  qu'on  vous  cueillera, 
moi  je  dormirai. 

—  Je  voudrais  vivre  pour  aimer,  dit  la 
simple  rose  des  champs  dont  les  frêles  ra- 
meaux s'attachent  conmie  le  lierre  ;  j'aime 
l'arbre  qui  me  soutient  et  le  feuillage  qui 
m'abrite;  j'iiime  la  goutte  de  rosée  qui 
m'abreuve  et  les  soyeuses  phalènes  qui  me 
visitent;  j'aime  le  chant  de  la  cigale  dans 
les  blésetles  plaintes  de  l'air  dans  les  bois  ; 
j'aime  la  vie  et  ses  doux  mystères;  voilà 
pourquoi  je  m'elfeuille  sous  la  main  qui 
m'arrache  à  ma  tige;  voilà  pourquoi  je  ne 
veux  pas  mourir  encore. 

—  C'est  le  mois  de  la  vierge  Marie  , 
chanta  doucement  au  loin  une  petite  rose 
blanche  ;  je  lui  garde  mes  parfums  comme 
un  encens  ;  poyr  elle  je  veux  être  cueillie, 
je  veux  mourir  sur  son  autel. 

—  Grand  Dieu  !  m'écriai-je  enfin,  saisie 
d'effroi,  que  parlez-vous  donc  toutes  d'être 
cueillies  ou  de  mourir?  A  peine  sommes- 
nous  écloses. 

—  Hélas!  ma  pauvre  enfant,  dit  une  voix 
grave  au-dessus  de  ma  tête ,  il  faut  bien 
remplir  son  destin,  et  chacun  ici-bas  a  sa 
loi  qu'il  faut  suivre. 

—  Grand'mère  ,  reprit  en  se  redressant 
un  petit  bouton  au  front  vermeil ,  à  l'air 
mutin,  vous  en  parlez  vraiment  bien  à  votre 
aise;  vous  qui  comptez  au  moins  quatre 
longs  jours,  vous  avez  eu  le  temps  de  con- 
templer le  soleil  et  la  nature,  d'écouter  le 
zéphyr ,  de  respirer  et  de  vivre  ;  partez 
avant  nous  si  le  cœur  vous  en  dit. 

—  On  ne  me  cueillera  pas,  répondit  la 
voix  grave,  avec  tristesse  ;  j'étais  belle,  on 
me  conserve  pour  ma  graine.  Mes  parfums 
sont  passés,  les  soupirs  de  l'air  effeuillent 


m 


ma  corolle ,  et,  pendant  qu'ils  empurtentmes 

pétales  lle'tries,  je  vois  tomber  auprès  de 
ujoi  mes  enfants,  mes  sœurs,  tous  ceux  que 
j'aime.  Bientôt  je  resterai  seule  dans  ce 
champ  désert  et  dépouilhv 

—  Puisque  vous  clcs  &ùri'  qu'on  ne  vnus 
cueillera  pas,  ré{;ondil  le  petii  bouton, 
laissez-moi  me  cacher  soiis  vus  grandes 
feuilles;  je  suis  si  petit.  Je  n'ai  pas  encore 
eu  le  temps  de  faire  ma  prière  !  » 

Et,  souple,  courbant  sa  tète  déliée,  le  petit 
bouton  disparut  sous  le  feuillage  de  la  rose 
triste. 

»  Viens,  ma  sœur,  me  cria-l-il  de  son 
abri,  viens  vite,  voilà  les  hommes,  dépè- 
che-toi!  » 

J'allais  le  suivre  ;  un  bruit  que  j'enten- 
dis me  lit  tourner  la  tête ,  c'était  le  murmure 
des  roses  cueillies  qui  se  disaient  adieu. 

Au  même  instant  je  sentis  une  vive  dou- 
leur. Deux  doigts  robustes  me  saisirent,  et 
je  tombai  au  milieu  de  mes  compagnes 
éplorées. 

III. 

Moment  affreux  !  Violemment  arrachée  à 
ma  tige,  enlevée  au  champ  paternel,  à  mes 
innocentes  joies,  tremblante  en  des  mains 
cruelles  et  étrangères,  je  me  voyais  perdue. 
Frappée  avant  d'avoir  pu  former,  comme 
mes  sœurs,  mon  souhait  d'avenir,  j'ignorais 
quel  allait  être  mon  sort? 

«  Dieu  puissant!  murmurai-jc  du  fond  de 
mon  calice,  toi  seul  sais  quel  destin  m'at- 
tend dans  ce  vaste  monde  où  l'on  me  jette  ! 
Je  ne  suis  qu'une  petite  rose,  épanouie  à 
peine  ;  mais  tu  ne  m'abandonneras  pas  dans 
ma  détresse!  Ta  toute-puissance,  qui  a  créé 
les  cieux  et  leurs  merveilles,  saura  bien  me 
faire  ma  place  pour  l'instant  que  tu  me 
donnes  à  vivre.  Rien  de  ce  qui  est  sorti  de 
tes  liiains  ne  peut  périr  !  Tu  ne  m'as  pas  créée 
sans  but  !  Toi  dont  l'oreille  entend  les  vœux 
du  ciron  caché  sous  l'herbe,  dont  l'œil 
compte  les  innombrables  alomes  de  l'air, 


veille  sur  moi  et  donne  à  une  faible  fleur 
son  heure  d'utilité  sur  la  terre.  » 

A  ces  mois  ma  voix  s'éteignit;  ma  sève 
s'écoulait  de  ma  tige  coupée,  je  me  sentais 
défaillir.  Je  perdis  tuute  perception  de  ce 
qui  se  passait  autour  de  moi. 

IV. 

Je  revins  à  l'existence  par  une  sensation 
si  douloureuse  que  je  me  crus  tombée  h.  ja- 
mais dans  le  froid  empire  de  la  mort.  Mais 
non  c'était  la  vie,  une  vie  factice  qu'on  me 
donnait  en  me  plongeant,  pour  me  ranimer, 
dans  une  eau  pure  et  glaciale.  J'en  étais 
toute  baignée,  toute  engourdie.  Je  ne  pou- 
vais soutenir  ma  corolle  défaillante;  mes 
feuilles  languissaient  à  mes  côtés  ;  mes  pé- 
tales perdaient  leurs  couleurs  vermeilles,  et 
mes  étamines,  penchées  sur  leurs  filaments 
affaiblis,  laissaient  échapper  leurs  anthères 
et  disaient  adieu  aux  amours. 

Que  je  souffrais!  Mais  ne  voyant  autour 
de  moi  aucune  de  mes  sœurs,  mêlée  à  d'au- 
tres fleurs  dont  les  parfums  m'étaient  in- 
connus, je  retins  ma  plainte  amère  ;  et  ce- 
pendant pour  une  rose  qui  n'a  pas  encore 
vu  se  coucher  le  soleil,  il  est  bien  triste 
d'abandonner  le  sol  natal  et  de  sentir  la  vie 
s'échapper  quand  on  la  commence  à  peine. 

«  Encore,  pensai-je,  si  un  rayon  de  soleil 
venait  me  visiter  comme  autrefois,  si  je  pou- 
vais entendre  une  voix  amie,  si  au  moins 
je  m'étais  fanée  sur  ma  tige!  Où  donc  est 
celui  dont  ce  malin  même  je  saluai  la  puis- 
sance et  la  grandeur?  D'uîi  vient  qu'il  m'a 
créée  pour  me  faire  si  cruellement  mourir! 
Se  pourrait-il  qu'il  abandonnât  ses  créatu- 
res? Lorsque  tantôt  je  le  priais  à  la  clarté 
du  jour,  j'avais  le  cœur  si  plein  d'amour 
pour  lui  et  de  bons  désirs!  Quel  malai-je 
fait  pour  être  punie!  Mes  faibles  aiguillons 
n'ont  jamais  blessé  personne,  pas  même  la 
main  qui  m'a  cueillie,  est-il  juste  que  je 
souffre  ainsi  ?  • 

Pauvre  rose  ignorante  que  j'étais  !  Lors- 


202 


que  je  me  livrais  aux  murmures,  je  ne  sa- 
vais pas  que  chaque  être  ici-bas  a  son  heure 
d'épreuve  douloureuse  à  subir,  et  que,  pen- 
dant cette  heure,  l'adversité,  comme  l'eau 
glacée  que  buvait  ma  tige,  apporte  avec  elle 
des  forces  pour  le  temps  qui  va  suivre. 

Depuis,  j'ai  compris  cela  et  beaucoup 
d'autres  choses  encore  par  l'enseignement 
que  j'ai  reçu. 

Cependant,  autour  de  moi,  régnait  une 
grande  agitation.  Ce  n'était  plus  comme  aux 
champs,  où  les  nuages  fuyaient  silencieux, 
où  le  doux  frémissement  du  zéphyr  dans 
mon  feuillage,  le  gazouillementdes  oiseaux, 
Us  voix  parfumées  de  mes  compagnes  for- 
maient d'agréables  concerts.  Ici,  tout  était 
mouvement,  bruit  et  désordre  comme  dans  la 
tempête.  Les  hommes  allaient,  venaient,  se 
croisaient  en  tous  sens  avec  de  grands  airs 
affairés.  J'eus  peur  d'abord  de  ce  tumulte, 
puis  je  m'y  habituai.  Ma  souffrance  en  fut 
apaisée.  Je  sentais  mes  forces  renaître  et  la 
vie  me  remonter  au  cœur  ;  si  bien  que  je  de- 
vins curieuse  de  voir  ce  monde.  Tout  m'y 
parut  terne  et  déplaisant,  et  ce  lieu  appelé 
la  ville,  dont  mes  compagnes  faisaient  un  si 
grand  état,  me  parut  une  fort  triste  de- 
meure. 

Parmi  les  allants  et  les  venants  beaucoup 
s'empressaient  autour  de  nous.  J''entendis 
vanter  nos  attraits  ;  et  l'une  après  l'autre 
les  fleurs  qui  m'environnaient  emportées, 
dispersées,  me  laissèrent  seule,  livrée  à  mes 
réflexions. 


V. 


Le  jour  s'avançait,  quand  vint  se  placer 
devant  moi  une  pauvre  femme  dont  les  hum- 
bles vêtements,  les  traits  fatigués,  les  yeux 
pleinsde  larmes  disaient  la  misère  et  lescha- 
grins.  Elle  me  contempla  longtemps  d'un  œil 
d'envie,  et  s'en  fut  en  disant  avec  tristesse  : 

•  Cette  rose  est  trop  chère  p«ur  moi,  et 
pourtant  sa  vue  aurait  réjoui  peut-être  le 
cœur  de  ma  pauvre  (ille  malade.  » 


Ces  paroles  émurent  ma  bouqaetière. 
Les  bonnes  gens  s'aident  entre  eux;  la  pau- 
vre femme  fut  rappelée,  et,  moyennant  quel- 
ques deniers,  heureuse  et  reconnaissante, 
elle  m'emporta. 

Ainsi,  j'étais  encore  une  fois  vendue,  et 
vendue  à  vil  prix  !  J'en  rougis  de  honte.  Je 
songeai  que,  sans  doute  en  ce  moment,  pla- 
cées dans  des  vases  précieux  de  Sèvres  ou 
du  Japon,  mes  sœurs  étalaient  à  l'envi  leurs 
brillantes  corolles  dans  la  demeure  somp- 
tueuse des  grands.  Je  comparai  avec  leur 
sort  celui  que  le  ciel  me  faisait,  et  je  bais- 
sai ma  tête  humiliée. 

La  pauvre  femme  m'emportait  d'une 
course  rapide.  Bientôt  nous  arrivâmes  de- 
vant un  grand  bâtiment  à  l'aspect  sinistre; 
nous  entrâmes  sous  une  porte  basse  et  som- 
bre qui  se  referma  lourdement  sur  nous. 

«  Juste  ciel!  m'écria-je!  Où  suis-je?  Où 
me  mène-i-on?  Quelles  sont  ces  hautes  mu- 
railles qui  cachent  le  jour?  Que  ces  cours 
sont  étroites,  que  ces  pavés  sont  froids  !  Le 
soleil  se  lève-t-il sur  cette  terre?» 

Nous  parcourions  de  ténébreuses  gale- 
ries où  des  figures  livides  passaient  en  si- 
lence comme  des  ombres  :  celle  qui  m'em- 
portait avançait  d'un  pas  timide  en  cachant 
ses  larmes. 

Elle  s'arrêta  enfin  devant  une  seconde 
porte  de  fer,  au-dessus  de  laquelle  était 
écrit  en  gros  caractère  ce  mot  terrible  : 
Condamnées. 

C'était  la  demeure  de  l'expiation. 

Après  une  longue  attente,  la  porte  s'en- 
tr'ouvrit  pour  nous  donner  passage,  et  la 
voix  brisée  de  l'infortunée  put  à  peine  pro- 
noncer un  nom...  celui  de  sa  fille. 

Sa  fille!...  Avec  quels  transports  la  pau- 
vre mère  prit  dans  ses  bras  le  corps  frêle 
et  amaigri  qui  gisait  sur  la  dure!  de 
quelles  caresses  elle  couvrit  le  front  déco- 
loré, les  yeux  caves,  les  joues  terreuses  de 
la  condamnée! 

Que  se  dirent- elles  pendant  le  peu  d'in- 
stants qui   leur  fut  accorde?  le  ne  sais. 


203 


J'entendis  des  mots  de  déshonneur,  de 
crime,  de  jugement:  j'entendis  aussi  des 
cris  de  douleur,  de  révolte:  je  vis  les 
mains  de  la  mère  se  lever  pour  bénir,  puis 
on  l'emporta  mourante. 

La  condamnée  la  suivit  des  yeux;  mais 
dans  le  sourire  amer  de  ses  lèvres  crispées, 
dans  son  regard  effrayant,  il  y  avait  plus  de 
désespoir  que  de  tendresse  et  de  regret. 


VI. 


Lorsque  dans  nos  champs,  avant  d'é- 
clore,  j'entendais  mes  sœurs  parler  déjeu- 
nes filles,  je  me  les  figurais  jolies,  heu- 
reuses ,  innocentes  comme  nous.  Quand  la 
pauvre  femme  m'avait  emportée  pour  sa 
fille  malade,  je  voyais  celle-ci  dans  ma 
pensée,  un  peu  faible  et  pâlie  comme  une 
de  nous  après  un  orage  ;  mais  dans  ma  pure 
essence  de  fleur  je  n'aurais  pu  supposer 
ce  que  je  voyais. 

Restée  seule,  la  condamnée  me  saisit  de 
sa  main  brûlante,  et  attachant  sur  moi  un 
regard  plein  d'envie  et  de  haine  : 

«  Tu  es  fraîche,  me  dit-elle,  et  moi  je  ne 
le  suis  plus;  ton  parfum  est  suave,  et  mon 
haleine  est  empestée;  tes  pétales  embau- 
mées se  dilatent  pures  à  la  lumière,  et  moi 
je  suis  coupable  et  flétrie!!  Va-t-en.  • 

Et  me  rejetant  loin  d'elle,  elle  se  dé- 
tourna pour  pleurer. 

Sans  doute  ses  larmes  coulèrent  sur  sa 
vie  qui  fuyait,  sur  son  enfance  passée  si  vite 
(ju'elle  la  quittait  à  peine,  sur  sa  jeunesse 
perdue,  peut-être  sur  ses  fautes. 

Tremblante  d'effroi ,  cachée  sous  mes 
feuilles,  moi  aussi  je  pleurais. 

0  mes  sœurs,  ô  mes  chères  compagnes, 
mon  beau  ciel  bleu,  mon  horizon  fleuri,  et 
toi,  joyeux  zéphyr  qui  te  berçais  près  de 
moi  dans  un  rayon  de  soleil ,  où  éliez- 
vous  ! 

La  nuit  tomba  sur  la  terre,  le  silence  se 
fit  dans  la  prison,  le  sommeil  visita  ce  lieu 
d'épreuve  expiatoire.  Mais  quel  sommeil  ! 


Mêlé  de  plaintes  douloureuses,  de  bruits 
sinistres,  de  songes  effrayants  ! 

La  condamnée  agitée,  haletante  sur  sa 
couche,  se  réveillait  pour  se  plaindre  et 
maudire.  Pendant  que  la  fièvre  briilait  son 
corps,  que  la  souffrance,  comme  un  serpent, 
s'attachait  à  ses  membres,  ses  lèvres  dessé- 
chées murmuraient  des  paroles  sans  suite, 
les  souvenirs  parlaient  en  elle  et  les  re- 
mords torturaient  son  âme. 

VIL 

Le  jour  parut,  et  je  ne  songeai  point  à  le 
saluer  ;  j'étais  anéantie  devant  une  si  grande 
misère.  Une  pitié  immense  m'écrasait. 

Elle  était  si  jeune,  la  condamnée!  ses 
traits,  dans  le  npos,  conservaient  encore  si 
naïve  la  fugitive  empreinte  de  l'enfance. 
La  dégradation  était  sur  son  front,  mais  que 
l'innocence  avait  àù  y  être  belle! 

J'oubliai  qu'elle  m'avait  rejetée,  je  l'ai- 
mai comme  une  pauvre  fleur  brisée  par  la 
tempête;  je  désirai  lui  plaire  afin  de  dis- 
traire sa  souffrance. 

Pour  elle  je  relevai  mon  calice  languis- 
sant, je  me  fis  une  verte  auréole  de  mon 
feuillage,  et  je  meflorçai  d'être  plus  fraîche 
et  plus  belle  pour  charmer  son  dernier 
jour. 

Elle  sortit  enfin  de  l'affreux  sommeil  de 
la  nuit.  Son  premier  regard  tomba  sur  moi  ; 
de  regard  avait  perdu  son  âpre  dédain  ;  il 
était  abattu,  plein  d'angoisse,  de  faiblesse  et 
de  prière. 

Je  voulus  y  rappeler  la  vie  et  l'espoir  ; 
j'ignorais  le  langage  des  jeunes  filles,  j'em- 
ployai celui  que  m'avait  donné  la  nature. 
J'exhalai  mes  plus  suaves  parfums  et  j'épa- 
nouis mon  calice  avec  amour. 

La  condamnée  sourit  amèrement. 

•  Pauvre  rose  que  j'ai  rejetée,  me  dit- 
elle,  dernier  don  de  ma  mère,  que  viens- 
tu  faire  ici?  te  voilà  fraîche  et  charmante 
comme  à  ton  premier  soleil...  comme  je  le 
fus  moi-même  dans  mes  premiers  jours.,, 


204 


I 


ici  on  souftre,  on  expie,  on  meurt!  Toi,  si 
pure,  qu'y  viens-tu  faire? 

•  On  m'a  dit  autrefois  que  les  jeunes  fillos 
et  les  fleurs  ont  même  destinée.  Hélas  !  il 
n'en  est  rien  !  Votre  lot,  petites  fleurs,  vaut 
mieux  que  le  nôtre.  Vous  avez  vos  tempêtes 
et  vos  orages,  comme  nous  avons  nos  dou- 
leurs et  nos  misères.  Mais,  nos  fautes  !  vous 
les  ignorez  5  et  cependant,  vous  aussi,  vous 
pouvez  être  souillées.  Un  insecte  dévasta- 
teur dépose  en  vous  un  enneuii  cruel  qui 
grandit  et  qui  vous  dévore.  Des  animaux 
immondes  s'attachent  à  votri-  tige  et  ram- 
pant jusqu'à  votre  feuillage,  ils  y  laissent 
leurs  traces  impures.  Mais  à  vos  maux  il  y 
a  un  remède  5  la  main  habile  qui  vous  cul- 
tive poursuit  votre  ennemi  jusque  dans  vo- 
tre sein,  l'en  arrache,  et  ferme  la  plaie.  Une 
ondée  bienfaisante  descend  du  ciel ,  coule 
sur  vous,  efface  vos  souillures  et  vous  rend 
votre  beauté  première...  Mais  nous  !...  mais 
moi!...  moi,  coupable  et  condamnée!  qui 
peut  me  refaire  telle  que  j'étais?  qui  peut 
me  rendre  mon  innocence?...  Dieu,  sa  mi- 
séricorde, le  repentir?  Mais  Dieu,  où  est-il? 
Ne  m'a-t-il  pas  abandoimée  dans  ma  misère 
et  mon  abjection?  Poiu-tant  on  dit  qu'il  m'a 
créée, ..qu'il  a  créé  tout  ce  qui  existe...  toi 
aussi,  petite  rose... 

•  Que  tu  es  jolie!  ajouta-t-elle  en  me 
prenant  entre  ses  mains  tremblantes;  que 
ton  parfum  est  suave,  que  ta  tige  est  frêle 
et  gracieuse,  que  tes  couleurs  sont  admira- 
bles, et  que  la  main  qui  te  fit  est  savante  ! 
Pourtant,  à  quoi  bon  tant  de  magnificence 
en  toi  pour  finir  sitôt,  pour  te  flétrir  ici?... 
Est-ce  pour  venir  me  visiter  que  tu  fus 
créée?  Dieu  t'a-t-il  faite  si  belle  pour  me 
consoler  dans  ma  prison?  Etait-ce  pour  me 
dire  le  nom  de  celui  qui  prend  soin  de  toi 
que  tu  es  venue?  Ah!  si  Dieu  qui  envoie, 
quand  il  le  faut,  son  ondée  bienfaisante  aux 
fleurs  des  champs,  si  Dieu  qui  l'a  créée, 
petite  rose,  voulait  m'assister  à  cette  heure 
d'angoisse!...» 


La  condamnée  se  tut;  elle  demeura  pen- 
sive et  recueillie  en  elle-même. 

Et  moi,  j'admirais.  Emerveillée,  igno- 
rante de  ces  choses,  j'ouvrais  ma  corolle 
toute  grande  à  ces  paroles.  De  longs  sou- 
pirs s'e.xhalaient  de  la  poitrine  oppressée 
de  la  jeime  fille,  des  larmes  tremblaient  au 
b(>rd  de  ses  paupières  ;  et  pourtant  une  joie 
divine  m'agitait.  Immobile,  affaissée  sur 
elle-même,  elle  semblait  vaincue  par  une 
force  puissante  -,  et  moi  je  frémissais  dou- 
cement comme  à  la  brise  du  soir.  L'aube 
blanchissait  à  peine  les  tristes  murailles  de 
la  prison,  et  je  voyais  resplendir  le  front 
paie  de  la  condamnée.  Ses  lèvres  trem- 
blantes s'agitaient.  Incertaine  de  ce  qui 
allait  suivre,  j'attendais;  mais  rien,  dans 
les  vastes  salles,  n'en  venait  troubler  le 
calme  profond. 

vm. 

Tout  à  coup,  dans  le  silence,  s'élève  un 
cri  de  résurrection. 

«Mon  Dieu!  j'espérerai  en  vous;  oui, 
quand  tout  m'abandonne  et  m'échappe,  j'es- 
pérerai en  vous.  » 

C'était  la  condamnée  qui,  dressée  sur  sa 
couche,  les  yeux  et  les  mains  élevés  au  ciel, 
priait  avec  transport. 

«Mon  Dieu!  disait-elle,  je  veux  croire  et 
me  repentir,  faites  descendre  sur  moi  votre 
miséricorde;  ayez  pitié  de  moi;  sauvez- 
moi,  vous  qui  m'avez  envoyé  cette  faible 
fleur  pour  me  rappeler  votre  nom  !  » 

Elle  retomba  épuisée.  On  accourut  vers 
elle;  et,  dans  les  bras,  sur  le  cœur  d'un^de 
ces  anges  qui  veillent  au  chevet  de  la  souf- 
france, du  crime  et  du  malheur,  la  con- 
damnée répandit  des  larmes,  non  plus  de 
désespoir,  mais  de  foi,  d'espérance  et  d'a- 
mour. 

Ici,  je  dois  me  taire  ;  une  rose  ne  peut 
raconter  quels  grands  mystères  s'accompli- 
rent entre  le  Dieu  de  miséricorde  et  sa  créa- 
ture repentante  et  pardoonée. 


205 


Lorsque  le  ciel  entier  descendit  dans  la 
prison,  un  rayon  du  soleil  céleste  m'e'claira; 
je  reçus  alors  mon  enseignement:  je  com- 
pris que  Dieu  m'avait  exaucée  et  que  mon 
sort  était  mille  fois  préférable  à  celui  que 
jVnviai  un  instant,  car  j'avais  eu  mon  heure 
d'utilité  sur  la  terre. 

Bientôt  après  l'acte  de  réconciliation  su- 
prême, la  condamnée,  priant  pour  sa  mère, 
expira  doucement,  radieuse  et  sauvée. 


IX. 


Ma  destinée  est  accomplie. 

Et  voilà  qu'à  cette  heure  m'apparaissent 
deux  Heurs  charmantes  qui,  elles  aussi,  ont 
eu  mission  de  consoler  sur  la  terre  :  la  rose, 
qu'un  pauvre  mutilé  offrit  d'un  cœur  recon- 
naissant en  prix  d'un  douloureux  service', 

(I)  Il  y  .Tvnil  ?iir  In  fenêtre  de  la  prison  une  rose 
clans  un  verre.  «Je  te  prie  de  m'nppoiier  celte  rose,» 
me  dit  Maroncelli.  Je  la  lui  portai  et  il  l'offrit  au  vieux 
ctiirurgiers,  qui  venait  rie  lui  couper  la  jambe,  en  lui 
disant  :  «  Je  n'ai  pas  autre  chose  à  vous  offrir  pour 
vous  témoigner  ma  reconnaissance.  »  Celui-ci  prit  la 
rose  et  pleura. 

(Mes  Prisons,  Su.vio-PELLico.) 


et  la  fleur  des  montagnes»  qui  charma  le.s 
tristes  loisirs  du  prisonnier  de  Fénestrel,  et 
qui  lui  fut  envoyée  aussi  pour  lui  apprendre 
le  nom  de  Dieu  qu'il  ne  savait  pas. 

Elles  m'appellent,  je  vais  les  rejoindre; 
et  toutes  trois,  confondant  notre  principe 
de  vie  qui  n'est  ni  esprit  ni  âme  et  dont 
Dieu  seul  connaît  l'essence,  nous  exhale- 
rons à  jamais  nos  parfums  sur  l'autel  de 
celui  qui  nous  créa. 

Toi  qui  restes  encore  quelques  heures  sur 
la  terre,  n'oublie  pas  que  la  prière  de  l'être 
le  plus  faible,  fi\t-ce  même  d'une  rose, 
trouve  toujours  son  chemin  vers  l'oreille  du 
Seigneur,  et,  qu'à  une  vie  de  joies  somp- 
tueuses, de  brillante  oisiveté,  d'égoïsme, 
de  pures  affections,  même  de  prières,  est 
préférable,  quoique  achetée  par  l'humilia- 
tion et  la  souffrance,  une  heure  d'utilité 
sur  la  terre  marquée  par  Dieu. 

Et  cette  heiire  s'appelle  Devoir. 

Clément  d'Elbhe. 

(2)  Pircinla,  parX.  Saimine. 


LA  JUMENT  DE  L'ARABE. 


Dans  Tripoli  de  Syrie 
Un  Arabe  du  désert 
Vendait  sa  jument  chérie 
Au  vieux  juif  Éliézer, 
Sa  jument  de  noble  race, 
Au  manteau  blanc  et  soyeux, 
Qu'avec  amour  il  embrasse 
En  lui  faisant  ses  adieux. 


O  ma  fille!  ma  gazelle  ! 
Il  faut  donc  nous  séparer; 
Dans  les  mains  de  Pinfidèle 
C'est  moi  qui  vais  te  livrer. 
Oui,  pressé  par  la  misère. 


206 

Je  te  vends  pour  un  peu  d'or, 

Toi,  ma  compagne  légère, 
Toi,  mon  unique  trésor. 

Douce,  mais  fière,  intre'pide, 
Tu  me  suis  dans  les  combats. 
Souvent  ta  course  rapide 
M'a  préservé  du  trépas. 
Tu  hennis  quand  je  te  flitte, 
J'appelle  et  lu  viens  soudain, 
Tu  reposes  sur  ma  natte 
Et  tu  manges  dans  ma  main. 

Chère  à  toute  ma  famille, 
Mon  fils  veut  te  caresser. 
Et  sur  ta  croupe  gentille 
Sa  mère  aime  à  le  placer. 
Mais  trompés  dans  leur  attente, 
Ils  vont  demander  pourquoi. 
Triste  et  pensif,  à  ma  tente 
Je  suis  revenu  sans  toi. 

Mais  il  en  est  temps  encore, 
Mécréant,  tu  m'as  surpris  ; 
Tiens,  d'un  marché  que  j'abhorre 
A  tes  pieds  voilà  le  prix. 
Pauvre  à  ma  terre  natale 
Je  retourne  et  sans  regret. 
A  ces  mots  sur  sa  cavale 
Il  s'élance  et  disparaît. 

Bressier. 


SOUVENIRS  D'ALGER. 


A  MADEMOISELLE  ERNESTINE  DE   B. 

gUATRiÈME  article'. 


Je  vous  ai  déjà  dit,  je  crois,  que  l'en- 
trée des  mosquées  était  interdite  aux  fem- 
mes. Les  Musulmans  croient  qu'elles  ne  sont 
mises  sur  la  terre  que  pour  servir  les  hom- 
mes et  leur  rendre  la  vie  plus  agréable,  et 

(1)  voir  page  147. 


comme  les  vrais  croyants  doivent  trouver 
dans  le  paradis  de  Mahomet  des  houris  mille 
fois  plus  belles  que  les  filles  de  la  terre,  on 
n'accorde  point  d'âme  à  ces  dernières,  et 
par  conséquent  les  exercices  du  culte  leur 
sont  inutiles.  Cependant  on  leur  abandonne 


207 


ordiDairement  une  mosquée,  et  à  Alger 
elle  est  place'e  hors  de  la  ville  ;  elles  y  vont 
prier,  couvertes  de  voiles  impénétrables,  et 
encore  peu  de  femmes  les  fréquentent-elles 
parce  qu'elles  ne  prient  que  dans  les  grandes 
afflictions  de  la  vie,  et  que  Texistence  ordi- 
naire des  femmes  et  leur  indolence  natu- 
relle les  en  préservent  presque  toujours. 

Les  Musulmans  d'Alger  ont  peu  d'instruc- 
tion ;  mais  ils  sont  exacts  dans  l'exécution 
des  devoirs  de  leur  religion.  Leur  croyance 
est  simple,  mais  elle  est  vive.  L'adoration 
de  Dieu  est  chez  eux  portée  au  plus  haut 
degré  ;  toutes  leurs  actions  se  rapportent  à 
lui,  et  ils  invoquent  sans  cesse  son  nom 
dans  les  choses  les  plus  sérieuses,  comme 
dans  les  affaires  les  plus  simples. 

La  vénération  profonde  qu'ils  ont  pour 
Mahomet  vient  surtout  de  ce  qu'il  leur  a  fait 
connaître  le  culte  du  vrai  Dieu.  Us  sont 
charitables  et  indulgents  pour  les  fautes 
d'autrui,  et  exécutent  à  la  lettre  le  précepte 
qui  leur  prescrit  de  donner  aux  pauvres  le 
dixième  de  leur  revenu.  Ici,  tout  le  monde 
croit  à  sa  religion,  et  si  quelque  Musulman, 
par  suite  de  ces  restrictions  mentales  si 
communes  en  Orient,  en  fausse  quelques 
principes  de  peu  d'importance,  tous  ont  la 
foi  et  une  foi  vive  en  Dieu.  Aussi  étaient-ils 
étonnés  et  scandalisés  de  voir  l'indifférence 
de  tant  d'Européens  pour  leur  religion, 
qu'ils  proclament  la  meilleure  et  dont  ils 
négligent  si  hautement  les  devoirs.  Ils 
ne  manquaient  pas  de  dire  que  nous  ne 
croyions  pas  nous-mêmes  à  l'excellence  du 
christianisme,  puisque  nous  n'en  suivions 
pas  les  préceptes  les  plus  simples. 

Pendant  que  je  suis  sur  ce  chapitre,  il 
faut  que  je  vous  dise  un  mot  de  leur  fête 
principale,  qui  est  le  Baïram,  ou  la  Pâque  : 
cette  solennité  est  précédée  comme  chez 
nous  de  quarante  jours  de  jeûne;  mais  ils 
observent  ce  jeûne  bien  plus  rigoureuse- 
ment que  nous  ne  pouvons  le  faire  :  c'est 
ce  qu'ils  appellent  le  Rhamadart.  Depuis  mi- 
nuit jusqu'au  coucher  du  soleil,  non-seule- 


ment ils  ne  prennent  aucune  espèce  de 
nourriture ,  mais  encore  ils  n'humectent 
même  point  leurs  lèvres  d'une  goutte  d'eau, 
et  s'abstiennent  sévèrement  de  fumer,  ce 
qui  est  la  plus  grande  privation  qu'ils  puis- 
sent s'imposer.  Aussi,  lorsque  le  coucher 
du  soleil  approche,  les  hommes  ont -ils 
leurs  pipes  chargées  et  préparées,  et  aussitôt 
que  le  canon  annonce  que  le  jeûne  peut 
être  rompu  ,  le  premier  mouvement  est  d'y 
mettre  le  feu.  Lorsque  la  faim  et  la  soif  sont 
satisfaites,  ils  se  rendent  dans  les  mosquées 
et  passent  en  prière  le  reste  de  la  soirée, 
jusqu'à  minuit.  Et  ce  n'est  pas  seulement 
quelques  personnes  plus  pieuses  que  les  au- 
tres qui  remplissent  ces  devoirs,  c'est  tout 
le  monde,  sans  exception,  depuis  le  plus  ri- 
che jusqu'au  plus  pauvre,  depuis  le  vieil- 
lard jusqu'à  l'enfant  au-dessus  de  huit  ans, 

A  l'expiration  de  ce  carême  rigoureux,  le 
Baïram  est  annoncé  par  une  salve  de  cent 
coups  de  canon  dans  les  villes  qui  en  pos- 
sèdent, et  par  des  coups  de  fusil  ou  des  boîtes 
dans  les  tribus  et  les  petites  villes.  Le  pre- 
mier jour  on  mange  l'agneau  pascal,  et  pen- 
dant plusieurs  jours  on  se  livre  à  toutes 
sortes  de  réjouissances  tant  au  dedans  qu'au 
dehors  de  la  ville,  où  il  se  tenait  autrefois  à 
cette  époque  une  espèce  de  foire. 

Dans  les  villes,  les  boutiques  sont  ornées 
de  fleurs,  et  les  enfants,  vêtus  de  leurs  ha- 
bits de  fêle,  parcourent  les  rues  tenant  à  la 
main  une  espèce  de  vase  en  cuivre  argenté 
ou  en  argent,  au  col  long  et  étroit  avec  le- 
quel ils  aspergent  les  passants  d'eau  parfu- 
mée avec  de  l'essence  de  rose  ou  de  jas- 
min. Les  Européens  ne  sont  pas  exempts  de 
cette  espèce  d'ablution,  qui  est  ordinaire- 
ment récompensée  par  le  don  d'une  pièce 
de  monnaie. 

Les  démarches  faites  par  mon  père  pour 
obtenir  un  local  siiflisant  pour  recevoir  un 
grand  hôpital  militaire  ayant  été  sans  résul- 
tat, en  raison  de  l'exiguïté  des  construc- 
tions mises  à  sa  disposition,  le  duc  de 
Rovigo  l'invita  à  aller  visiter  un  vaste  em- 


208 


placement  situé  hors  de  la  porte  de  Babe- 
loned,  qu'on  appelait  le  Jardin  du  Dey,  et 
sur  lequel  existaient  déjà  des  constructions 
importantes.  Ce  jardin,  qui  était  la  maison 
de  plaisance  du  dey  ou  plutôt  de  ses  fem- 
mes, car  lui  personnellement  n'y  était  venu 
qu'une  ou  deux  fois  de  nuit,  avait  été  assi- 
gné pour  servir  de  maison  de  campagne  au 
gouverneur  général,  et  on  avait  déjà  com- 
mencé quelques  travaux  d'appropriation. 
Mais  le  duc  de  Rovigo,  mû  par  un  généreux 
sentimentd'humanité,  sacrifia  son  agrément 
particulier  au  bien-être  de  la  troupe,  et  il 
en  fil  l'abandon  pour  la  formation  d'un  1res 
bel  établissement  qui  s'appelle  maintenant 
J'Hôpilal  du  Dey. 

Nous  le  visitâmes  avant  qu'il  ne  reçût  cette 
destination,  et  l'aspect  qu'il  avait  alors  a 
disparu  si  vite  qu'il  vous  sera  sans  doute 
agréable  d'en  avoir  une  description,  que  je 
vais  vous  donner  aussi  exacte  que  mes  sou- 
venirs me  le  permettront. 

L'entrée  de  cet  immense  jardin  était  pra- 
tiquée au  milieu  d'un  bàlmieut  servant  de 
logement  aux  gardiens,  et  dans  un  ren- 
foncement formé  par  deux  espèces  de  pa- 
villons, garnis  de  fenêtres  grillées,  au  tra- 
vers desquelles  on  pouvait  défendre  l'en- 
trée contre  tout  assaillant*,  immédiatement 
après  l'entrée ,  le  bâtiment  se  développait 
à  droite  et  à  gauche  et  contenait  d'un  côté 
de  vastes  écuries,  où  étaient  entretenues 
une  trentaine  de  mules  destinées  au  service 
des  femmes  de  la  maison  du  dey,  et  de  l'au- 
tre une  basse-cour  complète  avec  laiterie  et 
autres  accessoires  pour  les  besoins  de  la 
table  du  dey  et  de  sa  maison.  Une  de  ces 
ailes  était  terminée  par  un  moulin  mû 
par  un  cours  d'eau  descendant  du  Boudja- 
réab,  au  pied  duquel  était  placé  le  jardin. 
Ce  moulin  était  également  employé  pour  le 
service  du  dey. 

On  se  dirigeait  vers  le  bâtiment  princi- 
))al,  placé  au  centre  àpeu  près  du  jardin,  par 
une  longue  avenue  d'orangers  plantés  entre 
deux  hautes  murailles.  Ce  bâtiment  servait 


de  logement  à  la  famille  du  dey  qui  y  passait 
quelquefois  plusieurs  jours,  il  ressemblait  à 
toutes  les  maisons  de  la  ville,  c'est-à-dire 
qu'il  consistait  en  une  construction  régu- 
lière autour  d'une  cour  carrée,  et  qu'il  avait 
deux  étages,  y  compris  le  rez-de-chaussée, 
élevé  sur  des  voûtes  comme  dans  toutes  les 
maisons  d'Alger.  Au  milieu  de  la  cour.'était 
une  très  belle  vasque  en  marbre  blanc,  avec 
jet  d'eau.  La  seule  différence  qui  se  remar- 
quait entre  cette  maison  et  celles  de  la  ville, 
c'est  qu'il  existait  un  ordre  régulier  de  fe- 
nêtres à  l'extérieur  comme  dans  tous  les 
bâtiments  entourés  de  vastes  jardins  qui  en 
défendent  l'approche.  Parallèlement  à  l'un 
des  côtés  de  ce  bâtiment  principal  était  une 
autre  construction  plus  basse  et  beaucoup 
plus  modeste,  dans  laquelle  se  trouvaient 
les  cuisines  et  les  logements  des  esclaves. 
Une  grande  salle  basse,  fort  ornée  de  sculp- 
tures en  marbre  blanc,  et  qui  donnait  sur 
cette  cour,  paraissait  avoir  servi  de  salle 
de  réunion.  C'est  là  où,  dans  la  nouvelle 
destination ,  on  a  placé  la  pharmacie  de 
l'hôpital,  et  nulle  autre,  en  France  même, 
n'est  établie  d'une  manière  plus  élégante. 

En  sortant  du  corps  de  logis  pour  en- 
trer dans  les  jardins,  ou  trouvait  deux  ter- 
rains considérables  s'étendant  en  retour 
vers  la  porte  d'entrée.  Celui  de  gauche  était 
entièrement  planté  d'orangers, de  citronniers 
et  d'arbustes  rares  entremêlés  de  fleurs; 
celui  de  droite  était  divisé  en  grandes  plates- 
bandes,  contenant  une  immensité  de  tubé- 
reuses, de  jacinthes  et  d'autres  plantes  odo- 
rantes, toutes  séparées  entre  elles  par  des 
haies  de  jasmin  d'Espagne,  et  dont  les  fleurs 
servaient  à  faire  ces  essences  diverses  dont 
les  femmes  Maures  font  un  si  grand  usage, 
et  qui  se  confectionnent  habituellement 
dans  l'intérieur  des  familles. 

Une  allée  de  rosiers  très  touffus  condui- 
sait à  un  autre  bâtiment  de  forme  carrée, 
très  peu  élevé  et  entouré  de  treillages  gar- 
nis de  fleurs  grimpantes,  et  principalement 
degrenadilles,  dites  fleurs  de  la  passion.  On 


209 


montait  dans  l'intérieur  de  ce  bâtiment  par 
un  péristyle  élevé  de  plusieurs  marches,  et 
on  y  trouvait  nn  immense  bassin  carré  de 
sept  à  huit  pieds  de  profondeur ,  dans  le- 
quel étaient  des  poissons  rouges.  Ce  bassin, 
alimenté  par  quatre  jets  d'eau  très  histo- 
riés, et  les  galeries  qui  l'entouraient,  étaient 
surmontés  d'un  grillage  en  fil  de  fer, 
parce  que  cet  emplacement  renfermait  une 
collection  d'oiseaux  rares.  Sur  les  galeries 
s'ouvraient  une  douzaine  de  petites  pièces 
ou  de  cabinets  où  les  femmes  de  la  maison 
du  dey  venaient  prendre  le  frais. 

Une  grande  tonnelle  garnie  de  vigne  en- 
tremêlée de  rosiers,  conduisait  à  un  dernier 
pavillon  entièrement  construit  en  marbre 
blanc  où  se  trouvait  la  salle  de  bain.  Un  tré- 
pied en  marbre  soutenait  une  vasque  de  la- 
quelle s'échappait  un  jet  d'eau  qui  retombait 
dans  un  bassin  inférieur.  Les  fourneaux  et 
les  réservoirs  à  vapeur  étaient  placés  au 
dehors  et  n'apparaissaient  point  dans  l'inté- 
rieur, qui  était  d'une  élégance  parfaite.  Ce 
joli  pavillon  s'élevait  au  milieu  d'une  fo- 
ret de  bananiers  dont  la  belle  verdure  et 
les  larges  feuilles  de  sept  à  huit  pieds  de 
long  ,  faisaient  ressortir  la  blancheur  du 
marbre. 

A  droite  et  à  gauche  s'étendaient  d'im- 
menses potagers  couverts  d'arbres  fruitiers 
et  de  légumes  de  toute  beauté,  pour  la  con- 
sommation de  la  maison  du  dey. 

Ce  jardin  était  en  outre  parsemé  de  kios- 
ques de  verdure,  de  tables  et  de  bancs  de 
marbre  et  d'une  inlinité  de  vases  contenant 
des  fleurs  rares. 

Je  vous  parle  de  ces  choses  en  détail,  ma 
chère  Ernestine,  parce  que  j'ai  l'espoir  que 
cette  description  vous  intéressera,  et  aussi 
parce  que  rien  de  ce  que  j'ai  vu  n'existe 
maintenant. 

Quelques  mois  après  que  le  génie  mi- 
litaire en  eut  pris  possession,  tout  ce  qui 
était  objet  d'agrément  avait  disparu  pour 
faire  place,  a  la  vérité,  à  des  constructions 
plus  utiles  ;  mais  j'ai  souvent  soupiré  en 
Tome  XI. 


voyant  la  Iritnsforniation  que  ces  lieux 
avaient  subie. 

Lorsque  les  femmes  formant  la  famille  du 
dey  voulaient  venir  à  ce  jardin,  on  faisait 
monter  à  la  Casbah  les  mules  dont  je  vous 
ai  parlé.  Chaque  mule  portait  sur  son  bât 
un  ample  coussin  carré,  sur  lequel  s'ac- 
croupissait, les  jambes  croisées,  la  femme 
qui  (levait  la  monter.  On  établissait  autour 
de  ce  coussin  un  encadrement  à  quatre  cô- 
tés, formé  de  châssis  recouverts  de  toile  de 
couleur,  el  ouvert  seulement  par  le  haut.  La 
femme  voilée,  et  couverte  de  vêtements 
épais,  se  rendait  ainsi  à  sa  destination,  es- 
cortée par  des  esclaves  et  précédée  par  des 
janissaires.  Une  fois  dans  la  maison  de  cam- 
pagne, où  nul  homme  ne  pénétrait  pendant 
qu'elles  y  séjournaient,  elles  étaient  entière- 
ment libres  de  leurs  actions  et  aussi  légère- 
ment vêtues  qu'elles  le  sont  ordinairement 
dans  leur  intérieur. 

Au  jour  fixé  par  mon  père,  les  Maures  qu'il 
avait  invités  à  dîner  arrivèrent  exactement 
à  l'heure;  mais,  par  suite  sans  doute  de 
leurs  usages,  qui  sont  si  éloignés  des  nô- 
tres, ils  amenaient  un  troisième  convive 
sur  lequel  nous  ne  comptions  pas.  C'était 
un  jeune  coulougli,  nom  que  l'on  donne, 
comme  vous  le  savez,  aux  fils  de  Turcs  et 
de  femmes  maures;  il  était  neveu  de  Corne 
Sta  et  du  propriétaire  de  la  maison  que  nous 
habitions.  C'était  un  fashionable  du  pays, 
âgé  de  18  à  19  ans,  d'une  figure  fort  agréa- 
ble, relevée  encore  par  l'élégance  de  son 
costume.  Ce  costume,  comme  celui  qui  le 
portait,  était  moitié  turc  et  moitié  maure. 

Nous  avions  hésité  si  nous  donnerions  à 
nos  convives  un  repas  à  peu  près  copié  sur 
leurs  usages,  mais  nous  pensâmes  qu'ils  ne 
venaient  pas  chez  nous  pour  mangerdu  cous- 
cous, et  nous  fîmes  préparer  un  dîner  ti 
l'européenne,  en  ayant  soin,  toutefois,  de 
faire  placer,  au  second  service,  beaucoup  de 
pâtisseries  et  de  sucreries,  dont  nous  les  sa- 
vions très  friands. 

Lorsque  nos  invités  entrèrent  dans  la  salie 
H 


210 


à  manger  et  qu'on  les  engagea  a  s  asseoir  a 
table,  ils  coiimiencèrent  par  examiner  tou- 
tes les  pièces  du  service  en  les  prenant  l'une 
après  l'autre  à  la  main  et  ils  semblèrent  as- 
sez embarrassés  pour  s'asseoir  sur  des  chai- 
ses. Lorsqu'ils  furent  placés  ils  regardèrent 
attentivement  leurs  couverts.  Les  Maures 
et  les  Araues  ne  connaissent  point  l'usage  de 
la  fourchette;  ils  n'ont  puur  couteaux  que 
de  petits  yatagans-poignards,  qu'ils  portent 
à  la  ceinture  et  dont  ils  se  servent  rarement 
à  table  parce  qu'ordinairement  les  vian- 
des y  sont  servies  toutes  découpées,  et  (juant 
aux  cuillers,  ils  ne  s'en  servent  guère  que 
pour  manger  les  crèmes,  dont  ils  sont  très 
gourmands,  et  encore,  le  plus  souvent,  ils 
les  enlèvent  de  dessus  leur  assielle  avec 
les  pâtisseries,  qui  sont  toujours  en  grande 
abondance  sur  la  table  des  riches  Maures. 

On  leur  servit  du  potage  au  riz,  qu'ils 
mangèrent  tranquillement  en  regardant 
comment  nous  nous  y  prenions.  Ou  lit  pas- 
ser ensuite  devant  eux  une  assiette  de  bœuf 
bouilli,  coupé  par  tranches,  mais  après  l'a- 
voir bien  examiné  et  avoir  discuté  quelque 
temps  eu  arabe,  ils  le  laissèrent  sur  cette 
assiette  sans  y  toucher.  Ils  ne  goûtèrent 
du  premier  service  qu'à  une  volaille  au  riz, 
parce  que  c'est  un  plat  qu'ils  mangent  com- 
munément. On  leur  avait  offert  un  verre  de 
vin  de  Madère  après  le  potage;  ils  l'avaient 
bu  sans  objection,  mais  lorsqu'on  voulut 
leur  servir  du  vin  rouge,  notre  conlougli 
refusa  et  fit  signe  aux  autres  de  s'abstenir. 
Corne  Sta  parut  assez  contrarié,  et  nous 
nous  aperçûmes  depuis,  qu'il  avait  cédé  à 
une  conviction  qu'il  ne  partageait  pas  ;  car, 
à  d'autres  repas  qu'il  accepta  seul  à  la  mai- 
son, il  but  autant  qu'on  le  voulut. 

Au  second  service,  nos  convives  mangè- 
rent beaucoup  d'une  bonite  cuite  au  bleu,  et 
se  jetèrent  principalement  sur  la  crème  et 
les  sucreries,  qu'ils  prenaient  sans  attendre 
qu'on  les  leur  offrît. 

Apiès  le  dîner,  nous  rentrâmes  au  salon, 
où  ces  messieurs  s'étalèrent  sans  facoa  sur 


les  divans,  sans  doute  pour  se  dédommager 
de  la  contrainte  qu'ils  avaient  éprouvée  en 
restant  aussi  longtemps  assis  sur  des  chaises . 

Nous  servîmes  nous-mêmes  le  café,  qu'ils 
acceptèrent  sans  se  déranger.  Quand  le  jeune 
coulougli  eut  pris  le  sien,  il  me  lit  signe  de 
venir  chercher  sa  tasse,  qu'il  me  tendit  avec 
une  certaine  majesté,  et  j'ai  su  depuis  que 
c'était  une  faveur  qu'il  avait  entendu  me 
faire  et  une  marque  d'attention  particulière 
à  laquelle  j'ai  été  fort  peu  sensible. 

Ce  jeune  homme,  qui  paraissait  bien  per- 
suadé de  sa  supériorité  sur  tout  ce  qui  l'en- 
tourait, ne  dit  pas  un  mot  en  langue  fran- 
que,  qui  était  notre  seul  moyen  de  commu- 
quer  nos  pensées,  et  presque  aussitôt  après 
le  café,  il  partit  en  laissant  ses  compagnons, 
qui  ne  parurent  pas  fâchés  de  se  dédom- 
mager de  la  privation  du  vin  en  acceptant 
force  liqueurs  de  toutes  espèces. 

Au  moment  de  se  retirer,  le  plus  âgé  des 
deux  prit  les  mains  de  mon  père  dans  les 
siennes  et  lui  dit  d'un  ton  très  solennel  : 
•  J'ai  mangé  de  ton  pain  et  de  ton  sel:  nous 
«  sommes  amis,  et  tu  peux,  quand  tu  vou- 
«  dras,  toi  et  ta  famille,  venir  aussi  manger 
'  mon  pain  et  mon  sel,  vous  serez  toujours 
«  les  bienvenus.  »  Puis,  s'adressaut  particu- 
lièrement à  nous,  il  nous  invita,  trois  jours 
après,  à  la  noce  d'une  de  ses  filles,  en  témoi- 
gnant à  mon  père  ses  regrets  de  ne  pouvoir 
le  recevoir  dans  sa  maison. 

Nous  n'eûmes  garde  de  refuser  une  sem- 
blable invitation  qui  comblait  tous  nos  vœux 
en  atms  donnant  les  moyens  de  satisfaire 
la  curiosité  que  nous  ressentions  vivement 
de  connaître  l'iniérieur  d'une  famille  maure. 

Le  mariage  devait  avoir  lieu  à  midi  pré- 
cis. Nous  nous  rendîmes  chez  notre  Maure 
à  onze  heures;  notre  vieux  ami  Corne  Sta 
nous  introduisit  au  milieu  de  sa  famille.  11 
nous  avait  probablement  annoncées  d'une 
manière  favorable,  car  nous  fûmes  accueil- 
lies par  des  cris  de  joie. 

Il  y  avaiit  dans  la  maison  une  quinzaine 
de  femmes  toutes  très  légèrement  vêtues  et 


211 


(l'une  manière  à  peu  près  uniforme,  à  l'ex- 
ception d'une  personne  d'un  certain  âge, 
qui  portait  ie  sarmah  surmonté  d'un  très 
beau  voile  et  qui  occupait  un  divan  dans  le 
fond  de  l'appartement. 

Nous  fûmes  entourées  immédiatement  de 
toutes  ces  femmes,  dont  la  curiosité  devenait 
fort  embarrassante  pour  nous.  Au  bout  de 
quelcjues  minutes  les  plus  jeunes  s'étaient 
emparées  de  nos  châles  et  de  nos  chapeaux, 
dont  elles  s'affublaientassez grotesquement. 
Nous  commençâmes  alors  la  conversation  en 
faisant  demander  par  Hamer,  notre  inter- 
prèle, où  était  la  mariée.  On  nous  répondit 
qu'elle  s'occupait  de  sa  toilette  et  que  nous 
la  verrions  bientôt  dans  la  salle  où  se  ferait 
la  cérémonie.  Peu  de  temps  après  on  vint 
annoncer  que  le  cadi  arrivait  dans  la  maison. 
Nous  nous  aperçûmes  alors  que  les  femmes 
tenaient  entre  elles  une  espèce  de  couseil 
dont  le  résultat  nous  fut  communiqué  par 
notre  interprète.  On  n'osait  pas  nous  faire 
paraître,  en  présence  du  cadi,  vêtues  de  nos 
habits  européens,  et  on  nous  invitait  à  nous 
habiller  à  la  mauresque.  Cette  proposition, 
à  laquelle  nous  ne  nous  attendions  pas,  com- 
mença par  nous  épouvanter;  cependant, 
après  y  avoir  réfléchi,  nous  consentîmes  à 
ce  travestissement.  Nous  eûmes  toutes  les 
dames  de  la  maison  pour  femmes  de  cham- 
bre ;  en  un  instant  la  transformation  fut 
complète.  Chaque  pièce  de  notre  toilette 
française  était  l'objet  de  commentaires  sans 
lin,  et  nous  vîmes  bien  que  les  plus  jeunes 
mouraient  d'envie  de  les  essayer,  ce  qu'el- 
les remirent  cependant  après  la  cérémonie. 
A  un  certain  signe  du  maître,  nous  fûmes 
introduites,  toutes  avec  un  léger  voile  sur 
la  tcte,  à  l'exception  des  esclaves,  qui  n'en 
portaient  pas,  dans  une  des  grandes  pièces 
de  la  maison,  et  placées  à  l'une  des  extré- 
mités. En  face  de  nous  s'élevait  une  estrade 
recouverte  d'un  riche  tapis,  et  sur  un  large 
coussin,  se  tenait  accroupie,  à  l'orientale,  la 
jeune  fiancée,  entièrement  cachée  sous  d'é- 
pais voiles  blancs.  En  avant  de  l'estrade,  et 


à  quelqne  distance,  était  une  énorme  bougie 
en  cire  verte,  que  l'on  alluma.  La  future 
épouse  ne  faisait  aucun  mouvement.  Après 
un  quart  d'heure  d'attente,  nous  fûmes  tout 
à  coup  étourdies  par  des  cris  et  des  lamen- 
tations qui  furent  répétés  par  les  femmes 
qui  nous  entouraient.  Ces  pleurs  factices, 
pour  lesquels  on  loue  des  femmes  à  la  jour- 
née, annonçaient  l'arrivée  de  l'époux  et  té- 
moignaient du  chagrin  que  causait  le  départ 
de  la  jeune  femme,  qui  devait  suivre  son 
mari  le  soir  même. 

A  ce  signal,  le  cadi  fut  introduit  dans  l'ap- 
partement, et  on  apporta  devant  lui  tout  ce 
qu'il  fallait  pour  écrire.  Lorsqu'il  fut  en  place, 
on  fit  entrer  le  futur.  C'était  un  beau  jeune 
homme.  Il  était  vêtu  avec  élégance,  mais  pa- 
raissait assez  embarrassé  de  sa  contenance. 
A  son  aspect,  toutes  les  femmes  de  la  mai- 
son chuchotèrent  longtemps  ensemble  5  la 
future  épouse  ne  bougea  pas,  et  je  ne  sais  si 
elle  avait  pu  l'apercevoir  à  travers  les  voiles 
épais  qui  la  couvraient. 

Le  cadi  demanda  le  nom  des  époux,  et 
après  les  avoir  enregistrés,  il  se  fit  indiquer 
en  quoi  consistait  la  dot  oQèrte  parle  futur. 
Le  jeune  homme  fit  apporter  une  grande 
corbeille,  de  laquelle  il  tira  d'abord  un  sac 
qui  paraissaitcontenir  une  forte  somme  d'ar- 
gent, puis  successivement  des  bijoux  de 
plusieurs  espèces  et  qui  semblaient  fort  ri- 
ches. Ces  objets  furent  déposés  l'un  après 
l'autre  sur  un  coussin,  devant  la  fiancée.  Il 
présenta  de  plus,  au  cadi,  un  acte  par  lequel 
il  apportait  en  mariage  des  propriétés  et  des 
troupeaux.  A  son  tour,  le  père  de  la  mariée 
fit  apporter  les  cadeaux  qu'il  destinait  à  sa 
fille,  et  qui  consistaient  en  pièces  de  belles 
étolTes  de  brocard  et  autres,  en  châles  et 
écharpes  de  cachemire,  en  babouches  bro- 
dées en  or,  en  flacons  d'essences  renfermés 
dans  des  étuis  de  velours  richement  brodés, 
et  il  remit  également  au  cadi  un  contrat  des 
propriétés  qu'il  cédait  à  sa  tille. 

Lorsque  tout  fut  enregistré,  le  cadi  se  leva 
et  prononça  la  formule  du  mariage.  Ce  fut 


212 


le  signal  d'une  nouvelle  explosion  de  cris 
et  de  gémissements  de  la  part  des  femmes. 
Le  père  de  laraarie'e  fit  servir  trois  tasses  de 
café,  l'une  fut  offerte  au  cadi,  l'autre  à  l'é- 
poux, et  la  troisième  lui  était  réservée.  Après 
que  le  cadi  eut  pris  son  café  et  fait  pro- 
mettre à  l'époux  qu'il  ne  prendrait  pas  d'au- 
tres femmes,  promesse  que  tous  les  maris 
font,  mais  que  la  loi  religieuse  leur  permet 
de  transgresser,  il  se  retira,  emportant  une 
pipe  qui  lui  avait  été  offerte. 

C'était  là  le  moment  critique  ;  le  père  de  la 
mariée  permit  au  jeune  homme  d'aller  son- 


lever  le  voile  qui  couvrait  la  jeune  fille  qu'îï 
venait  de  prendre  pour  épouse  et  qu'il  n'a- 
vait jamais  vue.  Tous  les  yeux  des  personnes 
delà  famille  se  portèrent  alors  avec  anxiété 
sur  lui.  Il  s'avança  d'un  air  assez  gauche,  leva 
le  voile  d'une  main  tremblante  et  fit  une  pe- 
tite grimace  qui  annonça  qu'il  était  un  peu 
désappointé;  cependant  il  fit  bonne  conte- 
nance et  annonça  qu'il  reviendrait  le  soir 
avec  sa  famille  pour  réclamer  son  épouse  et 
la  conduire  dans  sa  maison. 

Pauline  Hf,r>ient. 
(  La  suite  à  un  prochain  numéro.) 


VITTORIA  COLONNA. 


Une  seule  chose  est  nécessaire...  Nous  en 
convenons  tous  :  c'est  de  savoir  procurer 
un  éternel  bonheur  k  notre  âme  immor- 
telle. Bien  d'accord  sur  ce  point,  nous  pour- 
ronsajouter  que  si  une  seule  chose  est  néces- 
saire ,  il  en  est  beaucoup  de  très  utiles. 

D'après  une  justice  providentielle,  tous 
les  humains  ayant  été  créés  pour  le  même 
but,  et  devant  y  aspirer,  la  science  qui  les 
y  conduit  s'acquiert  avec  une  facilité  singu- 
lière, si  nous  considérons  ceux  qui  l'ont 
possédée.  Les  rangs  sont  étrangement  con- 
fondus dans  les  saintes  légendes,  et  les  sa- 
vants y  marchent  côte  a  côte  avec  les  illé- 
trés  ,  ainsi  que  le  font  les  empereurs  et  les 
patres ,  égalité  dont  les  premiers  ne  se- 
raient pas  les  moins  choqués  si  des  lumières 
très  nouvelles  n'arrivaient  alors  rectifier 
leur  jugement...  Ce  qui  est  nécessaire  doit 
donc  passer  avant  tout,  comme  nécessaire 
d'abord,  comme  facile  ensuite;  mais  ce  qui 
n'est  qu'utile  a  bien  son  prix,  et  quand  les 
gens  ont  acquis  la  science  de  vivre  dans 
l'autre  monde,  il  est  bien  permis  de  leur 
souhaiter  celle  de  vivre  dans  celui-ci,  et 
tout  d'abord  nous  désirerons  des  connais- 
.sances  historiques  à  un  grand  nombre  de 
ces  personnes  qui  font  retentir  dans  la  so- 


ciété les  deux  trompettes  du  siècle.  Trom- 
pette   triomphante    célébrant   les   gloires 
nouvelles,  depuis  le  vers  à  césure  occulte 
jusqu'au  ballon  dirigé  par  la  vapeur  ;  trom- 
pette gémissante  regrettant  le  coche  sans 
ressort,  les  ornières  des  routes,  la  haute 
cheminée  fumante,  les  virelais  à  flon-flon, 
à  tontaine;  enfin,  trompette  couronnée  de 
laurier  ou  chargée  de  crêpe  ;  mais  toujours 
assourdissante,  comme  doitêtre  tout  instru- 
ment destiné  à  étouffer  les  sons  qu'il  ne 
produit  point.  Nul  doute  que  chaque  siècle 
n'ait  eu  ses  panégyristes  et  ses  détracteurs; 
mais   nul  doute  aussi  que  ce  choc  n'ait 
laissé  entendre  quelque  voix  humble  quoi- 
que exercée,  murmurant  l'éloge  et  la  cri- 
tique du  passé,  tandis  que  l'expérience  du 
présent  lui  dictait,  pour  les  temps  à  venir, 
des  paroles  de  crainte  et  d'espérance. . . 
C'est  donc  tout  simplement  à  la  vanité  et  à 
l'ignorance  que  l'on  doit  ces  décisiuns  si 
aigres,  si  intolérantes,  si  sottes,  qui  clas- 
sent les  hommes  selon  les  temps  et  les 
lieux,   sans  connaissances,  sans  examen, 
sans  retour,  ainsi  que  l'on  procède  ordi- 
nairement quand  on  a  tort. 

Il  ne  serait  pas  très  difficile  de  prouver 
que  l'Italie  et  le  quinzième  siècle  auraient  à 


213 


reclamer  contre  plus  d'une  injustice,  si  la 
reine  de  l'Europe  et  le  père  de  l'imprimerie 
pouvaient  se  soucier  des  clameurs  de  quel- 
ques romanciers  et  de  quelques  dramatur- 
ges. . .  mais  l'histoire  de  Vittoria  Colonna 
ne  répond-elle  pas  à  tout? 

La  famille  Colonna,  dont  l'origine  se 
perd  dans  la  nuit  des  temps  héroïques,  s'il 
faut  en  croire  ses  historiens  peu  aisés  à  ré- 
futer, posséda  toujours  en  Italie  les  plus 
hautes  dignités.  Principautés,  duchés,  com- 
tés, marquisats,  ne  relevant  que  de  Dieu, 
lui  appartenaient  déjà  quand  elle  fournis- 
sait à  Naples  des  vice  -rois,  et  à  Rome  des 
papes. 

Fabrice  Colonna,  nommé  par  Ferdinand- 
le-Catholique,  roi  d'Aragon,  grand  -  conné- 
table du  royaume  de  Naples,  avait  épousé 
une  fille  du  duc  d'Urbin,  Anne  de  Monte- 
feltro,  qui  le  rendit  d'abord  père  de  cinq 
garçons  :  une  seule  fille  vint  ensuite,  et 
toute  sa  famille  sembla  ne  vivre  que  pour 
Viltoria  ,  qui  se  fit  remarquer  dès  son  en- 
fance par  une  gravité  d'autant  plus  surpre- 
nante que  la  naïveté,  et  les  charmes  de  son 
âge  n'en  étaient  point  altérés.  On  ne  sau- 
rait croire  cependant  que  cette  singularité 
eût  influencé  en  aucune  sorte  la  détermi- 
tion  de  ses  parents,  lorsqu'ils  la  fiancèrent 
après  sa  quatrième  année,  à  Ferdinand- 
François  d'Avalos,  marquis  de  Pescaire, 
plus  âgé  que  sa  future  d'un  an  seulement. 
L'usage  autorisait  alors  ces  unions,  qui  nous 
semblent  ridicules  et  monstrueuses,  et  que 
nous  ne  manquerions  pas  aujourd'hui  d'ac- 
cuser de  beaucoup  de  maux,  bien  que  l'on 
ne  soit  pas  encore  arrivé  à  déterminer  avec 
certitude  quels  antécédents  peuvent  ras- 
surer deux  époux  sur  la  félicité  qu'ils  se 
procureront  mutuellement.  Engager  sa  foi 
presque  en  naissant,  sur  la  parole  de  ses 
parents,  ou  s'épouser  après  quinze  jours 
de  connaissance,  d'après  le  cautionnement 
d'un  notaire,  peuvent  paraître  deux  chances 
également  hasardeuses  :  c'était  la  première 
que  l'on  courait  eu  lili,  et  les  petits  liau- 


cés  Napolitains  s'en  réjouirent  lorsque  Vit- 
toria, ayant  atteint  sa  dix-septième  année, 
vit  solliciter  sa  main  par  les  ducs  de  Savoie 
et  de  Bragance,  qui  n'auraient  pas  reculé 
devant  la  violence  pour  l'obtenir,  si  le  pape, 
appelé  ii  décider  de  la  sainteté  du  lien  qui 
avait  uni  les  deux  enfants,  ne  l'eiit  déclaré 
indissoluble,  quand  il  eut  connu  leur  atta- 
chement réciproque. 

Tous  les  dons  de  la  nature  ornaient  ces 
jeunes  époux,  et  des  soins  assidus,  une  édu- 
cation aussi  religieuse  que  scientifique  et 
littéraire  les  avaient  rendus  dignes  de  s'ap- 
précier mutuellement. 

Les  contemporains  de  Vittoria  ont  sou- 
vent tracé  son  portrait,  et  ses  cheveux 
épais,  noirs,  brillants,  ondulés,  dont  les 
tresses  faisaient  ressortir  la  blancheur  du 
front  et  des  épaules;  ses  yeux  scintillants, 
le  charme  de  son  sourire  laissant  entrevoir 
des  dents  parfaites  ;  la  sérénité,  la  noblesse 
de  son  maintien,  sa  démarche  aérienne,  la 
douceur  de  sa  voix  ont  été  célébrés  àl'envi. 
L'esprit  et  une  sensibilité  exquise  ani- 
maient cette  figure  dont  aucune  mauvaise 
passion  n'altérait  les  formes,  et  qui  sem- 
blait créée  pour  n'exprimer  que  des  affec- 
tions pures  et  légitimes. 

Quoique  de  la  naissance  la  plus  illustre, 
quoique  possédant  une  fortune  considéra- 
ble, la  marquise  de  Pescaire  ne  se  crut  ja- 
mais obligé  de  sacrifier  au  luxe  des  fèies  et 
aux  somptuosités  frivoles  qui  ruinent  tous 
les  jours  tant  de  familles,  sans  laisser  un 
souvenir  à  la  postérité,  une  découverte  à  la 
science,  un  nom  aux  arts,  un  secours  à  la 
pauvreté.  Vittoria,  dans  la  connaissance  ap- 
profondie de  la  langue  latine,  avait  puisé  le 
goût  de  l'érudition,  des  recherches  histori- 
ques, de  l'éloquence  et  de  la  haute  poésie. 
L'élégance  et  la  grâce  lui  étaient  naturelles  , 
soit  qu'elle  écrivît,  soit  qu'elle  parlât;  mais 
le  choix  et  la  justesse  des  pensées ,  mais  la 
correction  du  style,  seront  toujours  le  fruit 
d'un  travail  assidu;  et  le  temps  que  les 
femmes  de  son  rang  donnaient  aux  plaiiirs, 


214 


Vittoria  le  consacrait  à  l'étude,  encouragée, 
applaudie  par  son  jeune  époux,  dont  nous 
avons  l'ait  l'éloge  en  disant  qu'il  méritait 
l'amour  que  ressentait  pour  lui  une  femme 
accomplie. 

L'imagination  la  plus  riante  atteindrait 
difficilement  à  la  réalité  si  on  voulait  se  re- 
présenter les  délices  qui  embellissaient 
l'exisfence  de  ce  couple  fortuné,  vivant  sous 
lecieldersap!es,au  milieude  jardins  que  les 
plus  frais  ombrages,Ies  eaux  les  pliislimpides 
l